Lors de la Convention Républicaine 2008 qui vit à St Paul (voir L'éléphant contre les chiens noirs) une nouvelle étape franchie dans le façonnage de l'état policier américain, un groupe de musiciens a émergé de façon saisissante et entière par la relation directe entre son vécu musical, sa poésie, son engagement contestataire, ses concerts quotidiens dans les lieux signifiants, ses actions et sa compréhension des situations. Plus encore que Rage Against the Machine qui fit la une le 2 septembre, Junkyard Empire a incarné, les partageant d'égal à égal, l'espoir et la parole de ces milliers de personnes venues à St Paul manifester leur colère contre la guerre, le capitalisme. Hier 16 octobre, ils soutenaient les RNC 8 avec le groupe Pocket of Resistance au Black Dog où ils avaient aussi participé le 23 septembre dernier à une conversation sur les rapports musique et politique.
Brihanu (chant)
C R Cox (trombone/claviers/electronics)
Bryan Berry (guitare)
Dan Choma (basse)
Graham O'Brien (batterie/electronics)
INTERVIEW AVEC BRIAHNU ET CHRIS COX DE JUNKYARD EMPIRE (9/09/08)
Jean : Junkyard Empire ?
Briahnu : Je viens de Philadelphie où j’étais musicien de hip hop et je suis venu ici il y a quatre ans. J’avais laissé tomber l’idée de faire de la musique. Un ami avec qui je travaille m’a dit avoir vu une petite annonce d’un groupe de jazz, un peu free, qui était à la recherche d’un rappeur, mais d’un rappeur dont les paroles auraient un contenu politique. Il m’a un peu poussé, ayant entendu certaines choses que j’avais faites avant. J’ai rencontré Chris et tous ces supers musiciens. J’ai aimé le son et j’ai apporté quelques-uns de mes textes les plus radicaux. On s’est fait haïr de suite. On est parti de là il y a trois ans.
Chris Cox : Avant que tu n’arrives, on avait seulement répété six ou sept fois. On jouait une sorte d’Acid Jazz. Chacun d’entre nous avait, ou bien joué avec des rappeurs, ou au moins était intéressé par la liberté que pouvait apporter ce genre de musique. Quand Brian est entré dans le groupe, on swinguait avec une sorte de funk-jazz et il a posé ses mots assez évidemment.
Jean: Pourquoi cherchiez-vous un rappeur ?
Chris : Pour deux raisons, la première parce que le hip hop permet une liberté considérable, une liberté harmonique, un endroit où l’on peut vraiment chercher loin ; la seconde parce qu’il contient une capacité d’expression, de réelle expression. Le hip hop parle, il s’adresse au pouvoir avec sa poésie. Le format n’est pas contraignant comme avoir à faire rentrer des mots dans une petite mélodie. On peut avoir de long passages avec ou sans couplet, on peut inventer à foison. Nous voulons être politiques, mais pas prévisibles.
Jean : J’ai entendu une fois Max Roach dire que le rap était la chose expressivement la plus forte depuis Charlie Parker, pas avec la même complexité musicale, mais avec la même projection.
Briahnu : Oui peut-être pas avec la même complexité musicale, mais la poésie portée est peut-être plus complexe que bien d’autres formes incluant la poésie. On peut extrapoler sur le choix illimité des rythmes, des polyrythmes et des métriques, à l’occasion assez fouillés, superposés au travail des mots.
Chris : C’est une forme où j’apprends sans cesse. Je suis un souffleur et je pense rythmiquement autant qu’harmoniquement. Je trouve, dans le hip hop, un terrain d’improvisation extrêmement ouvert. La différence entre jazz et hip hop se tient dans le fait que la complexité ne réside pas de ce qui est impulsé par la section rythmique, mais de la poésie elle-même. Dans notre cas, l’improvisation rejoint les mots. D’une certaine façon, c’est un endroit où c’est la simplicité qui crée la complexité alors que dans beaucoup de jazz, la route, quand bien même ayant son lot de surprises, est souvent toute tracée. Du point de vue du son aussi, le hip hop peut être neuf tout le temps.
Briahnu : Nous parlons ici bien sûr du hip hop non-commercial.
Jean : J’ai l’impression que l’avénement du hip hop correspond au moment historique où l’industrie du disque dérape. D’abord, elle n’y croit pas. Ça marche sans elle, alors elle cherche à le récupérer, l’altérer, le manipuler en courant après jusqu’à s’épuiser. Ensuite elle ne sera plus à même de repérer quelque mouvement musical que ce soit.
Chris : Je vivais à San Francisco lorsque j’avais 19 ans, les jazzmen et les rappeurs jammaient assez volontiers ensemble. C’était fréquent d’entendre un rappeur sur un thème de John Coltrane et encore plus souvent sur un thème de Thelonius Monk. Et puis on pouvait aussi voir un type jouer un solo de be-bop dans un set de rap. C’était une forme renouvelée de jazz.
Briahnu : C’est aussi à cette époque qu’il y a eu des restrictions drastiques sur l’emploi des échantillons, une loi limitant leur utilisation. Je crois que le hip-hop a dû s’éloigner du jazz aussi pour cette raison.
Jean : Quel est le besoin de musique dans le monde tel qu’il est ?
Briahnu : Il est difficile de classer la musique, y compris la musique totalement commercialisée qui se love parfaitement dans les play-lists des radios ou de Clear Channel. Cette musique parle aux gens d’une certaine façon. Il existe un foisonnement de choses jouées loin de ce type de projecteurs. Il y a un besoin de contrôler par la musique et de faire de l’argent en même temps. Les multinationales sont fortes pour ça. Si nous ne sommes plus capables d’exercer nos propres choix, c’est que nous sommes soumis aux formats en cours, aux dix chansons choisies pour nous qui font bientôt place à la liste suivante de dix chansons quasi identiques etc. Le contrôle est parfait. Mais il y a cette montagne de musiques différentes qui peut rencontrer tous les besoins d’expression corporels ou intellectuels.
Chris: La créativité ne meurt pas. Aucune multinationale, aucun pouvoir ne peut totalement tuer la créativité. Pour moi, là se niche le rôle de la musique. Son rôle quotidien. Elle est comme toute forme artistique la seule façon de survivre pour la société. La créativité n’est d’ailleurs pas seulement liée à l’art, elle est une partie du quotidien de chacun. Mais quelle part de cette créativité est confisquée par les orientations qui nous sont infligées brutalement ou non? Les radios n’ont plus de DJ, on n’y trouvera plus un type qui mettra "Sidewinder" de Lee Morgan au top à un moment où le rythm’n’blues ou le son Motown dominent.
Jean : Le jazz a aussi beaucoup changé dans son appréhension du monde. Il ne s’agit peut-être pas simplement d’un effet subi du système, mais peut-être aussi d’un éloignement de ceux qui le font.
Chris : Le jazz est une musique qui pèse lourd sur mes épaules. Ca a été une façon d’exister. On le voit encore à la Nouvelle-Orléans, une façon de marcher dans la rue. Dans notre société où dominent d’imposants courants, le jazz a perdu cette relation. Les musiciens portent leur part de responsabilité. On a vu l’éclosion de ce jazz extrêmement institutionalisé, de développement d’écoles où l’on apprend tout jusqu’à copier le son de ceux qui ont fait cette musique. Je me souviens avoir essayé de sonner comme Jay Jay Johnson, j’essayais vraiment très dur en appliquant toutes les recettes, effets de langues etc., et les gens m’encourageaient en ce sens « Super ! tu sonnes comme Jay Jay Johnson ». Je me suis dit, non seulement que ça ne pouvait être le cas, mais en plus me suis demandé de quel genre d’accomplissement il s’agissait. Ca m’a mis en pétard, j’ai foutu tout ça par la fenêtre et suis retourné à l’endroit où j’avais laissé les choses pour en saisir la portée politique aussi. L’académisme qui a envahi le jazz est d’une pesanteur extrême, c’est un langage très contrôlé. Les tenants de ces dogmes me font penser à ces gens venus assister à la Convention Républicaine la semaine dernière qui vous disent « Va y petit creuse ! » en ayant aucune capacité intellectuelle de penser en dehors d’un format qui règle votre vie ou qui sont le produit des manipulation de la propagande du système. Les limites sont ainsi établies qu’on ne peut chercher ailleurs.
Briahnu : Il y a ce bénéfice du status quo.
Jean : Parce que quelqu’un pourrait encore faire un choix... Lorsque l’on voit les meilleures ventes de disques, on y trouve des gens inconnus, il y a deux ans qu’on ne connaîtra plus dans deux ans...
Briahnu : Les buts de l’industrie musicale ont certainement changé en fonction de la nécéssité de contrôle de la société. En ce qui concerne le changement de perspective, nous avons le choix de nous éliminer nous-mêmes ou de considérer un peu tout. Enfant, vous grandissez jusqu’à un certain point.
Chris : Dans ce pays, un rapide sondage montrera que le vendredi soir, les gens ne se ruent pas pour aller écouter de la musique en direct. Prenons les Twin Cities, il y réside beaucoup de talents très divers qui sont encouragés par une poignée de gens venant les écouter avec plaisir. Lorsque je vois l’état de ce qu’il est convenu d’appeler « musique populaire » aujourd’hui et que je mets ça en rapport avec ce qu’il était convenu de nommer à l’identique lors des périodes précédentes. Je frémis. Tout est conditionné par les pratiques du marché, la propagande capitaliste. Mais la responsabilité revient partiellement aux musiciens qui tombent éternellement dans les mêmes pièges en refusant de prendre leurs responsabilités.
Jean : Comment ce lien peut être restauré ?
Chris : Je crois qu’il y a déjà quelque chose qui se passe. C’est très lent car nous sommes aux USA et on ne fait rien très vite dans ce pays, à part les guerres bien sûr où nous sommes imbattables. Mais lorsqu’il s’agit de changements sociaux ou humains qui n’impliquent pas de faire davantage de profit, là ça ne bouge pas vite. les gens qui en souffrent ne croient pas à un changement radical, alors qu’ils devraient y participer. Ca prendra un moment avant que les musiciens ne soient capables de dire « Fuck the music industry » et décident de vivre ce qu’ils font en vérité. Il y a des maisons de disques qui soutiennent ce qui est fait de façon logique en comprenant les transitions et ce que nous sommes et ça c’est appréciable, mais lorsque l’on vous force à être un autre ou travailler sans savoir à quoi ça sert pour quelques cents, quel sens ça a ? On voit beaucoup de groupes de hip hop, toujours le hip hop, au Minnesota qui prennent les choses à la racine sociale de ce que doit être la musique dans son environnement et l’ensemble du processus est vécu de la sorte : pourquoi on fait un disque, comment on le fabrique, ce qu’on y met etc.
Jean : Dans l’histoire, on trouve des musiciens qui ont pris en main leur production avec une belle vitalité, mais d’autres le font aussi par dépit ne trouvant pas où s’inscrire.
Briahnu : Nas dans son disque Illmatic dit « Si c’est réel, vous le faites sans contrat».
Jean : Il y a un sorte d’aspect religieux dans le fait d’être « signé »...
Chris: Oui une idée romantique. Il existe une différence entre avoir l’esprit ouvert et forcer son esprit à être ouvert.
Jean : La semaine passée, durant la Convention Républicaine, Junkyard Empire a été un groupe pas seulement actif artistiquement ; vous avez été les seuls à jouer en prélude à la manifestation du 4, mais aussi politiquement participant comme les autres militants et acteurs.
Briahnu : Nous souhaitons être plus qu’un orchestre, une petite organisation politique, un groupe d’aide. La musique est le nuage qui nous entoure et nous nourrit, mais il y a plus. Si quelque chose d’important doit se passer, nous devons y répondre par la musique, mais aussi par l’action.
Chris : Dans notre chanson « Complex Crooks », les mots disent « You fall for anything if you don’t stand for nothing ». On peut bien sûr rapper sur tous les sujets avec grande passion, on peut jouer une musique qui prône une révolution prochaine sur une scène, mais nous aimons surtout prendre part aux actions, manifester dans la rue avec les gens que nous aimons voir à nos concerts. Nous aimons penser à Junkyard Empire comme une petite « Commune ».
Jean : Et le titre Rise of the wretched ?
Briahnu : Nous utilisons ce titre de la façon dont Frantz Fanon l’utilise (Les Damnés de la terre - éditions la découverte). Il y a une infime minorité richissime qui gouverne le monde, un monde de pauvres ou de classes moyennes qui parfois ne voient pas que la frontière s’amenuise avec celle des pauvres et qu’elles seront aussi inévitablement sacrifiées.
Chris : Les 200 personnes ou moins qui dirigent ce pays et qui nous regardent comme des malpropres sous-éduqués ne pourraient vivre de la façon dont elles vivent sans nous collectivement. Et elles nous oppressent collectivement. Pas besoin de soins, ni d’éducation, ni d’eau propre, pour cette masse méprisée ! À cet endroit soit nous sommes capables de dire collectivement « C’est assez ! », « Je m’en fous d’être pauvre et je vais vous mettre le doigt dans l’œil, MAINTENANT », soit nous nous enfonçons.
Briahnu : Nous devons cesser de nous battre sans cesse entre nous, ils nous tiennent ainsi. Les Américains considèrent les Iraquiens comme des êtres inférieurs, alors qu’une partie d’entre eux de plus en plus grande est aussi confrontée à la pauvreté. Alors quand on bombarde l'Irak pour sauver ce qui nous reste de confort, on trouve ça normal. Tant que nous ne serons pas capables de comprendre que nous sommes régis par les mêmes choses, rien ne se passera.
Chris : De nombreux vétérans qui reviennent d'Irak parlent bien de tout ça, ils sont ceux qui demandent de l’aide pour les Irakiens et qu'on fasse preuve d'unité avec eux. Mon père a fait la guerre du Vietnam. Quand il est revenu, il entendait les gens le traiter de « tueur d’enfants », beaucoup étaient choqués, il ne l’était pas. Il comprenait car il savait très bien ce que les Etats-Unis faisaient au Vietnam. Il s’est engagé ensuite dans le mouvement anti-guerre. La moitié des Américains ne comprend toujours pas qu’elle se bat pour le bien de puissantes multinationales.
Propos recueillis par Jean au Black Dog Café à St Paul le 9 septembre 2008
Le disque Rise of the Wretched (6 titres superbes) est disponible aux Allumés du Jazz pour la somme de 5 euros (port compris)
Chronique in : Disques amis
A consulter : blogs de Junkyard Empire et de Chris Cox
Images : Junkyard Empire à la Black Dog Block Party le 2 septembre 2008 par B. Zon
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Ca fuse par chez vous
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