Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

17.4.20

L'INTELLIGENCE MINISTÉRIELLE

France Inter, 8h15, le 16 avril 2020

Léa Salamé : "Frank Riester, vous aimez Proust ?"
Frank Riester : "Qui n'aime pas Proust ?"

Eh bien, voilà une réponse inspirée et fort originale à une question puissante, qui a pu rassurer tous celles et ceux qui craignaient que le ministre de la Culture n'ait pas d'autre culture que celle de l'emberlificotage dont il a donné ce matin là une virtuose démonstration. D'ailleurs voici au hasard, pour soulager ses conseillers en communication, une suggestion de réponses toutes prêtes pour ne pas être pris au dépourvu, on ne sait jamais :

"Frank Riester, vous aimez Bukowski ?"
"Qui n'aime pas Bukowski ?"

"Frank Riester, vous aimez Charlotte Moorman ?"
"Qui n'aime pas Charlotte Moorman ?"

"Frank Riester, vous aimez Frida Kahlo ?"
"Qui n'aime pas Frida Kahlo ?

"Frank Riester, vous aimez Kurt Vonnegut ?"
"Qui n'aime pas Kurt Vonnegut ?"

"Frank Riester, vous aimez MC5 ?"
"Qui n'aime pas MC5 ?"

"Frank Riester, vous aimez les Sex Pistols ?"
"Qui n'aime pas les Sex Pistols ?"

"Frank Riester, vous aimez Yma Sumac ?"
"Qui n'aime pas Yma Sumac ?"

"Frank Riester, vous aimez Henri Michaux ?"
"Qui n'aime pas Henri Michaux ?"

"Frank Riester, vous aimez Cecil Taylor ?"
"Qui n'aime pas Cecil Taylor ?"

etc. c'est pratique, ça marche avec tout et ça rend bien service.













16.4.20

LEE KONITZ, SAXOPHONISTE COOL,
ÉTAIT AUSSI UN ALLUMÉ


On sait bien l'importance historique de Lee Konitz, son association avec Lennie Tristano, celle fondatrice avec Gerry Mulligan et Warne Marsh dessinant un jazz cool avant sa lettre officielle, sa participation aux séances Birth of the Cool de Miles Davis, cette façon si personnelle pour cet altiste capital de s'affranchir de l'influence de Charlie Parker à l'inverse des contemporains du Bird dans les années 40 pour exercer ensuite une influence déterminante, mais jamais appuyée, sur tout un courant du jazz. On sait souvent moins son goût immodéré pour toutes sortes d'expérimentations qui commencent par "Intuition", son enregistrement avec Tristano, première séance d'improvisation libre en 1949 (10 ans avant le Free Jazz) et se poursuivent par un goût perpétuel du jeu sous toutes ses formes. Prompt à toutes les expériences - il tâtera avant l'heure du saxophone électrique -, il ne perdra jamais de vue ses fondations et fera des standards une sorte de boussole libératrice qu'il soit en compagnie de Charles Mingus ou de Derek Bailey, de Martial Solal ou d'Albert Mangesldorff, d'Elvin Jones ou d'Anthony Braxton, de Chick Corea ou de Karl Berger, de Bill Evans ou d'Han Bennink, de Paul Bley ou de Bill Connors, de Paul Motian ou de Steve Lacy, de Dave Brubeck ou d'Ornette Coleman. Ou bien un solo absolu comme disait André Francis (le sublime Lone Lee sur Steeple Chase, album de chevet de bien des altistes). On le verra même en 1989 à Banlieues Bleues jouer en duo avec un électrophone passant un enregistrement de Charlie Parker soulevant un mécontentement d'une partie du public déboussolée lors de ce qui était pourtant une véritable histoire du jazz.

Né le 13 octobre 1927, Lee Konitz nous a quitté le 15 avril 2020 laissant une impressionnante discographie de toutes les couleurs couvrant une carrière de plus de 70 ans.

Texte écrit pour le site Les Allumés du Jazz

10.4.20

TELÉPRIX QUI CROYAIT PRENDRE
Réponses aux questions posées
par les Allumés du Jazz

Les Allumés du Jazz ont demandé à leurs membres, maisons de disques et labels discographiques, de répondre à quelques questions sur la façon dont ils vivent l'actuel confinement, ce qu'ils prévoient aussi. Voici notre réponse. L'intégralité des réponses, croissante chaque jour, se trouve sur le site des Allumés du Jazz.

Il y a bien sûr l’effet de sidération, le choc immédiat si fort, presqu’irréel, que cela fait passer au deuxième plan ce qui pourrait être une catastrophe pour une maison de disques aussi fragile que la nôtre. Les difficultés s'accumulent déjà. Les difficultés économiques trop habituelles - usantes - d'une chaîne très longue vont être décuplées pour les sociétés sans possibilité de trésorerie conséquente (euphémisme) et vivant sans subventions, ce qui est notre cas.

Le coronavirus n’est pas responsable de la crise (est-ce le bon mot ?) qui sévit depuis belle lurette dans le milieu sérieusement décentré de la musique.

Ceci posé il est vrai qu’après deux années sans possibilité de nouveautés, nos sorties des 27 mars et 24 avril représentaient beaucoup pour nous (trop peut-être). On les sentait un peu propice à penser différemment nos espaces trop fermés, panser nos plaies trop ouvertes. C’était sans doute incomplet.

Il faut donc une nouvelle fois reporter, mais cette fois au diapason de tout le monde. D’une certaine façon, ça crée par force une sorte de côté collectif pour un milieu qui l’est très peu. C’est tout à fait extraordinaire.

Pour l'heure et de façon trop isolée, nous réfléchissons comment, sans moyens un soupçon importants, tenter de transformer quelque chose lors de cet arrêt brutal et inattendu, quelque chose qui était devenu de plus un plus inaudible dans la submersion générale mettant à bas l’expression musicale en la diluant constamment pour qu’elle perde ces contours. C’est ce qui est à l’œuvre sur les plateformes de streaming. Une des armes les plus puissantes du nouveau capitalisme au forfait illimité est la destruction du langage. On ne parle plus, on ne s’exprime plus, on « communique » et connexion et communication deviennent le même mot. La musique en tant que langage est sur la sellette. La musique de corps et d’esprit est remplacée par une gigantesque play list.

Le coronavirus est allé encore plus vite que la 5G.

Or le premier réflexe qu’on a vu se mettre en branle, c’est le recours à Internet comme solution multilatérale. Les propositions sont innombrables : « j’ai un micro, donc je m’enregistre, une petite caméra (un téléphone) donc je me filme et je diffuse, peu importe d’avoir quelque chose à dire, je participe à la grande play list mondiale ». On est passé de la sono mondiale à la branlette mondiale. Le langage posant les armes devant les moyens high tec de communication, l’outil n’est plus de service mais dicte le comportement : « j’ai une mitraillette donc je tue ». Il n’y aurait plus de musiciens, de penseurs, de poètes mais seulement des animateurs de ce grand club planétaire qui tue l’ennui lorsqu’on n’est pas au travail. « Tu as été désigné par Duchmol pour mettre une photo de toi quand tu étais jeune », « Tu as été choisi pour montrer une photo de l’endroit où tu travailles » etc. et la liste est longue de ces défis à l’intelligence. « Intelligence » entendue ici au sens d’espionnage, de renseignement policier.  

On a même des concerts en ligne au chapeau. Des téléconcerts au téléchapeau. Et l’on voit s’afficher déjà comme un phénomène normal le carton de présentation qui fait frémir : Concert sans public [1]. De là à en prendre l’habitude, l’instituer, il n’y a qu’un pas. On réservera plus encore, plus tard, les scènes à la grande consommation ponctuelle ou à l’élite, c’est selon. Les télétravailleurs de la télémusique feront le téléreste. Et l’on entend déjà, on voit déjà, sur les chaînes d’information, les chaînes de radio effectuer leur sélection des meilleurs moments de la musique confinée. Là où on voit telle star que l’on espérait s’être endormie pour longtemps grignoter avidement la bande passante, telle autre en train de soigner sa popularité en montrant son beau chez-soi, là tel musicien proposant pour la cinquième fois un rendez-vous en ligne sur Youtube, dépité que personne n’ait répondu à l’appel les quatre fois précédentes.

Y a-t-il tant d’urgence à ce neuf à tout prix (à pas de prix), ne savons nous plus être patient, réécouter, découvrir ce que nous avions mis de côté, avoir des oreilles neuves pour des œuvres chéries ou d’autres que l’on avait négligées par manque de temps ou même de tempo ?

Bien sûr à sa dimension aidante, simplement aidante, l’Internet a sa valeur, ses possibilités de découvertes, d’articles neufs et d’archives valables, mais nous n’en sommes plus à ce détail près au moment où l’on bascule dans la folie de la grande surveillance.

À notre infime niveau, nous avons choisi de ne rien faire immédiatement. Notre défiance vis-à-vis du streaming pour des raisons humaines, écologiques, politiques, économiques se trouve soudain incroyablement renforcée par cet ahurissant spectacle. Notre distributeur nous a gentiment proposé une sortie digitale séparée de nos deux petits albums (que nous aimons beaucoup et qui ont réuni des gens magnifiques). Nous l’avons refusée. Notre sentiment est qu’à la fin de ce qui ressemble à un de ces scénarios de science fiction dont on a oublié l’auteur, il nous faudra plutôt regagner un autre chemin, un chemin très simple des relations humaines, de l’intelligence non artificielle, nous reprendrons alors la simple réalisation de nos albums en essayant de les partager au mieux dans un ensemble que nous aimons qui est celui des relations. Notre but n’est pas d’avoir des centaines de millions de vues, de clicks pour être précis, sur un clip mis en ligne sur Youtube, mais de vivre un partage dans un espace vécu. L’album dit « physique » (et on pourrait se laisser aller à ce que cette appellation signifie) pour l’heure semble en être la meilleure incarnation, un objet artisanal réalisé avec amour, un objet qui choisi d’être une île plutôt qu’un canot de sauvetage. Nous sommes des êtres physiques. Les disquaires véritables comme les libraires véritables ne sont pas de simples vendeurs ou vendeuses, mais des relations indispensables, nous les aimons, comme ils aiment les musiciens ou musiciennes et ce qu’ils et elles ont à dire. L’histoire de la musique, de la littérature, passe par eux. Pour demain aussi.

Nous n’avons pas le pied marin digital assez sûr pour nous hasarder dans l’océan enchaîné de la bande passante qui pourrait nous faire trépasser. Il est de toutes les façons quasi impossible pour des productions de notre type d'émerger et pouvoir s’y faire entendre (les relevés de ventes ont les zéros devant la virgule), et ce sera pire encore. Alors nous préférons les îles à d’hypothétiques canots de sauvetage. Nous avons la conviction que la crise actuelle rebattra les cartes de quelque chose devenu totalement illisible et incompréhensible. On peut bien sûr tabler sur le fait que l'ensemble de la production musicale se retrouve aux mains des Gafam, il y a une logique à le penser d'autant que la tentation est déjà grande. On peut aussi penser qu'il y a lieu de redéfinir notre propre champ, d'en reprendre le contrôle, de tourner le dos aux offres des exploiteurs criminels, les combattre, de savoir à qui on s'adresse en cessant cette vertigineuse fuite en avant où le sol se dérobe. C'est cette deuxième option que nous voulons travailler avec le plus grand nombre de gens possible en abandonnant autant que faire se peut  l'ersatz et le faux semblant mis en lumière par cette crise sans précédent.

Photographie B. Zon


[1] Merci Dominique

5.4.20

TRÈS À LA DOUZAINE

Je gagne ma vie avec mon intelligence.” 
Sylvester Stallone 





4.4.20

GILETS JAUNES ACTE IV - PLEIN CŒUR
Impressions


Photographie : Hélène Collon

Chronique d'un souvenir du temps d'avant. C'était il y a quelques heures, quelques semaines, un milliard d'années et peut-être demain. L'impressionnisme apparut... l'étouffant académisme royal, la figuration défigurée de l'empire boursoufflé renversée par l'impression profonde : l'autre idée du détail, la clé du mouvement, sa mise en lumière.

C'était le 29 février de l'ère précédente, de l'air précédent, à l'Atelier du Plateau, de l'autre côté des Buttes-Chaumont dans le 19e arrondissement parisien, Nicolas Flesch lit, chante, écartèle, associe son récit d'impressions de la journée du 8 décembre 2018, Gilets Jaunes Acte IV - plein cœur. Et comme rien ne se fait jamais seul, il a invité ses amis Antonin-Trí Hoang (clarinettes, saxophone, clavier, chant), Ève Risser (piano, clavier, chant), Jeanne Susin (clavier, chant, claquettes),  Thibault Perriard (batterie, chant).

Nicolas Flesch raconte une journée au milieu d'hommes et de femmes de la vie. "Les faits rien que les faits" sont ici, bien loin des torsions comprimées de l'appareil médiatique, autant de clés du mouvement, de ses racines lointaines et historiques, de ses bourgeons immédiats et futurs, qui se mettent à penser si fort et l'inerte se met à bouger. L'évidence des solitudes d'un monde agonisant fait parler le chaos désirable pour sensation de la vie à l'état naissant : la poésie soudainement rendue disponible. Ce 8 décembre est un champ de tournesols qui déborde ses 24 heures et autant de frontières en avant et en arrière. Le mystère de la rue y revêt son effet de réalité. Ses fièvres de cheval. On y gagne des forces pour vaincre ce qui nous épouvante si cruellement. Un champ de gilets jaunes, couleur tellement cherchée ici et ailleurs*, pour habiter enfin ce qui nous habite, nous remettre en question, en jeu, ouvrir la voie de l'impression des coups d'épaules, des coudées pôles. La fête des esprits.

La musique des camarades de Nicolas Flesch - Antonin-Trí Hoang, Ève Risser, Jeanne Susin, Thibault Perriard - est épatamment libre, libre musique libre, débarrassée de ses esthètes commissaires politiques, libre de l'explosion des formes et déformes, libre de son effervescence, de la confection insolite de malins collages, libre de la meilleure façon de garder la forme et d'en créer autant que souhaité, libre de sa danse. Musique enlacée qui grimpe aux grilles le moment venu, dans le jeu permanent de ses déplacements.  S'y glissent en ombres portées ou à plein chœurs, Brigitte Fontaine & Areski, Robert Wyatt, dans une puissante mémoire de folk songs, comparable à celle qui, par la simple vue d'un gilet jaune, indique les variations vibrantes, ce qu'est un corps véritable. Chercher à vivre et vivre à chercher... L'orchestre s'envole de ce qui nous déménage.

L'énumération des lieux, association du vécu et du perçu, rassemble l'essentiel morcelé, on se trouve projeté dans l'image, on salue, on est partie prenante de ces mouvements, des ronds-points de cet éclatant témoignage, de cette merveilleuse instabilité, perdant, enfin, le statut de spectateur. L'impression est la situation. Nos voix avant tout dans le temps premier.

Appeau à fleur d'appel, peinture de plein air, Gilets Jaunes Acte IV - Plein Cœur est un récit du temps pré viral, un récit d'énergie pour un demain impressionniste de tous les maintenant, qui saura où trouver la bonne couleur après que l'autre eut disparu.


* À lire sur le Glob 5 décembre 2018 :  Jaune et encore