Un soir de 1976, rue St Jacques à Paris, en un espace au nom échappé, dévoué
aux musiques singulières, un spectateur remonté perturbe le concert
d'Opération Rhino (ensemble à géométrie variable - où l'on peut
rencontrer aussi bien Jac Berrocal que Raymond Boni ou Mino Cinelu - créé pour la fête de Politique Hebdo). Bernard Vitet dit "on est fragile tout de même"
en incitant sans forcer les musiciens démissionnaires à reprendre leur
instrument. Cette phrase est toute l'histoire. Ce trompettiste unique, les plus jeunes alors l'ont découvert lors
du "Chateauvallon 72" du Michel Portal Unit dont Vitet était l'un des
pertinents allumés. Les autres le connaissaient depuis longtemps, dès les années 50,
lorsqu'il libérait son influence de Miles Davis avec le nec plus ultra
du jazz déporté d'Amérique, Don Byas, Johnny Griffin, Bud Powell... Le jour dans les studios avec
Serge Gainsbourg, Brigitte Bardot, Barbara, Claude François ou Yves Montand ou bien pour la danse (son premier disque s'appelle Surprise Partie), la nuit dans les clubs avec Georges Arvanitas, Jef Gilson, Martial Solal, Jean-Louis Chautemps ou Barney Wilen, croisant même Albert Ayler. Ébullition particulière : la simplicité d'alors est aujourd'hui impossible à imaginer. La musique est histoire de libération. Alors François Tusques invente le Free Jazz à la Française et Vitet en est, bien évidemment. Les freejazzeurs américains ne tardent pas à rappliquer à Paris. Là encore, Bernard Vitet est instantanément partie de cette effervescence qui mêle Steve Lacy, Archie Shepp, Anthony Braxton, Sunny Murray, Alan Silva, Jacques Thollot, Jean-François Jenny-Clark, François Jeanneau... On pourrait aussi parler de Colette Magny, de Brigitte Fontaine... La réalité est forte, immanente. L'idéal aussi. Bernard Vitet se déplace toujours, surprend naturellement. Il échafaude dans son premier disque signé, La Guêpe, en 1971, une forme de présence provisoire, tranquillement indépendante de tout Empire, une exigence du geste -sa marque - qui nous impressionnera tant à Châteauvallon.
En 1976, il rencontre Jean-Jacques Birgé et Francis Gorgé pour fonder ensemble le trio Un Drame Musical Instantané où vont se lover en une incessante et florissante équation jusqu'à nos jours, musique, poésie et cinéma aux carrefours de leurs questions les plus vives. Au cœur du temps et ses apparitions.
Un autre soir de 1976, au théâtre Mouffetard, autre lieu véritable, alors que se tient une nuit des solos, Bernard Vitet qui figure au programme (avec Lacy, Portal, Thollot, Boni, Berrocal, Daunik Lazro et bien d'autres) surprend en arrivant sous la forme d'un grand bonhomme qui sous son grand manteau nous taquine d'un duo entre lui-même et Jean-Jacques Birgé jouant du saxophone en plastique. Le trompe l'oeil révèle oreille et corps, déplace l'acte et le lieu, perce l'écorce de la solitude imposée. Une façon parmi d'autres imaginations pour Bernard Vitet de répondre à cette question déguisée en constat : "on est fragile tout de même".
Aujourd'hui il est parti, et ne reviendra plus.
Un Drame Musical Instantané
à lire in Les Allumés du Jazz : Bernard Vitet, mémoires d'un dilettante
Surprise Partie par Jean-Jacques Birgé
Bernard Vitet ne souffle plus par Jean-Jacques Birgé
Photo : DR
3 commentaires:
Grande tristesse, une fois de plus.
Merci Jean,
C'est une magnifique évocation...
Quelques mots pour un ami regretté : http://myimageconcept.ch/carnets_11_referencement-Bernard_Vitet.html
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