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2.12.10
DE LA DÉGÉNÉRESCENCE DU JAZZ ÉVOQUÉE PAR GÉRARD ROUY DANS LES DERNIÈRES NOUVELLES DU JAZZ
Cher Gérard Rouy,
Dans un article du 27 novembre pour les Dernières Nouvelles du Jazz, tu rends compte de la récente édition du festival de Nevers. Le préambule m'a arrêté, interloqué et inquiété.
Tu écris : "Une constatation d’abord : le jazz aujourd’hui ne cesse de rendre des hommages à des anciens, de surcroît venus le plus souvent du monde du «rock». Ce qui est le signe, me semble-t-il, d’une certaine dégénérescence de la création musicale et d’une grave crise du «jazz». Ainsi l’O.n.j. de Daniel Yvinec témoigne de son admiration pour l’univers de Robert Wyatt, le Z’tett de Bernard Stuber pour celui de Zappa, le trio de Jef Lee Johnson est dans l’ombre de Dylan, Marc Démereau lance une ode à Gato Barbieri et Das Kapital s’empare du répertoire d’Hanns Eisler". Voilà le jazz en "grave crise", il en a bien le droit après tout quand la finance est en crise, le disque est en crise et que la crise est en crise... On passerait sur cette appréciation à la hache - très média moderne - qui relève sans doute surtout d'une souffrance de voir sa musique chérie prendre des chemins qu'on ne lui reconnaît pas ou de fricoter avec l'impur, si elle n'était précédée de l'inquiétante sentence "une certaine dégénérescence". Voilà bien une expression "qui trouve d’étranges résonances aujourd’hui" comme tu l'écris plus tard à un autre propos.
Le goût des répertoires de Robert Wyatt, Frank Zappa, Bob Dylan, Gato Barbieri et Hanns Eisler est donc partie de cette "certaine dégénérescence". Pour Hanss Eisler, ce n'est pas nouveau, déjà rangé dans cette catégorie de 1933 à 1945 en Allemagne nazie. La musique est alors "dégénérée" lorsque non-allemande ou ne correspondant pas aux critères de l'idéologie en place. Toute idée de progrès ou de transformation, d'avant garde (Schönberg, Berg, Korngold...) ou de rapprochement populaire (Eisler, Dessau, Weill, Brecht) conduit immédiatement à la mise au pilori. Le jazz ou "invasion nègre" (selon Goebbels) ainsi que tous les compositeurs d'origines juives sont abominablement visés. Le grand Stravinsky ne s'honore pas alors (quand sa musique est justement classée "dégénérée" selon les critères aryens) en protestant lâchement dans une lettre du 14 avril 1933 : "Je n’ai jamais été communiste, matérialiste, athéiste ou bolchévique". Plus inquiétant est Anton Webern (aussi épinglé "dégénéré") qui après avoir vilipendé la politique culturelle du parti nazi en privé en 1933 (cinq ans avant l'Anschluß) se range aux vues de l'occupant jusqu'à chanter les louanges d'Hitler et tenter en vain de convaincre les Nazis que le dodécaphonisme peut être une façon d'assurer la puissance de l'Allemagne. Bartók a fait ce que nous aurions tous aimé faire (je l'espère) en réclamant avec un bonheur sans équivoque d'être catalogué "dégénéré". Les oeuvres de Giacomo Meyerber (dont la musique fut pourtant une source d'inspiration intense pour Wagner), Felix Mendelssohn (dont la statue fut mise à bas à Leipzig), Gustav Mahler (que l'inculte Hitler avait dit apprécier lors de ses jeunes années) souffrent d'un acharnement destructeur sans précédent. La confusion due à l'ignorance est faramineuse chez les Nazis et on ne saurait condamner a priori non plus certains compositeurs qu'ils chérissent (Bach, Beethoven, Wagner...) pour des raisons imbéciles ; on s'appliquera simplement à les jouer différemment (l'interprétation ça compte). Robert Wyatt, communiste, Frank Zappa, intellectuel avant-gardiste, Bob Dylan, juif, Gato Barbieri, latino, auraient certainement rejoint leur camarade Eisler aux côté des dégénérés.
Pas d'amalgame ici bien sûr avec tes intentions, car chacun qui te connaît sait ton idée juste du monde et à quel point tu as avec talent et courage, comme tu l'as fait pour le jazz west coast en différé, aidé à la connaissance de l'éruption du grand mouvement de la free-music européenne en temps réel. Ce que tu écris à l'époque de cette éclosion dans Jazz Magazine, aux côtés d'autres plumes de grandes transmissions (Philippe Carles, Francis Marmande, Alain Gerber, Daniel Soutif...), participe d'une sublime contamination de ces musiques comme on en autorise plus guère en la matière. Cette free-music que tu as défendue et continues de défendre représente alors, rappelle-toi, pour quelques esprits chagrins, "une certaine dégénérescence" par rapport à une certaine "pureté" du free jazz, lequel avait aussi, quelques années plus tôt, subit les assauts des fans de be-bop le taxant de "dégénéré", be-bop qui avait fait figure de "dégénérescence" dans sa rupture avec l'esprit précédent. Chacun de ces mouvements a constitué un endroit de panique salutaire, d'enthousiasme plein d'espoir, de révolte stimulante, puis de continuité assagie. Chacun a aussi gardé un peu de ce qui le constituait, même lorsque d'avant-garde, il devenait "ringard". Ainsi le be-bop, le free jazz, la free-music (par exemple) ont tous aujourd'hui encore un peu du pouvoir qu'ils avaient lors de leur jaillissement, mais un peu seulement. Ils ne peuvent plus formellement s'en contenter. Ornette Coleman, Evan Parker ou Von Freeman ont toujours l'expression intacte qui dépasse la forme. Lorsque Max Roach (et ça en scandalise un paquet) compare l'irruption des rappeurs à celle de Charlie Parker, il fait mouche (et le hip hop, probablement le dernier mouvement musical significatif en tant que tel peut-être à ce jour, n'échappe pas à ce qui est arrivé aux autres grandes formes). Lorsque tu désignes le monde du rock avec ce " de surcroît" qui le confine à l'empire du péché, tu procèdes à un grave raccourci. Certains musiciens de punk est-allemand te diront qu'il était bien plus difficile de jouer leur musique dans l'état d'Honecker que celle des musiciens de free-music.
Plus tard dans ton compte-rendu, tu sauves in-extremis le trio Das Kapital dont la démarche serait "radicalement différente". Mais "radicalement différente" de quoi ? Ah voilà l'explication : "un groupe d’impro qui soutient ici la gageure de jouer des chansons, tout en conservant son identité propre ; ainsi donc Jef Lee Johnson, Daniel Yvinec, Bernard Stuber et Marc Démereau n'ont pas d'identités propres ? À moins que ce problème d'identité ne soit qu'un problème de contrôle d'identité et alors ces musiciens pourront s'enorgueillir d'appartenir aux sans-papiers "dégénérés", dignes descendants de Béla Bartók. Ce qui est reproché à ces facteurs de crise semble être leur attachement à, où leur recherche dans le répertoire de musiciens du passé ? À l'exception d'Eisler et de Zappa, ils sont tous vivants, ces musiciens du passé - nos contemporains, comme Bechet était contemporain de Coltrane - en action et souvent en grande forme. Sun Râ ne cherchait-il pas chez Fletcher Henderson, Shepp chez Ellington, Coltrane obsessionnellement dans une chansonnette d'un film populaire ? On n'existe pas seulement quand on a 20 ans. En allant avec vice dans ton sens, on pourrait te dire que la reprise d'Eisler, c'est un grand classique très visité, moins c'est vrai qu'un autre compagnon de Brecht Kurt Weill, mais plus que Paul Dessau (le 45tours du Globe Unity, Charlie Haden, Alfred Harth, Heiner Goebbels, Frederic Rzewski, Dagmar Krause...), mais effectivement Das Kapital le joue avec conviction (leur disque est super).
Les ruptures sont de courtes durées, c'est leur beauté, et pour cette raison toujours nécessaires. Alors c'est vrai, il n'est guère de forme, de mouvement garantissant d'emblée cette beauté-là. Pourtant ils sont nombreux à chercher partout où c'est possible. Ton attachement à une esthétique puissante (aux "anciens") qui a tant signifié t'honore, mais prend garde qu'elle ne t'aveugle pas car à Nevers j'étais, et dans la petite salle du café Charbon, je ne t'ai pas vu lors du concert de Jef Lee Johnson. Tu aurais peut-être pu constater que Bob Dylan n'y était formellement que furtivement et que la musique jouée alors avait toutes les qualités d'improvisation, d'invention et d'immédiateté qui te séduisent tant. Cruel de juger sur un programme ! Pas de "dégénérescence" donc mais une sorte de paresse et de dépit qui gagnent les critiques et chroniqueurs (en des temps difficiles où l'art ne sait pas trop où il en est - comme le reste - Brecht l'avait déjà dit d'un autre temps) qui à leur décharge n'ont plus souvent beaucoup d'espace pour s'exprimer. Mais ces Dernières Nouvelles du Jazz en sont un d'espace. Alors quoi ? Combien de temps va-t-on encore se contenter avec résignation de se présenter devant des distributeurs de bons points approximatifs ? Nous avons besoin de ton aide Gérard ! On aimerait pour paraphraser Edward Perraud que tu cites dans ton article que "Puissent ces critiques de concerts et de disques nous donner le courage de combattre notre société injuste." Et de grâce chassons de nos esprits toute tentation de Gottbegnadeten-Liste.
Amicalement,
Jean Rochard, producteur de musique "dégénérée
L'article intégral de Gérard Rouy dans Les dernières nouvelles du jazz
Jef Lee Johnson à Nevers vu de ce Glob
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10 commentaires:
Bravo Jean.
Ouf! merci Jean!
comment une telle confusion entre esthétique et modernité peut-elle encore avoir cours aujourd'hui. Comment est-ce possible d'oublier que le jazz de Duke Ellington était extrêmement populaire en son temps? La petite bourgeoisie en mal de reconnaissance sociale tente de creuser à petits coup de pioche mesquins l'écart culturel à coup d'arguments pseudo-esthétiques et de récupération des courants pour faire son petit trou dans cette époque cynique. On ne parle pas du processus créatif réel, envisagé dans toute son épaisseur humaine, sociologique, physique, on cherche expose son érudition comme un privilège de classe. tout ça est petitement égocentrique au fond. Inutile à la musique.
Enchanté par ton texte !
Pour n'avoir, comme tu le sais, jamais aimé le qualificatif jazz qui nous affuble, pour une fois je m'y retrouve... Même si c'est sur un siège éjectacble qu'il est coutume d'appeler un strapontin...
L'ostracisme revêt tant de visages ;-)
Je croise parfois quelques "Panassié" du free-jazz à la boutique et c'est assez douloureux pour nous, à "Souffle Continu" qui tentons vainement de décloisonner les chapelles, d'établir des ponts entre les esthétiques, les courants, les époques... Il faut combattre le traditionalisme, même si la tradition à évidement sont importances... et surtout ne pas l'opposer au modernisme, car l'avant-garde est une aberration !
Vives les musiques !
Théo Jarrier
son importance (pardon!)
Excellente intervention ! ...
On sent le labeur ! ...
Bon, Rouy, déjà, rien que le nom ! ! ... On pourrait se contenter de dire que la dégénérescence du jazz réside surtout dans sa critique ! ...
Mais je pense qu'en effet il y a mieux à faire et que la culture manifeste et revendiquée des formations contemporaines, de l'ONJ à Maja Ratkje en passant par Das Kapital ...(c'est du vrac, inutile de préciser ?) est plutôt l'indice d'une vigoureuse et renouvelée créativité que le signe de son extinction .
Mais, à l'encontre, que dire des insignifiants balbutiements d'une critique exténuée et poussive qui ne trouve quelque vigueur qu'à se répandre en éreintages passéistes, petite littérature de pigiste revanchard et dénuée trop souvent de toute culture musicale.
C. Parle
On n'arrête pas le progrès
http://belettejazz.wordpress.com/2010/12/04/on-narrete-pas-le-progres/
Cette réponse de Jean ne me met pas du tout à l'aise. Jean dit " Pas d'amalgame ici"et de poursuivre par la délivrance d'un visa de conformité de bonne pensée.
Je n'aime pas particulièrement que l'on puisse dire " ta vision juste du monde" phrase qui met celui qui l'énonce dans une position supposée de celui qui saurait quel est le monde juste et lequel ne l'est pas.
Mais s'il ne s'agit pas d'amalgame alors il ne faut pas rebondir sur le terme dégénérescence et créer ansi un faux buzz à l'aune duquel tout le monde va se précipiter ventre à terre en oubliant fondamentalement de traiter le sujet et surtout en oubliant qui est l'auteur de ces lignes ( que l'on ne saurait taxer de quelque dérive passéiste).
Maintenant le débat de fond est ouvert et si je ne suis pas forcéement d'accord avec tout ce que dit Gérard, je m'interroge néanmoins sur le fait de savoir si le jazz est indéfiniment soluble.
L'exemple de l'ONJ est à ce titre frappant car le chemin parcouru entre l'album around Wyatt et les compositions de John Hollenbeck pourraient aussi être interprété comme le signe d'une régénérescence.
Que le jazz accueille d'autres courants musicaux ( c'est le syncrétisme de jerry Roll Morton, qu'il flirte avec le rok et avec la pop dans un melting pot vivifiant est aussi salutaire. Les jeunes aujourd'hui ont autant dans les oreilles de Led Zep que de Sting ou de Billie Holiday. Mais le risque me semble t-il est de croire. A coiditon de ne jamais oublier ses racines fondamentales, son sens de la pulse et du swing ( ALbert Ayler swingue, non ?) et sa liberté hors format.
Le contexte est une chose importante. On oublie souvent de parler du contexte dans lequel la création nait. Mais visiblement la réponse de Jean Rochard à Gérard Rouy permet de le lui rappeler. Si le musicien de Jazz - au fait, c'est quoi au juste en 2010 un musicien de Jazz ! - ressent le besoin d'avancer par la re-lecture, la re-création de "chansonnette pop" qu'il le fasse. Souvent, et c'est le cas pour "My favorite things", la reprise perdure alors que l'original tombe dans l'oublie. C'est aussi pour le musicien un véritable exercice de style voir même une obsession comme Picasso avec les ménines de Vélasquez. Et comme le chantait Lapointe "La peintuuuuureeeu à l'awaiiiileeu"…
Cher Jean-Marc Gélin,
Lorsque j'ai utilisé l'expression "l'idée juste du monde", je ne crois pas avoir été sentencieux et certainement pas délivrer "un visa de conformité de bonne pensée". Votre reproche ne vous empêche pas d'affirmer "que l'on ne saurait taxer Gérard Rouy de quelque dérive passéiste". Donc vous êtes au courant. Je le suis aussi, je le précise même.
Je ne sais pas grand chose, pourtant j'ai quelques convictions et quelques intuitions. Par exemple, je suis absolument convaincu que le monde voulu par les nazis n'était pas juste. Je crois aussi fermement aussi que celui dans lequel nous vivons, même si ce n'est pas le même, n'est pas juste non plus.
On peut tout a fait (je crois) "rebondir" (puisque le mot est à la mode - les kangourous sont amusants) sur un terme employé à tord (c'est ce que dit Gérard après coup) sans penser que celui qui l'a employé se rapporte à tout ce que ce mot implique. Le choix des mots reste une question importante. Et foi de Skippy, je ne sais pas ce qui différencie un vrai "buzz" d'un faux "buzz". Mais je pense qu'un peu d'échange - en ces temps de disette - ne nuit pas.
On peut aussi tout lire sans rien dire, ne parler de rien (ou même ne rien lire sans rien dire). Ca se fait beaucoup, ça ne me plaît pas et c'est vrai, je ne trouve pas ça juste.
J'ai précisément rappelé qui était "l'auteur de ces lignes" pour la raison invoqué dans votre réponse.
J'aime bien avoir des nouvelles des musiques que j'aime et à ce titre (et grâce à son titre aussi), je lis toujours Les Dernières nouvelles du jazz. Merci de nous donner beaucoup de nouvelles (car en fait on en a peu).
Cordialement,
Jean
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