Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

21.8.12

DE LA TOUR D'AIGUES À TREIGNAC

Sur la route à toute vitesse quelque part entre Montélimar et Avignon, le fronton d'une grande bâtisse arbore en très grosses lettres : "Le Sang du peuple". Il semble s'agir d'un négociant en vin. L'image passe vite, impossible de voir le détail de la marque tant les quatre mots marquent l'esprit. Le sang du peuple n'a que faire des grands crus, il coule si souvent - jeudi 16 août à Marikana, 34 mineurs grévistes tués par la Police - il ne saurait couler en vain.

La musique elle ne devrait jamais être jouée vainement ; elle peut quand elle le veut incarner une chance immense de tant d'œillades sur le monde. Les festivals de musique sont légions et enfilent de plus en plus machinalement leurs dizaines sur le grand chapelet d'un gigantesque parc d'attractions culturelles. La lutte des classes y est souvent flagrante (cachets entre 100€ et + 100 000€) ce qui ne choque pas grand monde, pas même les commentateurs ou les agents de redistribution des deniers publics. Plus l'endroit est grand, plus les stars sont chères (les places aussi) et plus le contact avec l'artiste se voit relayé par des intermédiaires sélectionnant visuellement l'action musicale sur des écrans géants si fait qu'en direct il n'y a plus de direct. Rien de mieux que d'être à la télévision pour avoir l'impression de bien/rien voir. La fin du présent, le triomphe du lointain, de la figuration. 

Il existe heureusement des exceptions, des tas d'exceptions, des échappées au "format", des veilleurs qui distillent, des tireurs à l'arc soulevant des vagues, des pieds de nez aux semonces de l'élimination de la mémoire, des visages qui aiment, des inventeurs de compagnonnage, des préférences d'amitiés, des lutteurs hardis, des casseurs de cadres, des danseuses et danseurs lucides, des permanents du souffle et de l'amour.

Deux exemples flagrants : Jazz à la Tour (organisé par l'Ajmi) à la Tour d'Aigues (Lubéron) et Kind of Belou à Treignac (Corrèze).

À la Tour d'Aigues (le 14 août), les murs d'un château Renaissance vandalisé (puis restauré) servent d'enceinte. Les fenêtres évidées font parler les fantômes. On pense à ces photographies poignantes de l'Hôtel de Ville brûlé par les Communards. De l'obscurité sort la flamme. Le trio Journal Intime occupe tout l'espace, au sol et aux fenêtres,  éconduit le temps divisé, ravive les sources vivantes quelle que soit l'époque, brouille le conflit des significations, il éclate comme un beau soulèvement.  Le trio de Bruno Angelini (avec Sébastien Texier et Christophe Marguet) se livre avec humilité et conviction profonde. On y entend le désir d'une poésie qui doit sauver le monde, notre vie ne tient qu'à un fil. La très belle fin du set dit doucement que le feu couve toujours. Cette fin est un commencement et toute la réalité de ce qui a été joué précédemment. Et puis Kartet (Guillaume Orti, Benoît Delbecq, Hubert Dupont et Stéphane Galland), groupe à la polyphonie des sens, qui dit l'être vivant, rassure les oiseaux, célèbre toutes formes de retrouvailles au détour d'une image insolite, ouvre toutes les possibilités d'agir par une sorte d'évidence bourrée de mystère d'où émerge, en un tout, la danse.

Le programme de cette distinguée soirée à Jazz à la Tour ressemble à ceux et celles qui organisent ce festival. Ils nous offrent, l'après concert le confirme, tant de sourires et de pas légers, de liberté et d'inattendu faits de traces assez claires : le temps plein et le présent du dialogue.

Le festival Kind of Belou à Treignac (le 17 août - un spectateur fait remarquer que c'est la date anniversaire de la sortie du disque de Miles Davis Kind of Blue) a invité, Salle des fêtes, le Jef Lee Johnson Band (avec Yohannes Tona et Patrick Dorcéant). Le groupe prend tout son temps sur cette terre de résistance, évolue lentement vers une forme de redéfinition des corps déployés jusqu'au bouleversement de l'être, un foisonnement de feu serti par la douceur âpre du blues.

Là aussi le programme ressemble aux organisateurs, à leur impressionnante énergie, leur sens du partage. Cette phrase de René Char, résistant et poète, leur va si bien :

" Dans nos ténèbres, il n´y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté." 



Merci à Pierre, Jean-Paul, Anne-Marie, Bernard, Aurore, Magali, Jean-Luc, Florence, Benoît, Sophie, Thierry, Isabelle et toutes les équipes de Jazz à la Tour et Kind of Belou qui nous ont tant offert.  

Photos : Z. Ulma et B. Zon



1 commentaire:

anne marie parein a dit…

pour info, en référence au "sang du peuple" : http://www.cavejamet.fr. Un provençal m'a parlé un jour du Chateauneuf du Pape comme "le sang de mon pays". référence chaude et douce qui ignore la violence, quoique... le vin chaleureux qui apporte la joie de vivre fait saigner avant d'être en bouteille... dans un département où se sentent bien racisme et autres saloperies, ce sont souvent les immigrés et autres déportés de plusieurs générations, qui se blessent dos, mains, yeux ... à produire le vin qui coule dans les verres de tous milieux sociaux. accroupis au milieu des ceps, où au bord des routes sur des mobylettes d'autres temps, on les voit à peine. Et que dire plus généralement de tous les producteurs qui peinent à vivre de leur travail, souvent une passion, toujours un labeur difficile. ce sont aussi pour eux tous, que l'ajmi invite les producteurs locaux sur leur festival Jazz à la tour. il n'y a pas de culture sans la considération d'un contexte global. l'un et l'autre sont mêlés. Vive le vin, vive la vie, vive le jazz. a.marie