Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

31.12.10

UNE MER DE VISAGES



La lumière c'est autant ce qui est éclairé que ce qui éclaire.


En août 1975 Archie Shepp, en Italie , réalise un intense disque intitulé A sea of faces. Les visages reliés sont distincts et l'action collective secoue.

Sylvie Fontaine dessine pour le journal des Allumés du Jazz en 2007, une lumineuse Sea of Faces (lumière du XXIème siècle).


En 1936, Emma Goldman se rend en Espagne où l'espoir de luttes d'un siècle prend visage, le visage pluriel de millions d'opprimés jamais résignés.

Bonne année 2011


23.12.10

REMARQUE



Les mots s'étaient mélangés, altérés puis détériorés et le vocable "cirque" était devenu "remarque" et lorsqu'on lui demanda de faire une remarque, elle répondit : "les étoiles de la piste".

Photo : B. Zon

17.12.10

101 CHANTEUSES DE JAZZ ! ET APRÈS ?


Lorsqu'un critique musical choisit de défendre un disque, cela n'engage que lui et c'est énorme car il s'engage. Ainsi, il partage, suscite, excite la curiosité du lecteur n'hésitant pas du coup à aller voir ailleurs si il y est. Cette façon a souvent, pendant de longues années, assisté à bon escient le développement de la musique, pas en plein accord ni en sainte harmonie, mais en effusion collective.

Le choix personnel a petit à petit été récupéré, militarisé (1) imposant un choix plus large (lire "plus restreint") qui, au mieux, ne rejoint que l'exposition en catalogue, au pire, la réécriture de l'histoire, son écrémage, l'affirmation des couloirs, la fermeture des portes.

La mode, la nécessité économique, le grand nettoyage de la mémoire, la digitalisation de la pensée, le rangement ordonné, la fin des débordements, le rejet du hors-cadre, l'assurance tous risques des sentiments distingués concourent à cette simplification de l'historique.

Il n'est plus guère de possibilité de numéro d'une revue musicale sans que la partie la plus en vue (la seule qui finira par être lue) présente non pas un choix, ou une somme de choix, mais une version définitive de ce qui a été ou même de ce qui pourrait être ("les futurs grands noms"). Les 10 meilleurs ceci, les 50 indispensables cela, les 100 essentiels ceci-cela (les 99 pour faire fantaisie ou les 101 pour faire dalmatien) sont devenus la règle (on a même eu, le plus sérieusement du monde, en l'an 2000, les 100 disques capitaux du 20ème siècle) (2). Le lecteur en mal, non plus de critique et donc d'échange, de point de vue, d'avis, mais de guide commercial tout carré, de démocratie surgelée, ne s'étourdira pas en recherche personnelle, il fera confiance aveugle et pratique. Comme l'électeur, le lecteur, aime qu'on décide pour lui. Du moins, c'est ce qu'on croit (ce fameux "on").

Le numéro de décembre de la revue Jazz Magazine-Jazzman n'échappe pas à la règle et présente son classement des "101 CD essentiels" des chanteuses de Jazz. 101 ouvrages souvent évidemment magnifiques. La raison invoquée file le pas free son : il faut distinguer les chanteuses car, nous dit-on, elles ont sauvé "les départements jazz" des "crises successives" (on comprendra aussi du même coup, la presse spécialisée). Le jazz serait-il devenu, par crises successives, façon économico-cadastrable? Ce pourrait faire l'objet d'une étude. Et si tel est le sujet, bien ingrat alors de n'y pas faire figurer Norah Jones, sans doute l'emblème de ce sauvetage in extremis. Il y a de la réforme dans l'air et seulement de la réforme, le jazz a pourtant su nous apporter bien plus. Pour améliorer le confort du lecteur, la revue divise cet inventaire en catégories de chanteuses : "historiques" (l'histoire s'arrête en 1993), "oubliées" (par qui ?), "audacieuses" (écoutez la différence), "rétro-modernes" (le "rétro-moderne" commence en 1995, la suite de l'histoire sans doute), "soul-sisters" (2 pages), "cool et blanches" (2 pages, pas de jalouses), "chanteuses originales" (fourre-tout de 1976 à nos jours). Poètes, vos papiers !

Pas de quoi frapper la queue d'un castor, direz-vous, d'autant que la plupart de ces disques sont vraiment excellents et qu'on est heureux même de voir que Jay Clayton, Patty Waters ou Susanne Abbuehl n'ont pas été oubliées, de s'amuser ci-et-là d'une touche d'originalité, d'un léger dérangement : par exemple, au chapitre "Les oubliées", Rose Mary Clooney dans Blue Rose, son duo avec l'orchestre d'Ellington, album souvent honni des amateurs du Duke.

Cette sélection, où l'on sépare les noires et les blanches (exigence du confort du lecteur sans doute), réalisée après avoir "écrémé l'impressionnante production parvenue dans les bureaux ces dernières années", n'est plus affaire de choix mais d'écrémage définitif (les essentielles). Ce n'est pas du chipotage, il y a bien une différence, demandez à n'importe quel spécialiste des produits laitiers.

Christine Jeffrey, Julie Tippett, Maggie Nicols, Tamia, Annick Nozati, Moniek Toebosch ont représenté à des moments importants dans le développement du jazz moderne (ou de la musique héritée du jazz) une reconsidération de la voix, une démarche authentique alliée à celle qui poussait les héraults de la free music européenne - Evan Parker, Peter Brötzmann, Han Bennink, Willem Breuker, John Stevens, le Spontaneous Music Ensemble, Maarten Altena - à un bouleversement considérable ! Les femmes s'affirmaient là autrement que comme objet du désir, mais comme partie de la matière sonore et politique. Christine Jeffrey figurait sur la première production ECM ; Tamia impressionnait les esprits à Châteauvallon avec le Michel Portal Unit en 1972 ; Julie Tippett (ex Julie Driscoll, magnifique soul sister blanche) expérimentait dès les prémices de la free music avec John Stevens, Carla Bley ou Keith Tippett ; Maggie Nicols vocalisait avec Johnny Dyani, Dudu Pukwana ou le Feminist Improvising Group (qui aurait droit de cité ne serait-ce que par ce qu'il représentait) ; Annick Nozati, transformait la démarche de ses prédecesseurices avec sa propre expérience ; Moniek Toebosch dramatisait, ironisait avec cet esprit si particulier du jazz hollandais. Bref, ces chanteuses qui ont ouvert une voie essentielle à laquelle se rattachent toujours de jeunes bardes ne figurent aucunement dans cette liste. Un pan d'histoire disparaît. Une femme, une voix ! Please.

Exit aussi Adelaïde Hall, Etta Jones, Lena Horne, Diane Schuur, Carol Sloane, Doris Day, Joya Sherrill, Fontella Bass, Josephine Baker, les grandes chanteuses de blues comme Ida Cox, Alberta Hunter, Bessie Tucker (historiques, oubliées, audacieuses, originales et soul sisters) ou Colette Magny pour ne citer que quelques effacées de la colonne officiellement "Oubliées". Il ne peut y avoir de place pour tout le monde direz-vous. Nous devons nous battre pour une place possible pour tous. Eric Dolphy et Don Cherry comptent autant que John Coltrane et Ornette Coleman. Il est important de s'en souvenir.

Le tour de la question ne se fera pas en installant les unes et les uns dans un petit train touristique (même avec rébus), abandonnant les autres sur le quai de l'oubli destructeur. Le tour de la question n'existe pas, l'Arche de Noé non plus.

Jean Rochard (qui aime les chanteuses)



(1) militariser, c'est supprimer le choix de chacun pour privilégier ce qui sera, arbitrairement et par le choix de quelques-uns réputés spécialistes, bon pour tous
(2) Voir à ce propos la lettre adressée au journal Le Monde par la commission Solidarité des Allumés du Jazz dans le Journal des Allumés du Jazz No 2 - 2ème trimestre 2000

Couverture du disque de Moniek Toebosch : I can Dance Claxon Records 81-8 - 1981


12.12.10

EYEDEA : "THIS IS WHERE WE WERE"



Le jeune homme en bleu qui fait des bonds sur la photo, c'est Eyedea. À la Black Dog Block Party du 25 juillet, il était venu soutenir son camarade Kristoff Krane. Un peu plus tard dans la soirée, en compagnie de Krane, Desdamona, Carnage il jammait en étincelles avec Ursus Minor, groupe avec lequel il s'était produit avec son compère Brother Ali, ainsi qu'avec D' de Kabal et Spike, au Triple Rock de Minneapolis (édition 2005 du festival Minnesota sur Seine). Eyedea n'est pas venu souvent en France ; Sons d'Hiver l'avait invité en janvier 2007 (Face Candy avec ses compagnons JT Bates et Casey O'Brien). Eyedea, nommé un peu simplement champion du free style était bien plus : un élan fondamental, une manière de se placer, de gagner tant de cœurs, tout en bonds généreux à l'endroit du verbe être. Mais Eyedea n'est plus, son dernier bond n'avait rien à voir. Il nous a légué une force poétique peu commune toujours ramenée à la réalité, là où nous sommes.

Eyedea and Abilities, By the throat
Black Dog Block Party 2010
Annonce Face Candy à Sons d'Hiver


Photos : B. Zon


NEIGE ET SOUVENIRS :
FLASH BACK LOCAL


Tempête de neige aujourd'hui sur St Paul (Minnesota), difficultés énormes de circulation, près de Cooper, épicerie "blue collar" où les frères Coen ont tourné quelques scènes de A serious man, un indien fait de l'auto stop. Sans succès ! Quelques automobilistes (4X4 frimeurs à 10 à l'heure) peu amènes ; les piétons c'est pas leur truc. Les voilà bien penauds quand leur bagnole s'enlise quelques mètres plus loin. Cette petite scène à l'endroit même où d'autres indiens rigolaient six ans plus tôt à l'occasion de la mort d'un acteur-président, scène évoquée dans le compte rendu d'un concert de Prince (musicien local) à l'Xcel Center de St Paul le 17 juin 2004, compte rendu écrit pour Jazz Magazine et publié quelques temps sur le site de la revue. La neige est propice aux souvenirs, flash Back !


Les colombes pleurent mais on espère encore
à propos du concert de Prince du 17 juin 2004 à l'Xcel Center de St Paul Minnesota

Années 80, années Reagan : revanche haineuse sur les années soixante, guerre des étoiles, espace dévoré, surmilitarisation honteuse, promotion nouvelle du racisme, fossé outrageusement creusé entre riches et pauvres, Irangate et établissement d’un bien pire avenir encore : les années Bush (père et fils). Un peu d’espoir au début de cette sinistre farce, des brumes pourpres d’un Minnesota non avare de talents, émerge un sale gamin bien prénommé Prince. Le charme des princes est celui des voyous, des sauvages équipées. Créativité folle : l’enfant terrible des Twin Cities (Minneapolis et St Paul, deux inséparables villes jumelles à la frontière dessinée vaguement par les caprices du Mississippi) trempe sa guitare dans la lave, chante avec la grâce vicieuse d’un ange, arrange, dérange, fout sa zone très bleue et pas protégée, balance son sexe à la gueule, brasse les contrastes, s’invite sans permission à la table du succès pour danser dessus au dessert, les pieds dans le plat avant de mettre les bouts avec sa bécane. L’insupportable petit bonhomme fait son chemin : une voie splendide. Les colombes pleurent mais on espère encore… 4 juin 2004 en plein cauchemar néo conservateur, l’Amérique verse des larmes de crocodiles (souvent faucons). L’anticommuniste Reagan a passé l’arme à gauche. On a changé d’époque, toujours plus grave. Prince le sent sans doute. Il a déjà promis d’abandonner son ancien répertoire lors d’une soirée au Xcel Center de St Paul multipliée par trois (tous les billets ayant été vendu en une heure – trois soirs aussi très vite complets). Par là même il retrouve la chaleur de ses pairs minnesotans. Non qu’il soit jamais parti, au contraire, mais il a renoué avec un succès plus large que celui de son insensée et souvent magnifique école buissonnière pour leur rappeler qu’eux aussi existent dans le monde. Alors on le salue de même. C’est ce qui frappe d’emblée lors de ce 17 juin 2004 au Xcel Center de St Paul pour la deuxième de trois consécutives nuits. La foule qui se presse n’est plus seulement celle des excentriques qui font les beaux jours des surprises parties de Paisley Park, c’est celle d’un Minnesota profond, orpheline de Paul Wellstone qui se lève encore face aux coups de bouttoir républicains qui n’ont jamais pardonné à cet Etat d’être le seul à n’avoir pas réélu Reagan pour son deuxième mandat. Noire, blanche, hispanique, de tous âges (les parents ont souvent amené leurs enfants), elle fête Prince, le reconnaît comme le kid indispensable capable d’offrir une pause en ces jours moroses. Pas d’attente, le show commence pile à l’heure avec une surprise : The Time ouvre le bal. Le Minneapolis sound : des histoires de familles, une bande de gamins désormais quadragénaires sortis tout droit d’Helzapopin. What time is it ? Ca n’a pas changé, ça danse, ça chante, ça se moque. Ca donne le pouls tragicomique d’une Amérique malade. Jeux de mémoire, jeux d’aventure, Prince se pointe, remercie ses copains du Time, il le fera toute la soirée. Une soirée comme une leçon d’histoire. Musicology : l’histoire comme connaissance et non comme science, l’état des lieux et le futur à portée de main. Orchestre vif. Ça tourne. Maceo Parker ! Prince fait passer de nombreux messages, « I’m a Soul Man », la transmission importe, il assume cette responsabilité, vante les mérites de l’indépendance jusqu’à y laisser des plumes de cheval. La musique noire, enfin … la réconciliation possible. Le blues chanté pro-fon-dé-ment. Sur scène, tout le monde court, s’agite en mêlant savamment générosité et économie. Maceo raplique habillé en prof. La transmission toujours. Prince, timide, mais pas humble insiste sur l’importance du musicien, combien il est heureux de son renfort. À un moment les corps stoppent, immobiles, suspense … et puis la danse reprend, plus franche encore, des enfants montent sur scène. Hommage appuyé à Ray Charles. Maceo Parker chante Georgia avec des lunettes de soleil. « J’avoue volontiers que si je suis plus sensible à la disparition de Ray Charles qu’à celle de Reagan, c’est parce que je suis noir. Ray Charles m’a laissé quelques souvenirs merveilleux. Reagan m’a, comme pour les autres Noirs américains, rendu la vie aussi difficile qu’il a pu » écrit Dwight Hobbes dans le principal journal noir des Twin Cities, Insight. Prince s’amuse avec les gloires locales, cite le basketteur Kevin Barnet par exemple ou esquisse un petit coup de griffe en direction d’Elvis Presley après deux mesures avortées de "Jailhouse Rock" : « mieux vaut être un Prince qu’un King ». Et puis, ce set acoustique avec revue des chansons de son passé, phares dans ces années noires. Prince seul avec le public, d’une grande tendresse. Il donne de la confiance : « Prenez votre meilleur accent minnesotan et chantez avec moi ». Le guitariste Mike Scott le rejoint puis tout l’orchestre. On danse encore beaucoup, Prince se fend d’un vertigineux solo de basse. Il plaisante, devient grave en jouant dans l’espace infime qui sépare l’ombre et la lumière. Je pense parfois à Screamin Jay Hawkins ou à l’Art Ensemble. Et puis la fin : l’hymne. "Purple Rain" repris par la foule à plein poumon. Foule qui ne le laisse pas partir, il revient. Les plus attachés le suivront ensuite à Paisley Park où il jouera jusqu’à 4 heures du matin. Alors que la foule sort, un saxophoniste fait la manche. Il joue "Freedom Suite" de Rollins. Bien vu ! Le lendemain alors que d’autres se préparent au dernier volet de ce tryptique princier, Laura Bush est venue à deux pas de là pour faire honteusement campagne. Elle fera flop ! Dehors trois Indiens SDF regardent un drapeau en berne pour Reagan. « Je me demande qui est mort – Sans doute un autre Blanc », et ils pouffent de rire. Ces jours de Prince dans ses villes, les cartes du ciel et positions planétaires n’ont pas été favorables à ce qu’on décrie souvent ici comme le “stiff white male”.

J.R. (Juin 2004)

Photo 2010 : B. Zon


10.12.10

NATHALIE RICHARD IN À BAS BRUIT
UN FILM DE JUDITH ABITBOL


De quelques apparitions gracieuses dans une comédie musicale de Chantal Akerman (Golden Eighties) à des rôles comblés dans les films de Jacques Rivette (Haut bas fragile), Marie Vermillard (Imago, Eau Douce), Catherine Corsini (Les amoureux), Ilan Duran Cohen (La confusion des genres), Dominique Choisy (Confort moderne), Jean-Pierre Limosin (Novo), Judith Abitbol (Avant le jour), en passant par des seconds rôles (mais qu'est ce que ça veut dire un "second rôle" ?) dans le geste fertile de ceux qui ont consolidé le cinéma de toute la force que les stars ne savent avoir (Riens du tout de Cedric Klapisch, Irma Vep ou Fin août début septembre d'Olivier Assayas, Le divorce de James Ivory, Le plaisir de chanter de Ilan Duran Cohen, La chambre des morts d'Alfred Lot, Parc d'Arnaud des Pallières, Le pressentiment de Jean-Pierre Daroussin, Le Passager d'Eric Caravaca, Zim and Co de Pierre Jolivet, Caché de Michael Haneke, Au plus près du paradis de Tonie Marshall), sans oublier le théâtre ou la télévision (c'est fou ce que l'une de ses apparitions sur le petit écran dont il y a tout à redouter vous met en confiance !), Nathalie Richard mêle le sentiment d'une harmonie de corps sans écart illusoire à la correspondance d'une pensée active. Le cinématographe s'arrange trop souvent d'être l'art de la déception entraînant toutes sortes de soumission. Actrice insoumise, et de ce fait, sa seule présence signifie l'éveil ; en cela, elle est soeur d'Harpo Marx, d'Assita Ouedraogo, d'Ingrid Bergman, de John Gielgud, de Mai Zetterling, de Hiam Abbass, de Bibi Andersson, de Bourvil, de Kyôko Kishida ,de Fairuza Balk, de Peter Lorre, d'Ava Gardner, d'Anna Magnani, de Barbara Stanwyck, de George Sanders, de Jean Seberg, de Stan Laurel, de Marthe Keller, de Bette Davis, de Claude Melki, de Will Sampson, d'Illeana Douglas, de Gary Farmer, de Monica Vitti, d'Yves Afonso, de Jane Asher, de Vicki Frederick, de Gena Rowlands ... Ces gens qui, d'écran, font d'abord éclater l'existence, pour que s'élimine l'espace dominé par la négation !

Pour ces raisons sans doute, jusqu'à présent, le rôle évident qui lui revient ne lui fut pas offert. Les cinéastes s'enfouissent à force de tergiverser, la seule chance d'un film est d'être en phase. Là, c'est chose faite avec à bas bruit de Judith Abitbol (qui sortira l'an prochain) où Nathalie Richard interprète (presque) tous les rôles. Pas comme (les aussi formidables) Alec Guiness ou Peter Sellers, mais au sein d'un époustouflant film d'incarnation qui n'abandonne rien, pas un millimètre ni sur l'extérieur, ni sur l'intérieur. Un film du moindre détail très résistant qui sait bien son inclinaison, très insufflant.

Dans à bas bruit, Nathalie chante aussi*, c'est tout naturel, une chanson composée par Tony Hymas (paroles Judith Abitbol) et interprétée par le pianiste et le violoncelliste Didier Petit. Tony Hymas, qui a signé la musique originale s'est senti bien dans cette histoire, suffisamment transporté pour la rejoindre dans la précision de l'ensemble. à bas bruit est un film de haute parole.















 

*On peut aussi l'entendre sur les disques Les Films de ma ville, Buenaventura Durruti, Thisness, De l'Origine du Monde

Photos : productions Bicéphale (actrice), B. Zon (musiciens, cinéaste)

Sur Mai Zetterling lire sur le Glob


URSUS MINOR
AVEC BOOTS RILEY ET DESDAMONA
POITIERS
13 OCTOBRE LE CARRÉ BLEU
PAR ALEXIS BLITHIKIOTIS










Alexis Blithikiotis Photographe


Remerciements à Mathilde Coupeau

Tournée octobre 2010

8.12.10

ANTIWAR COMMITEE, JUNKYARD EMPIRE, LA GUERRE QUI N'EN FINIT PAS ET LE RETOUR DES CHIENS NOIRS


"Si la machine gouvernementale veut faire de vous l'instrument de l'injustice, envers notre prochain, enfreignez la !(1)" Henry-David Thoreau "Wake up !" urge Briahnu du groupe Junkyard Empire pendant que l'orchestre varie "India" de John Coltrane. Et les paroles fusent. Coltrane et le hip hop en même temps, ce n'est pas un effet, c'est une nécessité - joie de constater que Coltrane fait partie de cette nécessité. - car 151 ans après le conseil de Thoreau, le compte n'y est toujours pas... Il faut redire en tous sens et plein de sens, se rassembler. Samedi 4 décembre au Black Dog, l'Anti-war Commitee organisait une Right to remain silent auction (2) afin de collecter des fonds pour venir en aide aux 17 inculpés (3 nouvelles assignations à comparaître). Le motif d'inculpation : leur refus de parler après les raids du FBI (3) dans les habitations de certain(e)s d'entre eux ; militer contre la guerre est assimilé à "lien avec terroristes". Le but, à peine voilé : décourager le mouvement anti-guerre de toutes les façons possibles. L'Amérique d'Obama ressemble à s'y méprendre à la précédente, sauf que sous le roi George, la fourberie s'étalait au très grand jour et les motivations s'exprimaient volontiers sans cette retenue des menaces ("A cause de vous le Tea Party...") justifiant la parfaite inaction. On ne peut qu'admirer ces gens qui risquent de lourdes peines de prisons pour la défense de nos vies. Que faut-il pour que l'on réalise ? Que faut-il pour briser ce silence insupportable qui nous gagne facilement, nous rendant tous complices de l'horreur. La cohérence, même fragmentée, fait avancer. "Wake up ! wake up" Pendant que s'opèrent les achats, à gauche du café, Junkyard Empire joue avec force de musique et de mots, lançant ces sortes d'illuminations soudaines en plein coeur, illuminations du réel. Entre les deux sets, la parole revient à certaines inculpées (la présence considérable des femmes - et de nombreuses mères - dans le mouvement anti-guerre subjugue), le trait d'union avec les mots du groupe frappe. Junkyard Empire a depuis longtemps fait le lien entre expression (4) et action. La musique a ce pouvoir de nous faire lever. C'est fort : l'insurrection de l'éclat ! Pourquoi ne pas en profiter et ruiner une fois pour toutes (à renouveler bien sûr en permanence) ce principe d'éparpillement auquel on souscrit si facilement. Dehors, il neige, Les gens sont heureux de se voir, se retrouver, se rencontrer, se compter. Les achats vont bon train (une publication originale d'Alexander Berkman par exemple), les conversations aussi et la diffusion d'information. On se souvient de ce que fut le lieu pendant la RNC (5). Il est aussi des curieux questionnant ce qui est advenu du dernier mouvement social en France avec des observations du type : "Le gouvernement français cette fois-ci n'a même pas fait mine de négocier, de cette manière il s'adresse aux autres gouvernants et plus du tout à son peuple". Ce mépris devrait nous pousser à quitter toute résignation nous transformant en instrument de l'injustice. Cesser leur guerre, nous reprendre ! Anti- war commitee (1) La désobéissance civile (1849) (2) Right to remain silent auction (3)Raids du FBI contre le mouvement antiguerre (4)Interview Junkyard Empire (5) L'éléphant contre les chiens noirs

6.12.10

OYATÉ ET LEFT FOR DEAD DE RETOUR




Petit à petit le chat refait son nid...














Deux "classiques" de la maison, les disques Oyaté de Tony Hymas et Left for Dead de Tony Hymas et Barney Bush (avec de nombreux camarades et dans la présentation long box réactualisée de 2005), refont leur entrée aujourd'hui au catalogue nato distribué par l'Autre Distribution.

Actualité

Oyaté
Left for Dead

4.12.10

MA RÉPONSE À nato
PAR GÉRARD ROUY


Gérard Rouy répond à l'article publié le 2 décembre sur ce blog.

Photographie : © Gérard Rouy



Cher Jean,

J'ai lu avec attention ton texte orné d'un joli timbre vert-de-gris, que j'avais repéré sur Wikipedia, indiquant qu'Eisler a aussi composé l'hymne de la RDA.

D'abord, je bats ma coulpe. C’est très con d'avoir utilisé ce mot de "dégénérescence". Le Petit Robert en donne deux sens : le fait de perdre les qualités de sa race — sens dont les Nazis se sont évidemment emparé — et perte des qualités, état de ce qui se dégrade. J’avoue que je n’avais pas du tout pensé aux funestes ramifications fétides que le mot véhicule désormais. J'aurais mieux fait alors de parler de "dégradation" ou de quelque chose de ce genre. Mais cela t'aura au moins permis de développer avec la verve qu'on te connaît les rapports entre la musique et les Nazis, ce dont je me réjouis, je me régale, je suis "client". Je pourrais ajouter que le fait que les Nazis se soient appropriés tous les pans de la culture allemande, d'avant-garde ou populaire, explique sans doute pourquoi le free jazz allemand, joué par des musiciens nés pendant la guerre ou juste après, a été si violent et brutal et faisait tellement table rase de son passé. Peter Brötzmann me disait qu’ils avaient posé des questions à leurs pères, et qu’ils n’avaient jamais obtenu de réponse. Pour Peter Kowald, il a toujours été impossible de chanter ou de siffler de vieilles chansons allemandes, c’est probablement pourquoi il aimait tant la Grèce.

Tu me reproches d'autre part de confiner le rock à "l'empire du péché". Je fais partie d'une génération qui a découvert le jazz assez tôt (vers 15 ans), qui a grandi avec le jazz et s’est éclaté avec le jazz, ayant en parallèle une forte affinité intellectuelle et politique avec la lutte des Noirs aux Etats-Unis, etc. Même si, comme tout le monde à vingt ans, j'ai été fortement marqué par Hendrix, les Rolling Stones, la soul music..., au moment où j'écoutais avec avidité Coltrane et Ayler. De ce fait, j’ai toujours été étranger au rock and roll, et j’avais tendance à considérer que c’était une invention du capitalisme pour piller la musique des Noirs et en tirer le maximum de profit. Je me souviens même avoir été choqué à l’époque d’entendre Janis Joplin et un peu plus tard Joe Cocker chanter comme des Noirs. J’ai un peu changé d’avis depuis et je conçois aisément aujourd'hui que cette vision puisse sembler participer d'une sorte d'utopie romantique ridicule...

Non, je ne dis pas que "Jef Lee Johnson, Daniel Yvinec, Bernard Stuber et Marc Démereau n'ont pas d'identités propres", je trouve simplement que cette incessante "revisitation" des classiques (le fait que la plupart soient encore vivants ne change rien) — fussent-ils "rock" — ressemble à une béquille autour de laquelle il est "facile" de bâtir des arrangements et de nouvelles orchestrations. Les musiques des Armstrong, Ellington (même s'il a réorchestré "Casse Noisette"), Charlie Parker, Monk (même s'il reprenait "Tea for two" ou "There's danger in your eyes", "Cherie"), Django Reinhardt, Lee Konitz, Steve Lacy, Coltrane (qui n'a pas fait que jouer "My favorite things" ou "Chim Chim Cheree") étaient des jaillissements ininterrompus de bonheur et d'intelligence en rapport avec leur temps, qui n'avaient nullement besoin de béquilles. Ce qu'a fait Gil Evans autour d'Hendrix est différent car il était question, via Miles Davis je crois, que son orchestre enregistre avec le guitariste-chanteur himself. Las ! Mais je suis sans doute "has been"… Même Evan Parker, de nos jours, ne manque pas d'évoquer fugitivement dans ses solos des bribes de Monk ou de Coltrane... Il se dit même que Brötzmann n'est pas sans envisager d'enregistrer un album de standards. Comme Derek Bailey de son temps, sur les conseils de Zorn. Et j’avais beaucoup aimé La fête à Boby Lapointe par Jean-Marie Machado avec Dédé Minvielle l’an dernier à Nevers, justement. Pourquoi ? Va savoir, Max !

Contrairement à ce que tu écris, j'étais présent au concert de Jef Lee Johnson (dont je ne hais point la musique), un chauffeur m'ayant déposé au Café Charbon avec un léger retard. Comme je ne souhaitais pas rester debout au fond de la salle bondée (mes jambes n’ont plus vingt ans !), je me suis assis en face de l'écran à l'entrée (oui, je sais, comme devant la télé). Je n'ai pas pu constater que la musique de Dylan n'était que "furtivement" évoquée, pour la simple raison que je ne connais pas la musique de Dylan. Je me suis fié au programme.

Enfin, je suis heureux que tu pointes avec gentillesse mon "idée juste du monde" et que tu associes mon travail à Jazz Magazine à celui "d'autres plumes de grandes transmissions" comme Philippe Carles ou Francis Marmande. Un compliment que, en toute humilité, je trouve un peu exagéré.

Bien à toi, et vivent les allumés et les allumettes.

Gérard Rouy


***
Le 3 décembre

Cher Gérard,

D'abord ce que j'ai écris sur ce que je considère comme ton importance en tant que critique est vrai. Nombre de tes articles sur la free music ont été très inspirants pour moi. Je trouve peu cela dans la critique d'aujourd'hui. C'est très frustrant.

Ensuite merci pour ta photographie d'Albert Ayler, elle est superbe !

Lorsque j'ai lu ton article paru dans les Dernières Nouvelles du Jazz
dimanche, il m'a agacé et peiné à la fois. Cette histoire m'a occupé l'esprit ces derniers jours et c'est pourquoi j'y ai apporté une réponse hier, car je ne pouvais faire autrement.

Très rapidement :
- ce que tu dis du free jazz allemand et de sa violence est important, ça le rapproche aussi de certaines explosions de rock
- MC5, groupe de Detroit incarnant une certaine revanche de la classe ouvrière de la Motor City jouait un titre de Sun Râ en fin de ses concerts (en 1967)
- si tu as été fortement marqué par Hendrix, les Stones, la soul music, tu n'es donc pas étranger
- Janis Joplin est une grande chanteuse et le blues est partageable
- il existe ici (
Minneapolis) un magasin de disques punk-rock où l'on trouve tout Brötzmann, tout Sun Râ et tout Evan Parker pour seuls disques de jazz
- le rock n'est pas une invention du capitalisme, pas plus que la soul, le rythm'n'blues, le jazz ou le funk. Sa récupération ne fait néanmoins aucun doute, comme ne font aucun doute les récupérations de la soul, du rythm'n'blues, du jazz ou du funk. Il existe aussi tous types de récupérations, il y en a une belle pour la free music aussi.
- les rapports noirs américains-américains blancs, américains-européens sont forcément très complexes (comment ne le seraient-ils pas avec une histoire d'une telle violence) en matière de musique (je connais des musiciens noirs qui trouvent que le free jazz est une forme bourgeoise pour les blancs et des free jazzmen qui pensent la même chose de la free music européenne, il y a d'autres cas de figures inverses). Le rock n'est, par ailleurs, pas une forme exclusivement blanche, loin de là. Living Colour l'a rappelé à point nommé
- nous occupons nous tous d'une musique qui n'est pas la nôtre ?
- le jazz ne fut pas forcément la musique la mieux associée à la lutte pour les droits civiques. À un moment où il avait fait son extaordinaire révolution interne (free jazz), lorsque Miles Davis, Shepp, Ayler et une foultitude d'autres ont voulu donner de la voix dans ce sens, ils sont allés plutôt vers la soul, le rythm'n'blues, le rock ou le funk (et pas nécessairement pour des raisons mercantiles, ce fut souvent d'ailleurs une prise de risque à la hauteur de la plus vertigineuse improvisation)
- je n'ai pas dit que Coltrane n'avait joué que des chansons, simplement qu'il avait obsessionnellement cherché dans l'une d'entre elles. C'est exemplaire. La première fois que j'ai entendu "My Favorite Things" par Coltrane, je n'avais jamais vu
The Sound of Music (je ne l'ai vu qu'au début de ce siècle). Il peut en être ainsi !
- exemple personnel : la récente tournée française de Fantastic Merlins avec Kid Dakota a (en tous cas, ce fut ressenti par les auditeurs) montré une extension de leur projet partant des chansons de Léonard Cohen pour faire entendre aussi dans et hors des chansons, une musique improvisée, un jazz digne de la beauté réelle que tu appelles de tes voeux (comme Coltrane, ils ne jouent pas que des chansons... mais on peut aussi ne jouer que des chansons)
- tu mentionnes justement les chansons jouées par Monk (intéressant aussi d'entendre ce qu'il disait de la chanson), tous les gens que tu cites (Armstrong, Ellington, Charlie Parker, Lee Konitz, Coltrane) l'ont fait plus ou moins abondamment et Django Reinhardt a joué avec Mireille ou Jean Sablon. Il y a des milliers d'exemples dès les origines du jazz
- les concerts devant les écrans ne sont plus des concerts, mais de la télévision. Pour Jef Lee Johnson, tu aurais pu simplement relater ce que tu avais entendu et non le programme, surtout ayant l'avantage de ne pas connaître Bob Dylan
- "
le jaillissement ininterrompu de bonheur et d'intelligence en rapport avec leur temps" que tu mentionnes (j'aime la formule) n'est pas le seul apanage du jazz, loin de là. Je l'ai vécu et le vis aussi en d'autres endroits
- il y a beaucoup de problèmes en ce moment, mais ils sont (à mon sens) plus profonds que formels, beaucoup de confusion (dont on ne fait pas grand chose)
- ce que tu nommes la "revisitation" n'est pas forcément une affaire de répertoire, elle peut se loger partout et très souvent dans les formes dites libres qui ont leur lot de répétitions séquentielles. Je ne pense pas qu'il y ait plus de "revisitation" que par le passé
- ce qui est inquiétant est plutôt cette espèce de demande de
singularité banalisée permanente en toujours plus : "se faire remarquer sans déranger personne !"d'une pesanteur étouffante. Il faut voir ce que l'on (la presse, l'institution) nous demande (aux producteurs, aux musiciens, aux organisateurs...)
- on peut s'inquiéter sur le fait que les grands événements musicaux (occupant l'espace et de ce fait le confisquant) de ces deux dernières années soient : le remastering des disques des Beatles, la mort de Michael Jackson et la réédition de Bitches Brew

Nous gagnons (tous autant que nous sommes) à nous parler, je crois. Nous devrions le faire plus souvent.

Amitiés,

Jean


Référence : DE LA DÉGÉNÉRESCENCE DU JAZZ ÉVOQUÉE PAR GÉRARD ROUY DANS LES DERNIÈRES NOUVELLES DU JAZZ

2.12.10

DE LA DÉGÉNÉRESCENCE DU JAZZ ÉVOQUÉE PAR GÉRARD ROUY DANS LES DERNIÈRES NOUVELLES DU JAZZ


Cher Gérard Rouy,

Dans un article du 27 novembre pour les Dernières Nouvelles du Jazz, tu rends compte de la récente édition du festival de Nevers. Le préambule m'a arrêté, interloqué et inquiété.
Tu écris : "Une constatation d’abord : le jazz aujourd’hui ne cesse de rendre des hommages à des anciens, de surcroît venus le plus souvent du monde du «rock». Ce qui est le signe, me semble-t-il, d’une certaine dégénérescence de la création musicale et d’une grave crise du «jazz». Ainsi l’O.n.j. de Daniel Yvinec témoigne de son admiration pour l’univers de Robert Wyatt, le Z’tett de Bernard Stuber pour celui de Zappa, le trio de Jef Lee Johnson est dans l’ombre de Dylan, Marc Démereau lance une ode à Gato Barbieri et Das Kapital s’empare du répertoire d’Hanns Eisler". Voilà le jazz en "grave crise", il en a bien le droit après tout quand la finance est en crise, le disque est en crise et que la crise est en crise... On passerait sur cette appréciation à la hache - très média moderne - qui relève sans doute surtout d'une souffrance de voir sa musique chérie prendre des chemins qu'on ne lui reconnaît pas ou de fricoter avec l'impur, si elle n'était précédée de l'inquiétante sentence "une certaine dégénérescence". Voilà bien une expression "qui trouve d’étranges résonances aujourd’hui" comme tu l'écris plus tard à un autre propos.

Le goût des répertoires de Robert Wyatt, Frank Zappa, Bob Dylan, Gato Barbieri et Hanns Eisler est donc partie de cette "certaine dégénérescence". Pour Hanss Eisler, ce n'est pas nouveau, déjà rangé dans cette catégorie de 1933 à 1945 en Allemagne nazie. La musique est alors "dégénérée" lorsque non-allemande ou ne correspondant pas aux critères de l'idéologie en place. Toute idée de progrès ou de transformation, d'avant garde (Schönberg, Berg, Korngold...) ou de rapprochement populaire (Eisler, Dessau, Weill, Brecht) conduit immédiatement à la mise au pilori. Le jazz ou "invasion nègre" (selon Goebbels) ainsi que tous les compositeurs d'origines juives sont abominablement visés. Le grand Stravinsky ne s'honore pas alors (quand sa musique est justement classée "dégénérée" selon les critères aryens) en protestant lâchement dans une lettre du 14 avril 1933 : "Je n’ai jamais été communiste, matérialiste, athéiste ou bolchévique". Plus inquiétant est Anton Webern (aussi épinglé "dégénéré") qui après avoir vilipendé la politique culturelle du parti nazi en privé en 1933 (cinq ans avant l'Anschluß) se range aux vues de l'occupant jusqu'à chanter les louanges d'Hitler et tenter en vain de convaincre les Nazis que le dodécaphonisme peut être une façon d'assurer la puissance de l'Allemagne. Bartók a fait ce que nous aurions tous aimé faire (je l'espère) en réclamant avec un bonheur sans équivoque d'être catalogué "dégénéré". Les oeuvres de Giacomo Meyerber (dont la musique fut pourtant une source d'inspiration intense pour Wagner), Felix Mendelssohn (dont la statue fut mise à bas à Leipzig), Gustav Mahler (que l'inculte Hitler avait dit apprécier lors de ses jeunes années) souffrent d'un acharnement destructeur sans précédent. La confusion due à l'ignorance est faramineuse chez les Nazis et on ne saurait condamner a priori non plus certains compositeurs qu'ils chérissent (Bach, Beethoven, Wagner...) pour des raisons imbéciles ; on s'appliquera simplement à les jouer différemment (l'interprétation ça compte). Robert Wyatt, communiste, Frank Zappa, intellectuel avant-gardiste, Bob Dylan, juif, Gato Barbieri, latino, auraient certainement rejoint leur camarade Eisler aux côté des dégénérés.

Pas d'amalgame ici bien sûr avec tes intentions, car chacun qui te connaît sait ton idée juste du monde et à quel point tu as avec talent et courage, comme tu l'as fait pour le jazz west coast en différé, aidé à la connaissance de l'éruption du grand mouvement de la free-music européenne en temps réel. Ce que tu écris à l'époque de cette éclosion dans Jazz Magazine, aux côtés d'autres plumes de grandes transmissions (Philippe Carles, Francis Marmande, Alain Gerber, Daniel Soutif...), participe d'une sublime contamination de ces musiques comme on en autorise plus guère en la matière. Cette free-music que tu as défendue et continues de défendre représente alors, rappelle-toi, pour quelques esprits chagrins, "une certaine dégénérescence" par rapport à une certaine "pureté" du free jazz, lequel avait aussi, quelques années plus tôt, subit les assauts des fans de be-bop le taxant de "dégénéré", be-bop qui avait fait figure de "dégénérescence" dans sa rupture avec l'esprit précédent. Chacun de ces mouvements a constitué un endroit de panique salutaire, d'enthousiasme plein d'espoir, de révolte stimulante, puis de continuité assagie. Chacun a aussi gardé un peu de ce qui le constituait, même lorsque d'avant-garde, il devenait "ringard". Ainsi le be-bop, le free jazz, la free-music (par exemple) ont tous aujourd'hui encore un peu du pouvoir qu'ils avaient lors de leur jaillissement, mais un peu seulement. Ils ne peuvent plus formellement s'en contenter. Ornette Coleman, Evan Parker ou Von Freeman ont toujours l'expression intacte qui dépasse la forme. Lorsque Max Roach (et ça en scandalise un paquet) compare l'irruption des rappeurs à celle de Charlie Parker, il fait mouche (et le hip hop, probablement le dernier mouvement musical significatif en tant que tel peut-être à ce jour, n'échappe pas à ce qui est arrivé aux autres grandes formes). Lorsque tu désignes le monde du rock avec ce " de surcroît" qui le confine à l'empire du péché, tu procèdes à un grave raccourci. Certains musiciens de punk est-allemand te diront qu'il était bien plus difficile de jouer leur musique dans l'état d'Honecker que celle des musiciens de free-music.

Plus tard dans ton compte-rendu, tu sauves in-extremis le trio Das Kapital dont la démarche serait "radicalement différente". Mais "radicalement différente" de quoi ? Ah voilà l'explication : "un groupe d’impro qui soutient ici la gageure de jouer des chansons, tout en conservant son identité propre ; ainsi donc Jef Lee Johnson, Daniel Yvinec, Bernard Stuber et Marc Démereau n'ont pas d'identités propres ? À moins que ce problème d'identité ne soit qu'un problème de contrôle d'identité et alors ces musiciens pourront s'enorgueillir d'appartenir aux sans-papiers "dégénérés", dignes descendants de Béla Bartók. Ce qui est reproché à ces facteurs de crise semble être leur attachement à, où leur recherche dans le répertoire de musiciens du passé ? À l'exception d'Eisler et de Zappa, ils sont tous vivants, ces musiciens du passé - nos contemporains, comme Bechet était contemporain de Coltrane - en action et souvent en grande forme. Sun Râ ne cherchait-il pas chez Fletcher Henderson, Shepp chez Ellington, Coltrane obsessionnellement dans une chansonnette d'un film populaire ? On n'existe pas seulement quand on a 20 ans. En allant avec vice dans ton sens, on pourrait te dire que la reprise d'Eisler, c'est un grand classique très visité, moins c'est vrai qu'un autre compagnon de Brecht Kurt Weill, mais plus que Paul Dessau (le 45tours du Globe Unity, Charlie Haden, Alfred Harth, Heiner Goebbels, Frederic Rzewski, Dagmar Krause...), mais effectivement Das Kapital le joue avec conviction (leur disque est super).

Les ruptures sont de courtes durées, c'est leur beauté, et pour cette raison toujours nécessaires. Alors c'est vrai, il n'est guère de forme, de mouvement garantissant d'emblée cette beauté-là. Pourtant ils sont nombreux à chercher partout où c'est possible. Ton attachement à une esthétique puissante (aux "anciens") qui a tant signifié t'honore, mais prend garde qu'elle ne t'aveugle pas car à Nevers j'étais, et dans la petite salle du café Charbon, je ne t'ai pas vu lors du concert de Jef Lee Johnson. Tu aurais peut-être pu constater que Bob Dylan n'y était formellement que furtivement et que la musique jouée alors avait toutes les qualités d'improvisation, d'invention et d'immédiateté qui te séduisent tant. Cruel de juger sur un programme ! Pas de "dégénérescence" donc mais une sorte de paresse et de dépit qui gagnent les critiques et chroniqueurs (en des temps difficiles où l'art ne sait pas trop où il en est - comme le reste - Brecht l'avait déjà dit d'un autre temps) qui à leur décharge n'ont plus souvent beaucoup d'espace pour s'exprimer. Mais ces Dernières Nouvelles du Jazz en sont un d'espace. Alors quoi ? Combien de temps va-t-on encore se contenter avec résignation de se présenter devant des distributeurs de bons points approximatifs ? Nous avons besoin de ton aide Gérard ! On aimerait pour paraphraser Edward Perraud que tu cites dans ton article que "Puissent ces critiques de concerts et de disques nous donner le courage de combattre notre société injuste." Et de grâce chassons de nos esprits toute tentation de Gottbegnadeten-Liste.

Amicalement,

Jean Rochard, producteur de musique "dégénérée


L'article intégral de Gérard Rouy dans Les dernières nouvelles du jazz

Jef Lee Johnson à Nevers vu de ce Glob

1.12.10

FANTASTIC MERLINS WITH KID DAKOTA
PARIS
15 NOVEMBRE

Les Merlins avec Kid Dakota avait ouvert à Sons d'Hiver les concerts "nato" de cette année, il leur revint donc de la conclure provisoirement, en ce lieu familier du Studio de l'Ermitage, en attendant l'an 2011. Belle occasion de mesurer le chemin parcouru de l'expédition How the light gets in en terre de chansons, en terre d'improvisations, en terre de poésie, en terre de swing. Dans la salle, pour écouter le groupe, un autre orchestre de circonstance constitué de Jacques Thollot, François Rabbath, Sylvain Kassap, Pablo Cueco, Didier Petit, Mirtha Pozzi, Gérard Siracusa. Soit deux vétérans prestigieux et bien actifs et quelques représentants phares de ce qu'on pourrait appeler la génération Châteauvallon 72 (pourquoi pas ?). Sur scènes comme dans la salle, le échanges furent attentionnés, libres et heureux. Cette dernière soirée fut une soirée de belles naissances.


Merci à Chadli, Yamilé, Olivier Gasnier pour ses drums, l'équipe de l'Ermitage et tous ceux qui ont fait de cette année, ce qu'elle fut.

Fantastic Merlins et Kid Dakota
soit
Nathan Hanson : saxophones
Daniel Levin : violoncelle
Brian Roessler : contrebasse
Peter Hennig : batterie

Kid Dakota : chant, guitare

sont désormais représentés en France pour la scène par Vents d'Est

Disque : How the light gets in

Photo : B. Zon


Tournée de novembre 2010 de Fantastic Merlins with Kid Dakota