Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

26.7.13

LE TEMPS DE BERNADETTE LAFONT

L'autre jour, grâce à Bernard Vitet qui jouait dans la musique du film  Bof… Anatomie d'un livreur composée par Jean Guérin (publiée sous le titre Tacet par la maison de Gérard Terronès Futura), je me remémorais l'atmosphère de ce long métrage de Claude Faraldo et l'impression provoquée. Plus que le climat du film, c'était l'ambiance d'une époque qui me sautait au corps adolescent. Le film et sa musique étaient naturellement - et c'est énorme, dit par le simple souvenir - la respiration d'un temps, sa sueur, ses écorchures, ses bizarreries, ses caresses, ses défis. C'est exactement et rigoureusement la même impression qui m'a saisi, en entendant la nouvelle de la mort de Bernardette Lafont ce matin. Au travers des films de Claude Chabrol, Philippe Garrel, Nelly Kaplan, Jean-Daniel Pollet, François Truffaut, Jean Eustache, Jean-Pierre Mocky, Pierre Tchernia, Jacques Davila, Raoul Ruiz, Luc Moullet, elle nous a offert cet affranchissement qui frappe le plafond de la vie. Une simplicité doucement insolente, finalement éclatante aujourd'hui nécessaire. Les pirates ont perdu leur fiancée.  

Image : Bernardette Lafont in La Fiancée du Pirate de Nelly Kaplan (1969

14.7.13

DISQUE DISQUE RAGE !

Les considérations sur le support de diffusion de la musique (et pas seulement) ne manquent pas à droite, à gauche et au milieu. Extraits entendus :

• "le numérique est enfin la manière de mettre à bas l'arrogante culture occidentale" (un homme de 58 ans récemment converti à une religion orientale)
• "le disque vinyl a le vrai son, incomparable, le CD a été un faux pas et le MP3 une aberration, il faut donc en rester là" (un garçon de 20 ans)
• "le retour au disque vinyl est une manifestation rétro suspecte, le CD a permis les progrès nécessaires que les maisons de disques ont maltraités" (un musicien de 65 ans)
• "les prix ne signifient plus rien" (une cliente de magasin)
• "waow ! ça y est je vais sortir mon vinyl !" (un musicien de 22 ans)
• "il est temps de se constituer des discothèques pour retrouver le plaisir de savoir ce qu'on écoute, je n'en peux plus de ces fichiers anonymes" (une fille de 25 ans)
• "les cassettes sont le meilleur support, fuck tout le reste !" (la guitariste d'un groupe punk)
• "la musique n'est plus une nécessité" (un banquier d'à peine 40 ans)
• "la banque n'aime pas la musique" (le même banquier)
• "un disque sans pochette, c'est comme 36 sans les congés payés" (une graphiste de 50 ans)
• "de toute façon, il y a trop de merde, alors on a que ce qu'on mérite !" (le Schtroumpf grognon)
• "les deux disques de Perception* sont réédités en CD et ça c'est bat" (un collectionneur adepte du free jazz)
• "Le téléchargement ? une connerie ! le retour au vinyl ? Une blague ! " (un ingénieur du son légendaire)
• "j'ai conseillé François Mitterrand, Nicolas Sarkozy et François Hollande, je suis favorable à une gouvernance mondial et je suis le créateur d' Eurêka qui a donné naissance au MP3" (Jacques Attali)
• "je me suis fait piquer mon Ipod !" (un adolescent en pleurs)
• "sans les disques, je n'aurais jamais aimé la musique" (le patron d'un café avec une photo de Dinah Washington sur le mur du fond)
• "on achèterait bien plus de disques, mais on ne sait pas où aller et se faire conseiller" (un couple sortant du cinéma Le Desperado)
• "les majors nous ont pris pour des cons" (un client amer)
• "la musique c'est comme le sexe, ça peut passer par internet, mais c'est vraiment mieux en vrai" (une jeune fille qui ne dit pas son âge)
• "ce que j'écoute? je n'en sais rien, c'est juste pour l'ambiance" (un lycéen en train de réviser son bac)
• "dans tous les disques que j'ai achetés, la plage 7 était toujours la meilleure, maintenant je ne sais plus trop" (un jeune auto stoppeur)
• "ils nous font chier avec Kind of Blue" (mézigue)
• "après le 78 tours, la musique n'a plus été intéressante !" (un dessinateur de renommée mondiale)
• "les journaux parlent toujours des mêmes et en plus il gémissent parce qu'on ne les achètent plus" (une étudiante de 21 ans)
• "quels sont les albums qui vous ont vraiment ému récemment ?" (une étudiante posant cette question à un journaliste bien connu embarrassé de répondre)
• "Pourquoi s'embêter à acheter des disques quand on peut tout avoir gratuitement sur le net" (un médecin plein aux as)



* Perception and Friends, Mestari, réédition en double album annotée par Didier Levallet éditée par Musea

13.7.13

L'INVITATION AU VOYAGE
DE BERNARD VITET

Henri Duparc souffrait lorsqu'il écrivit ses mélodies, il cherchait une façon d'unir les mots et les notes pour qu'ils ne fassent qu'un et puissent ensemble sauver le monde. On n'a sans doute pas assez entendu leur extrême grâce. "L'invitation au voyage", mélodie pensée par Henri Duparc sur les mots de Charles Baudelaire, fut composée lors du siège de Paris, durant l'hiver 1870/71, pendant l'absurde guerre (euphémisme) avec la Prusse. "L'invitation au voyage" est de toute beauté. C'était l'une des chansons favorites de Bernard Vitet. Lors de ses obsèques hier au Père Lachaise, Hélène Sage et Francis Gorgé l'ont jouée et chantée, avant "Nuages" de Django Reinhardt, prélude à une improvisation libre avec Hélène Bass, Jean-Jacques Birgé, Itaru Oki, Elisa Trocme, Gérard Siracusa (Jac Berrocal et François Tusques les rejoindront plus tard). Instant délié au temps parcouru, le franc et ultime voyage de Bernard Vitet, en belle compagnie, s'est paré de la plus belle traduction de l'expression d'un cœur vaste, une quête dictée par le rêve. Pour toujours.

"Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde.
"



Photo : Site un Drame Musical Instantané

7.7.13

STÉPHANE CATTANEO PEINT SA BEAUTIFUL LIFE AVEC NATHAN HANSON, DONALD WASHINGTON, BRANDON WOZNIAK

Le 30 juin 1520, à Tenochtitlan (nom de la cité Aztèque, ville des Mexicas, qui sera remplacée par le Mexico des colons) l'armée des conquistadores d'Hernán Cortés tombe sur un os. Alors que le lieutenant Pedro de Alvarado a fait procéder au massacre de ce qu'il estimait être l'élite aztèque, les Indiens de rage et de colère se révoltent et parviennent à chasser la glorieuse armée espagnole, laquelle dérapait à cheval sur la chaussée mouillée. Tlaloc (1) aussi en avait tout son saoul des envoyés de Charles Quint. Les pertes castillanes furent telles qu'ils ne s'en vantèrent pas. Une semaine plus tard, l'histoire sera toute autre, mais toute défaite - même brève - d'un puissant envahisseur est à savourer...

493 ans plus tard, à St Paul Minnesota, au Black Dog, lieu même de l'ancien campement de Little Crow, se tient une manifestation de liberté d'un autre ordre, certes pas immédiatement prompte à restituer une immédiate justice, mais tout geste autonome plaît au-delà des rapports d'échelles.

Stéphane Cattaneo est venu au Chien Noir, authentique café du Lowertown de St Paul (datation : avant l'arrivée du chemin de fer) présenter son exposition It's a beautiful life. La recherche du substantifique trait est ce qui (devrait) nous occupe(r) tous. Le trait et son épaisseur, l'acte et son envol, et le verbe quand nécessaire. Les images de Cattaneo offrent le plus souvent, généreusement, leur clé, entrée en un monde où la légèreté prend sa valeur idéalisée, son exubérance pacifiée. La musique est source et complément et le support vierge qu'utilise alors cet ami peintre en présence d'actifs musiciens (on l'a vu avec Nathan Hanson & Brian Roessler, Benoît Delbecq, Tim le Net, Mael Lhopiteau, Tony Hymas & The Bates Brothers, Hélène Labarrière, Jacky Molard, Sylvain Girault) ne constitue pas moins l'indispensable appendice d'une expression qui se détecte d'un seul corps en cet instant même.

Ce dimanche donc, Nathan Hanson, afin d'honorer la venue de son camarade a réuni un trio de saxophones d'exception avec Donald Washington et Brandon Wozniak. S'il existe un nombre relativement conséquent de quartet de saxophones, le trio est plus rare. On se souvient des beaux jours de SOS (Surman, Osborne, Skidmore) à partir de 1973. Hanson-Washington-Wozniak, en une robuste première note à l'unisson décidée d'un coup d'œil, offrent aussi une clé pour, en belle unité, éprouver la mutiplicité du monde. Les signes se muent d'emblée en actes et la conversation est d'éminente fluidité. Blues sans nostalgie, chant (CHANT) mis à jour, signes de mystères, traits enfantins, dansés, surimpression des couleurs soufflées et peintes. Ce qui réactive appartient aux hommes ; images de lignes, sources d'éthique : prendre place dans la nature. Une certaine transcendance : la force d'aimer!

Nous espérons bien réentendre ces trois saxophonistes en tel contexte et retrouverons Cattaneo (signe avant coureur il arborait un tee-shirt "Zad partout") avec le quartet de Tim Le Net les 3 et 4 août à Notre-Dame-des-Landes où l'on espère bien que ses dessins, pris dans une immense participation solidaire, ajouteront aux possibilités de chasser un autre envahisseur, qui ne vaut pas plus cher que Cortés et dont les armures sont en béton.


(1) Divinité aztèque de la pluie

6.7.13

DEAN MAGRAW ET ERIC KAMAU GRAVATT
AU BLACK DOG AVEC STÉPHANE CATTANEO

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Après avoir participé à un concert-peinture en direct avec un impressionnant trio de saxophones (Nathan Hanson, Donald Washington, Brandon Wozniak) dimanche 30 juin sur lequel nous reviendrons, Stéphane Cattaneo et ses pinceaux récidivaient à l'invitation du duo Dean Magraw-Eric Kamau Grávátt mardi 2 juillet lors de la première estivale de la fameuse et très ouverte série : First Tuesdays at the Black Dog with Dean Magraw and Davu Seru. Il nous raconte...
par Stéphane Cattaneo
Participer à un concert est toujours une expérience enrichissante, surtout quand des musiciens de la trempe de Dean Magraw (guitares) et Eric Kamau Grávátt (batterie) se produisent en duo, et plus particulièrement encore lorsque ces deux gentlemen vous invitent à les rejoindre sous les feux de la rampe pour les accompagner aux pinceaux pendant deux de leurs morceaux. La chose s’était décidée la veille, formellement mise en place une demi-heure avant le début du set, et j’avais un méchant trac qui montait, qui montait. L’immense Moebius m’avait dit un jour, alors que je m’apprêtais à improviser devant un public pour la première fois de ma vie « Fais ce que tu sais faire, et tout se passera bien ». Soit. Je me répétais ce bon conseil comme un mantra, et lorsque mon tour fut venu de monter sur la scène j’étais décidé à l’appliquer à la lettre. Sauf que tout ne se passe jamais tout à fait comme vous le voulez dans ces circonstances, essentiellement parce qu’il s’agit d’inventer des formes et des couleurs en relation intime avec la musique que vous accompagnez, qui est elle-même très largement improvisée. Si bien que le « fais ce que tu sais faire » se résume en un alphabet que vous êtes censés maîtriser afin de véhiculer une émotion nouvelle, qui s’exprime d’une manière inédite, et qui confère une vibration colorée se superposant et se fondant avec celles que les musiciens sont en train d’engendrer. Ça ne se passe jamais exactement comme vous voulez, donc, et vous vous découvrez parfois des ressources insoupçonnées. Comme celle de danser avec vos pinceaux par exemple, tandis que vous vous laissez embarquer sur une version haletante du titre de Charles Mingus « Goodbye Pork Pie Hat », ou d’appliquer vos couleurs les yeux fermés, en état de transe sur « Your Lady » de John Coltrane. Ce moment, précisément, fut le plus intense qu’il m’ait été donné de partager avec des musiciens… Eric a démarré le morceau en plaçant le tempo tandis que je me balançais sur scène, attendant le bon moment pour entrer dans la danse ; puis Dean a démarré, gentiment d’abord, déterminant une tonalité haute qui promettait l’ascension du volcan dont les deux compères étaient en train de déterminer la hauteur, avant d’enchaîner d’une manière rendue incandescente par l’utilisation des treize cordes de sa guitare/sitar électrique. Je me suis rendu compte qu’entretemps  j’avais moi-même mis en place le noir sur ma grande feuille de papier, et que j’étais prêt à appliquer le jaune, le rouge, le blanc, tout ce qui pouvait me passer entre les mains. A partir de ce moment, ce fut un tourbillon dans lequel chacun joua sa partition solo au service des autres, nous entraînant mutuellement dans une exploration esthétique dont l’aspect physique, corporel, déterminait les limites. Je crois que chacun de nous cherchait à galvaniser les autres, et par l’intensité de notre implication, par la qualité de ce que nous offrions au public et à nous-mêmes, cette volonté d’être ensemble, cette euphorie dans la fusion, ce don envers la vie et l’art sans lesquels elle n’est rien, nous avons offert plus qu’une consolation au monde. Nous l’avons ré-enchanté.
« Fais ce que tu sais faire », oui…
C’était mardi soir au Black Dog de St. Paul, Minnesota, ma dernière soirée aux USA, et l’une des plus importantes de ma vie.
S.
(Merci à Sara Remke du Black Dog, sans l’amitié, la générosité et la simplicité de laquelle rien n’aurait été possible : see you very soon !)























Photographies : Bénou

4.7.13

BERNARD VITET : SURPRISE PARTIE

Un soir de 1976, rue St Jacques à Paris, en un espace au nom échappé, dévoué aux musiques singulières, un spectateur remonté perturbe le concert d'Opération Rhino (ensemble à géométrie variable - où l'on peut rencontrer aussi bien Jac Berrocal que Raymond Boni ou Mino Cinelu - créé pour la fête de Politique Hebdo). Bernard Vitet dit "on est fragile tout de même" en incitant sans forcer les musiciens démissionnaires à reprendre leur instrument. Cette phrase est toute l'histoire. Ce trompettiste unique, les plus jeunes alors l'ont découvert lors du "Chateauvallon 72" du Michel Portal Unit dont Vitet était l'un des pertinents allumés. Les autres le connaissaient depuis longtemps, dès les années 50, lorsqu'il libérait son influence de Miles Davis avec le nec plus ultra du jazz déporté d'Amérique, Don Byas, Johnny Griffin, Bud Powell... Le jour dans les studios avec Serge Gainsbourg, Brigitte Bardot, Barbara, Claude François ou Yves Montand ou bien pour la danse (son premier disque s'appelle Surprise Partie), la nuit dans les clubs avec Georges Arvanitas, Jef Gilson, Martial Solal, Jean-Louis Chautemps ou Barney Wilen, croisant même Albert Ayler. Ébullition particulière : la simplicité d'alors est aujourd'hui impossible à imaginer.  La musique est histoire de libération. Alors François Tusques invente le Free Jazz à la Française et Vitet en est, bien évidemment. Les freejazzeurs américains ne tardent pas à rappliquer à Paris. Là encore, Bernard Vitet est instantanément partie de cette effervescence qui mêle Steve Lacy, Archie Shepp, Anthony Braxton, Sunny Murray, Alan Silva, Jacques Thollot, Jean-François Jenny-Clark, François Jeanneau... On pourrait aussi parler de Colette Magny, de Brigitte Fontaine... La réalité est forte, immanente. L'idéal aussi. Bernard Vitet se déplace toujours, surprend naturellement. Il échafaude dans son premier disque signé, La Guêpe, en 1971, une forme de présence provisoire, tranquillement indépendante de tout Empire, une exigence du geste -sa marque - qui nous impressionnera tant à Châteauvallon.

En 1976, il rencontre Jean-Jacques Birgé et Francis Gorgé pour fonder ensemble le trio Un Drame Musical Instantané où vont se lover en une incessante et florissante équation jusqu'à nos jours, musique, poésie et cinéma aux carrefours de leurs questions les plus vives. Au cœur du temps et ses apparitions.

Un autre soir de 1976, au théâtre Mouffetard, autre lieu véritable, alors que se tient une nuit des solos, Bernard Vitet qui figure au programme (avec Lacy, Portal, Thollot, Boni, Berrocal, Daunik Lazro et bien d'autres) surprend en arrivant sous la forme d'un grand bonhomme qui sous son grand manteau nous taquine d'un duo entre lui-même et Jean-Jacques Birgé jouant du saxophone en plastique. Le trompe l'oeil révèle oreille et corps,  déplace l'acte et le lieu, perce l'écorce de la solitude imposée. Une façon parmi d'autres imaginations pour Bernard Vitet de répondre à cette question déguisée en constat : "on est fragile tout de même".

Aujourd'hui il est parti, et ne reviendra plus.


Un Drame Musical Instantané
à lire in Les Allumés du Jazz : Bernard Vitet, mémoires d'un dilettante  
Surprise Partie par Jean-Jacques Birgé  
Bernard Vitet ne souffle plus par Jean-Jacques Birgé  

Photo : DR