Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

28.8.17

LA TERRE EST ORANGE COMME UN FANTÔME

Dimanche 27 août, métro parisien, ligne 8 dite Orange (couleur qui, d'après Kandisky, "ressemble à un homme sûr de ses forces et donne en conséquence une impression de santé"), un jeune homme monte dans la rame, une enceinte à la main. Très vite il prévient qu'il ne demandera ni argent, ni ticket restaurant, ni rien du tout. Il réclame à peine l'attention, prévient seulement qu'il aimerait bien partager quelque chose en ces temps où l'humanité disparait derrière les robots, où l'on ne se regarde plus, ne s'écoute plus. Son sourire marque l'intelligence. Il règle vite sa petite enceinte et commence à rapper. Son flow est beau, le texte est fin, la musique est intéressante, le beat est juste et son corps se meut avec grâce. Il parle de la dislocation des esprits et des corps. Pas besoin de rassurer, ni de faire peur, partager seulement, il nous invite, on est chez lui, il est chez nous, nous sommes chez nous. Les visages habités se réveillent, se révèlent, quelque chose passe en élans suspendus. Seuls ceux qui sont restés sur leurs téléphones l'ignorent, regardent ailleurs, nulle part. La vie est-elle jeu de semblance ? Une jeune fille va vers lui "je peux ?", il dit "bien sûr" et puis elle l'enlace, le sert dans ses bras un bon petit moment. Il semble heureux nous salue, descend du métro et disparaît presqu'iréel. On a un peu le cœur serré à l'idée qu'on ne le reverra plus, l'incroyable douceur d'une amitié fulgurante fragile et ouverte à l'amour, pour vivre autrement hors du cataclysme producteur.

Plus tard, au Temps du Corps (ça ne s'invente pas), l'Atelier Tampon en vadrouille propose un concert du trio John Dikeman, William Parker, Hamid Drake. Dans la lumière orangée, la musique commence comme une dessin sur le sable qui pénètre la mémoire pour y grandir au fur et à mesure de l'arrivée de la mer. L'énergie du saxophoniste est fulgurante soutenue en connaissance de cause en une sorte de demande et d'offre permanente de solidarité sans esquive. L'adhésion grandit dans la salle au fur et à mesure de cette verve mobilisatrice. L'obscurité est en ligne de fuite. Tout s'allume, tout brille, se qualifie pour une extrême vitalité. L'acte de révolte montre ses sens. Le deuxième set se termine par un Ghosts d'Albert Ayler gorgé de soul. Les fantômes sont renommés instables pourtant se sont-ils bien entendus pour que tout le concert tende vers ce moment d'une exquise furie, ce poing tendu, cette indication pleine de corps et d'esprit.

Cela fera grand bien de se souvenir des mots et gestes du rappeur anonyme autant que de l'éclat du trio, dans les temps prochains... quand l'orange pourrait virer au rouge.



1.8.17

TONY HYMAS, HÉLÈNE LABARRIÈRE,
SIMON GOUBERT, JACKY MOLARD

DE CONCERT À LA CNT


« La mort ne tue pas l’idée, elle ne lui enlève pas ses formes sensibles, l’idée de la révolte et l’idée de la liberté s’accrochent au jazz, elles s’incarnent dans tous ces corps de musique qui leur donnent forme sensible. »
Philippe Carles et Jean Louis Comolli (extrait de « Free » in Buenaventura Durruti – 1996)

Pourquoi jouer ? Pourquoi produire l'imprévisible, partager le sentiment réputé insaisissable, révéler l'alchimie des petits secrets travaillés ? Pour quoi ? Pour qui ? Ce ne sont certainement pas les numéros numérisés du cirque électoral fraîchement épuisés qui auraient pu atténuer la permanence de ces très tarabustantes questions. Nous avons aimé le jazz parce qu'il n'était pas une langue d'emprunt, mais le passage possible de nos transes, grandes ou petites, un endroit où se rejoignent rythme, profondeur, écho quand la respiration permet la distance nécessaire, qu'elle déjoue les manières brusques du cours du temps, qu'elle les  transgresse par la poésie (l'enfance qui se souvient) pour envoyer au diable plis et replis de la vie. Manifestement ! Nous la désaimons avec peine, la craignons même, lorsqu'elle s'éloigne de son propre bouillonnement dans le catalogue des simulations de la conformité. Inadmissible pour les praticiens d'une musique à l'histoire dynamitant les frontières.

L'invitation faite à Tony Hymas, Hélène Labarrière, Simon Goubert et Jacky Molard par la CNT tombait à pic pour confirmer que ces premiers jours d'été pouvaient être des jours de printemps. Multiples ! Que la Parole Errante, endroit voulu par Armand Gatti et ses compagnes et compagnons où se tenait le festival du syndicat les 23, 24 et 25 juin, soit l'endroit où, pour reprendre le mot de Paul Celan, on ne faisait pas la différence entre un poème et une poignée de main, avait toute logique. Dans une fourmillante suite de rencontres, débats, expositions, projections de cinématographe, stands de livres, de disques ou films, concerts, scènes de théâtre, une certaine idée du jazz qui n'est qu'une idée forte de la musique en accord avec l'action des êtres, une idée d'une parole vivante et ses accents de drôles de régions personnelles put prendre place.

Tony Hymas joua d'abord seul au piano, en un set, sa traduction de Léo Ferré en commençant par "Les anarchistes", marque de salut mutuel. L'amour n'est sans doute pas pour rien dans l'idée originelle de la musique. La musique, longanime, peut aussi faire l'amour, jouée pour la liberté de celle ou celui qui l'écoute. Ensuite Hymas revint avec Hélène Labarrière (qui participa en mai 1997 à une autre journée mémorable organisée par la CNT), Simon Goubert puis Jacky Molard. Ces quatre-là ne sont pas réunis exceptionnellement par exception, mais par le partage constant en divers partages souvent éprouvés, partages de l'expérience des contrastes, de l'équilibre des expériences "personnelles" et "artistiques", de la parole vivante, son besoin de réconfort et ses coïncidences. Le blues des "Évadés de la nuit" introduit par un fracassant solo de la contrebassiste gagna toute l'assistance et le trio y forgea toute sa cohérence, celle qui chuchote : "Tant que nous-autres serons en vie". Le trio joua aussi "Don qui ?" thème écrit par Tony Hymas à cette occasion et dédié à Armand Gatti, souvenir inoubliable d'un week-end à Limoges d'échanges nourris entre le pianiste et l'écrivain à propos de la musique et de la vie. Jacky Molard fit son entrée sur un "Cant dels ocells" qui fut bien ce jour-là une forme de chant du monde se fondant petit à petit dans "As Crechas", thème du violoniste. "Himno de Mujeres Libres" qui ne saurait être un hymne passé, précéda "Standing Rock 2016" suite de Tony Hymas honorant la fantastique résistance contre un oléoduc monstrueux, symbole achevé du monde haïssable, qui prit naissance l'an passé dans la réserve lakota qui fut la terre de Sitting Bull. Un débat sur le sujet eut d'ailleurs lieu une heure avant le début des concerts.  "El paso del ebro" se glissa dans l'énergie d'un rappel très libre, chant de la guerre d'Espagne sans doute, de la révolution espagnole certainement, mais aussi chant séculaire offert un jour au témoignage du poète Federico Garcia Lorca et, ce 25 juin chant de nos amours. Ces moments furent aussi réels que merveilleux.

Et l'on aurait mauvaise grâce à ne pas souligner aussi qu'il furent grandement possibles par la gentillesse, l'efficacité, la conscience de toutes les militantes et militants de la CNT présents et leur formidable accueil. L'un d'eux nous rappela d'ailleurs cette citation d'Herbert Marcuse : "L'art ne peut pas changer le monde mais il peut contribuer à changer la conscience et les pulsions des hommes et des femmes qui pourraient le changer".  Ce jour-là tout le monde avait une bonne raison de se trouver là.

À très bientôt donc !


Un très très grand merci à Thierry, Didier et toutes et tous rencontrés avec bonheur ce 25 juin.

25 juin 2017, Festival de la CNT, La Parole Errante, Montreuil-sous-Bois
Tony Hymas (piano)
Tony Hymas (piano), Hélène Labarrière (contrebasse), Simon Goubert (batterie)

Photo : Martial Roche