Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

31.1.13

HYMAS & THE BATES BROTHERS À L'AJMI, AU ROCHOIS ET À SONS D'HIVER




Une porte bleue ouverte sur le monde




 Disques et concerts sont des lieux de passage.

Tony Hymas (piano), Chris Bates (contrebasse) et JT Bates (batterie) se sont rencontrés en 2004, lors d’une fameuse jam session au Black Dog, un café de St Paul, capitale du Minnesota. Un désir était né.

Lorsque, 11 ans plus tard, ils poussent pour la première fois cette Blue Door (1), Hymas  the Bates Brothers s’affirment instantanément hors des descriptions catégorielles, des académismes réducteurs. Pourtant il s’agit bien d’un trio de jazz. Oui c’est sûr,  mais une idée du jazz, du musical, de la poésie, nécessairement réceptive aux vibrations du monde, nourrie par elles, qui propose sa petite pierre pour construire un endroit espéré meilleur.

Le jazz en fut, il doit en être.

La musique est affaire de traces présentes, tendues, fiévreuses, de fragments de réalités conjugués. Aujourd’hui les trois hommes prolongent ce qui a été énoncé lors de l’enregistrement de Blue Door. Ainsi il y aura quelque nature à les entendre maintenant reprendre presqu’instinctivement deux hymnes de résistance actuelle et donc de liberté : « Punk Prayer » des Pussy Riot (les chanteuses Nadejda Tolokonnikova et Maria Alekhina sont dans les sinistres prisons de Poutine pour « vandalisme motivé par la haine religieuse ») ainsi qu’une des chansons phares des opposants à la construction de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, « Notre Dame des Oiseaux de fer » du Hamon Martin quintet et Sylvain Girault. On ne sera pas étonné non plus de les voir continuer cette inclinaison vers le blues, saluer avec mémoire Phineas Newborn ou le poète shawnee Barney Bush, évoquer la misère du soldat, démesurer avec le temps tels Léo Ferré, se souvenir de la Commune comme origine d’un monde possible et ne pas oublier un « petit chant d’espoir » afin de prévenir tout pessimisme aisé.    


 Artisans nato                                                                    

(1)    Hymas & the Bates Brothers : Blue Door (nato)

Le 1er à l'Ajmi en Avignon
Le 2 au Rochois à la Roche Bernard
Le 5 à Arcueil - Sons d'Hiver 

Photo : B. Zon

29.1.13

LE RÊVE OPAQUE DE JEF LEE JOHNSON :

Jef Lee Johnson avait trouvé une manière d'asile entre le jour et la nuit. Sa guitare disait tout de ce tout d'un rêve opaque plein de grâce, de douleur sans métaphore, avec de plus en plus de blues, de plus en plus de nature à distance ou de plein fouet, de chemins décentrés ; une dimension exacte et confidente.

Le rêve ténébreux de Jef Lee Johnson est tombé un horrible soir, laissant place à la nuit. Il s'en est allé. La peine est violente.

On aimerait croire : "Peut-être s'agit-il d'une petite sieste pour se réveiller dans la jungle ?" *

Jean

* Paroles de Jungle "I took a little nap and woke up in the Jungle" (in News from the Jungle)

Et tant de pensées à Michael Bland, à Sara Remke, à Léo Remke Rochard, à Daniel Richard, à Tony Hymas, à Fabien Barontini, à Leda Le Querrec, à Sons d'hiver, à Christelle Raffaëlli, à Nathalie Richard, à Thierry Mazaud, à Kind of Belou, à Tiphaine Liautaud, à Jean-Michel Mercier, à Guy Le Querrec, à Olivier Gasnier, à Chico Huff, à Yohannes Tona, à Charlie Patierno, à Ted Thomas jr, à Ishamel Wilburn, à Patrick Dorcean, à Ben Schachter, à Rob Reddy, à Sonny Thompson, à Michel Portal, à Stéphane Levallois, à Steve Wiese, à Miles Hanson, à Ursus Minor, à Brother Ali, à Judith Abitbol, à News from the Jungle, à l'équipe de Minnesota sur Seine à Reggie Washington, au Black Dog, à Jean-Jacques Birgé, à Jazz Magazine, parmi d'autres compagnes et compagnons très proches du voyage fait ensemble depuis 2001.

Photo prise à Treignac en août 2012

Jef Lee Johnson sur le Glob

27.1.13

DE DELPHES À AVIGNON PAR TONY HYMAS
AJMI - AVIGNON - 27 JANVIER 17H

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DE DELPHES À AVIGNON PAR TONY HYMAS

Premier hymne delphique - (Athaneus   138 - 28 avant J.C.) – Arrangement : Tony Hymas, dédié à Alan Hacker
Harmoniques, sous-entendus, un mode ancien… ce morceau est la première pièce connue de musique écrite (138 av. JC). Est-ce la bonne tonalité ? Le compositeur (la pièce est attribuée à Athenaeus) a-t-il réellement utilisé une mesure à 5 temps, la crétique, qui reste exceptionnelle même de nos jours ?
Toute interprétation ne peut être, au mieux, que le résultat d’une hypothèse, fonction du goût de l’interprète, et comme à cet instant, nous ne sommes pas équipés d’une cythare, le piano fera l’affaire. Erik Satie aurait pu connaître cette œuvre (mais elle ne fut découverte qu’en 1893) lorsqu’il utilisa le même mode phrygien dans sa

Première Gymnopédie - (Erik Satie 1866 – 1925) -
écrite en 1888, l’une de ses premières compositions et peut-être la plus connue. Qu’est-ce qu’une gymnopédie ? Un terme d’origine spartiate choisi par lui pour suggérer la danse, la grâce, peut-être un athlétisme languide. Loin de ses contemporains, Chaminade par exemple, la musique de Satie est presque bidimensionnelle. Mais il nous faut quitter ce monde d’Arcadie - la lumière du soleil voilé par une ombre satanique (référence à William Blake) - pour aborder aux rivages de Winnsboro en Caroline du Sud.

Winnsboro Cottonmill Blues  - (Frederic Rzewski né en 1938) -
Le blues du même nom a été interprété par nombre de chanteurs dont Leadbelly et Pete Seeger. Frederic Rzewski, pianiste américain virtuose, a réalisé cet arrangement. En réalité, il s’agit de bien plus, c’est une fantaisie, presque un poème symphonique : le bruit, l’incroyable bruit des machines, leur arrêt soudain, quelqu’un chantant un blues triste, rejoint par d’autres voix, une polyphonie de cinq à six voix dans la confusion de pleurs individuels, des fragments puis un refrain ironique :
Old man Sergeant sitting at his desk - the darned old fool won't give us no rest
He'd take the nickels of a dead man's eyes - to buy himself a cola and a pomo pie
I got the blues, I got the blues, I got the Winnsbro Cottonmill Blues
Lordy, Lordy spoolin's hard
you know and I know, I don't have to tell - work for Tom Watson gotta work like hell
I got the blues, I got the blues, I got the Winnsbro Cottonmill Blues
Il y a plus encore : l’humour d’un peuple oppressé - et les balles de coton continuent à rouler…

Une brève pause - le temps de s’intéresser au sort d’un ouvrier charpentier dont le seul « crime » fut de revendiquer la création d’une université dans la ville de Brno en Moravie afin que ses enfants puissent avoir une vie meilleure faite d’éducation. Frantisek Pavlik ne pouvait savoir que ce dimanche 1er octobre 1905, jour de manifestation, serait son dernier.

Sonata 1.X. 1905 – (Leoš Janáček 1854-1928) -
Deux mouvements illustrent ce tragique événement dans un style presque cinématographique. Dans le premier mouvement « Pressentiment », on peut quasiment entendre sa femme le supplier « N’y va pas, reste à la maison, c’est dimanche ! Joue avec les enfants ! » (Janáček a souvent utilisé le langage comme inspiration de ses mélodies), mais le mari déterminé répond « Non, je dois y aller ». Alors commence le second mouvement, « La mort », dans laquelle grandissent l’inquiétude et l’excitation. La manifestation est en marche ! La foule se fraye un passage vers la place de la ville, et sur les marches du Dôme Besedni - maintenant Maison de la culture arrive le funèbre moment où un infortuné soldat perd son sang froid. Si la coda représente l’action de la mort, l’ensemble de la pièce est coloré de circonstances tristes. Janáček, qui l’a écrite dans un état de colère, détruisit la partition après sa première interprétation – « les feuilles blanches, telles des cygnes, flottaient sur la Vltava ». Heureusement, la pianiste Ludmila Tuckova, en avait fait une copie (bien lui en a pris car Janáček lui-même regretta plus tard son « acte de vandalisme »). Il existait un troisième mouvement, une marche funèbre, qui n’a pas échappé à la destruction.

Les temps nouveaux (Paris 1871) - (Tony Hymas né en 1943)
Deux chansons et quelques rapides clins d’œil à Hector Berlioz ou même un salut, constituent la base de cette pièce. La première « La semaine sanglante », une chanson populaire de l’époque, raconte le massacre qui a suivi La Commune de Paris en 1871*, une expérience d’humanité et d’égalité qui s’est terminée par un infâme acte de répression. Les cloches de Notre-Dame ont-elles sonné ? Qui sait ? Ici, oui. La seconde chanson ? Sur des paroles de Christian Tarting suivant la mélodie, elle fut écrite pour Marie Thollot (je dois préciser que cette mini suite est adaptée de la musique composée pour le disque De l’origine du monde, relatif à Gustave Courbet et La Commune, réalisé pour les disques nato en 2010). Mais cet après-midi, c’est une chanson sans mots.

Essaim de Mouches  - (Marie Jaëll 1846 – 1925) -
Marie Jaëll, une élève de César Franck, Saint-Saëns et Liszt (le titre de cette pièce est-il un hommage à cette étude en doubles croches, la transcendantale étude « Feux follets », une sorte d’autodérision ?). Née Marie Trautmann, elle épouse Alfred Jaëll. En duo de pianistes, ils connaissent une carrière à succès. En tant que professeur, elle a révélé plusieurs pianistes notoires.

Éclogue – (Mel Bonis 1858 – 1937) -
Mélanie Bonis signait Mel pour cacher sa féminité. On tolérait alors une femme pianiste, mais compositrice, non ! Ses parents étaient farouchement opposés à l’idée qu’elle fasse carrière en musique, la destinant seulement contente à un « bon » mariage, avec un garçon fortuné de préférence. Mais César Franck l’entendit jouer sa musique et fut si impressionné qu’il persuada les parents de l’inscrire au conservatoire. Elle y rencontra un jeune et brillant étudiant, le chanteur Amédée Landely Hettich. Fin des études !  Retour au mariage avec un Monsieur Albert Domange, homme d’affaire bien loti et plus âgé. Pendant 10 ans, elle dut mettre de côté la musique pour s’occuper de ses trois enfants. Mais elle revit Hettich qui lui inspira de composer à nouveau et la présenta à l’éditeur Leduc. Un enfant naquit de cette aventure, Madeleine, née en secret dans une histoire de famille compliquée. Elle fut adoptée et ne retrouva sa mère que sur le tard. Pas de fin heureuse, la conscience de Mélanie et sa culpabilité religieuse s’en assuraient. Mais elle écrivit beaucoup de musique (orchestre, chambre, piano, chant…)  comme testament du travail d’une vie. « Éclogue » semble en seulement trois minutes narrer l’histoire de sa vie. Qui viendra alléger l’humeur cette fois ? Une petite ballerine ?

Air de Ballet Kallirhoe – (Cécile Chaminade 1857 – 1944) -
Chaminade, nom célèbre dans les annales du piano français. Elle rencontra le succès à domicile et aux USA comme pianiste et compositrice. Ses compositions au nombre de 170 et davantage sont aujourd’hui largement oubliées, mais cette courte pièce démontre ses capacités humoristiques, l’élément le plus important étant sans doute l’instruction « lunga pausa ».

La plus que lente – (Claude Debussy * 1862 – 1917) -
Que signifie le titre ? « Attendez – et attendez encore » ? L’instruction « molto rubato conmorbidezza » (à part le fait de permettre au pianiste de se laisser aller) en signifie-t-elle la philosophie ? Une méthode pour vivre ? Certainement, cette pièce, composée en 1910, entre les deux livres des Préludes, est une valse lente (genre populaire à l’époque). Debussy écrivit à Legrand, son éditeur avec un brin d’ironie : « Ne nous limitons pas aux tavernes. Pensons à ces innombrables salons où, pour le thé, s'assemblent les auditoires dont j'ai rêvé ».
Influence ou coïncidence ? Le thème de

Si tu vois ma mère – (Sidney Bechet 1897 – 1959) -
comporte plus d’une ressemblance avec « La Plus que lente ». Comme de nombreux musiciens de jazz, Bechet a été influencé par le maître français. Et si Debussy s’est installé depuis belle lurette dans le Panthéon des compositeurs qui ont changé le cours de la musique, Bechet aussi fait partie de ceux dont la voix et le son (ici un saxophone soprano) ont intégré la conscience collective. Né Américain, le saxophoniste trouva la célébrité et la tolérance en France ainsi qu’en témoignent ces nombreux titres en français : « Petite Fleur », « Les Oignons »,  « La nuit est une sorcière » parmi d’autres.
Et si vous voyez ma mère, s’il vous plait, dites-lui que je vis désormais avec

Les Gitans d'Avignon – (Ursus Minor né en 2003) Arrangement : Tony Hymas
Dans son deuxième disque, Nucular (disques nato), le groupe franco-américano-anglais Ursus Minor a improvisé plusieurs morceaux, dont celui-ci de passage à l’Ajmi en Avignon. Tour à tour, la vie de tous les jours … puis les menaces pour des gens repoussés toujours plus loin ; la brume s’épaissit.

T.H.

·       Note : Le père de Claude Debussy, Achille Debussy était communard et c’est en prison qu’il rencontra Charles de Sivry, pianiste au Chat Noir, beau-frère de Verlaine et fils d’Antoinette Mauté qui devint la professeure du  jeune Claude.  

18.1.13

HARPO TU NOUS MANQUES !

Harpo, ce serait bien que tu rappliques !
Faire exploser leurs cadres,
Défaire leur autorité,
Faire fondre leur amidon,
Et tourner en bourrique leurs flics,
Ridiculiser leurs guerres,
Brûler leur fric,
Et sans un mot, détruire pour inventer,
Rêver,
Créer,
Partager ta musique,
Rire avec les enfants qui t'avaient aussi bien compris qu'Artaud ne le fit.

7.1.13

ENVOL ET CRÉATION
À NOTRE-DAME-DES-LANDES

ENVOL ET CRÉATION 
À NOTRE-DAME-DES-LANDES

Par 
Stéphane Cattaneo : peintre-illustrateur
Timothée Le Net : musicien
Jean Rochard : artisan producteur de musique

 
 
Si la phrase de Jean-Marc Ayrault, premier ministre nommé par le Président de la République François Hollande : «Nous avons choisi notre destin. Nous ne nous laisserons donc pas dicter une vision du monde qui n'est pas la nôtre (1) » en a ému plus d’un, l’on peut rester surpris qu’elle n’ait pas davantage constitué une véritable alerte. Le 24 novembre 2012 dans la forêt de Rohanne, sur la Zad de Notre-Dame-des-Landes, face aux forces de gendarmerie déployant un arsenal répressif invraisemblable afin de démolir quelques cabanes et déloger de jeunes gens dans les arbres, un groupe de danseurs défiait splendidement les logiques tortueuses d’une vision sinistre imposée par les politiques.

Nous ne reviendrons pas ici sur l’inutilité flagrante, l’inhumanité hystérique du projet de construction d’un aéroport à Notre-Dame-des-Landes maintes fois démontrées, mais sur la chaleur offerte alors par ces danseurs, naturellement au plus fort d’une expression culturelle dotée de tout son sens, de toute sa sève. C’était là une des nombreuses manifestations de créativité intense, de pratique de l’improvisation régénérée, d’idée de la participation, de silhouettes diverses de résistance, du plaisir d’être ensemble, de faire ensemble, vivre ensemble, de recyclage, d’invention, offerte par les multiples formes d’opposition à cet aéroport.

Que craignent aujourd’hui les gens de culture, les artistes, ceux que l’on nomme intellectuels, en regardant ailleurs alors que s’affirment autant de signes émancipés, si difficiles d’habitude à faire passer dans les couloirs trop balisés de la création ?

Lorsque, entre mille exemples, Gustave Courbet rejoint la Commune de Paris, que Leoš Janáček écrit sa « Sonate 1.X.1905 » inspirée par la mort de l'ouvrier Frantisek Pavlik, que John Coltrane joue « Alabama » suite à un attentat raciste à Birmingham ou qu’un groupe de musiciens de Jazz au début des années 1970 crie « Attention l’armée », nous nous trouvons bien loin de simples commandes qui justifient intellectuellement le fait honteux d’être séparé du monde, loin des idées récupératrices permettant au mieux de faire les malins avec des icônes réduites à l’état d’ornement.

La culture ne s’administre pas comme on administre un rond-point : elle est le fait vivant des esprits et des corps, on peut l’aider ou la combattre. C’est hélas et sans autre surprise l’option choisie -la violence répressive- par un gouvernement sans imagination. Il ne veut rien savoir de la vie, méprise les pauvres, les jeunes, les sages, fier d’emprisonner un jardinier ou un tailleur de pierre ; un gouvernement qui s’entête à protéger les portefeuilles de ceux-là mêmes qui seront responsables de la mort de nos enfants.

Les artistes ne sont pas les héritiers automatiques des Courbet, Janáček, Coltrane ou d’un groupe de jazz criant « Attention l’armée » ni de tous ceux qui ont tant lutté pour faire sortir la création des cadres imposés. Ils ont en quelque sorte l’impératif de quitter les salons, d’abandonner les postures labélisées, de refuser les médailles, de bannir l’idée galopante d’une industrie culturelle et batailler contre la violence policière industrialisée, de comprendre que la culture est agriculture, et donc celui de soutenir les créateurs de Notre-Dame-des-Landes, populations indivisibles, sources d’une inspiration et d’une aspiration inespérées.

Cette ridée (2) dansée dans les bois de Notre-Dame-des-Landes et finalement réprimée, a valeur puissante : c’est la Liberté guidant  le peuple, qui n’a rien à faire dans les musées et ne saurait se laisser dicter une autre vision du monde que celle qu’elle incarne.

(1)   interview à Paris Match le 22 novembre 2012
(2)   danse traditionnelle de Bretagne

Le 24 décembre 2012
Texte initialement destiné à paraître dans un journal quotidien
Illustration : Élégie à Notre-Dame-des-Landes par Cattaneo