Années 80, années Reagan :
revanche haineuse sur les années soixante, guerre des étoiles, espace dévoré,
surmilitarisation honteuse, promotion nouvelle du racisme, fossé outrageusement
creusé entre riches et pauvres, Irangate et établissement d’un bien pire
avenir encore : les années Bush (père et fils). Un peu d’espoir au début de
cette sinistre farce, des brumes pourpres d’un Minnesota non avare de talents,
émerge un sale gamin bien prénommé Prince. Le charme des princes est celui des
voyous, des sauvages équipées.
Créativité folle : l’enfant terrible des Twin
Cities (Minneapolis et St Paul, deux inséparables villes jumelles à la
frontière dessinée vaguement par les caprices du Mississippi) trempe sa guitare
dans la lave, chante avec la grâce vicieuse d’un ange, arrange, dérange, fout
sa zone très bleue et pas protégée, balance son sexe à la gueule, brasse les contrastes,
s’invite sans permission à la table du succès pour danser dessus au dessert,
les pieds dans le plat avant de mettre les bouts avec sa bécane.
L’insupportable petit bonhomme fait son chemin : une voie splendide. Les
colombes pleurent mais on espère encore… 4 juin 2004 en plein cauchemar néo
conservateur, l’Amérique verse des larmes de crocodiles (souvent faucons).
L’anticommuniste Reagan a passé l’arme à gauche. On a changé d’époque, toujours
plus grave. Prince le sent sans doute. Il a déjà promis d’abandonner son ancien
répertoire lors d’une soirée au Xcel Center de St Paul multipliée par trois
(tous les billets ayant été vendu en une heure – trois soirs aussi très vite
complets). Par là même il retrouve la chaleur de ses pairs minnesotans. Non qu’il
soit jamais parti, au contraire, mais il a renoué avec un succès plus large que
celui de son insensée et souvent magnifique école buissonnière pour leur
rappeler qu’eux aussi existent dans le monde. Alors on le salue de même.
C’est
ce qui frappe d’emblée lors de ce 17 juin 2004 au Xcel Center de St Paul pour
la deuxième de trois consécutives nuits. La foule qui se presse n’est plus
seulement celle des excentriques qui font les beaux jours des surprises parties
de Paisley Park, c’est celle d’un Minnesota profond, orpheline de Paul
Wellstone qui se lève encore face aux coups de bouttoir républicains qui n’ont
jamais pardonné à cet Etat d’être le seul à n’avoir pas réélu Reagan pour son
deuxième mandat. Noire, blanche, hispanique, de tous âges (les parents ont
souvent amené leurs enfants), elle fête Prince, le reconnaît comme le kid
indispensable capable d’offrir une pause en ces jours moroses. Pas d’attente,
le show commence pile à l’heure avec une surprise : The Time ouvre le
bal. Le Minneapolis sound : des histoires de familles, une bande de gamins
désormais quadragénaires sortis tout droit d’Helzapopin. What time is it ?
Ca n’a pas changé, ça danse, ça chante, ça se moque. Ca donne le pouls
tragicomique d’une Amérique malade. Jeux de mémoire, jeux d’aventure, Prince se
pointe, remercie ses copains du Time, il le fera toute la soirée. Une
soirée comme une leçon d’histoire. Musicology : l’histoire comme
connaissance et non comme science, l’état des lieux et le futur à portée de
main. Orchestre vif. Ça tourne. Maceo Parker ! Prince fait passer de nombreux
messages, « I’m a Soul Man », la transmission importe, il assume
cette responsabilité, vante les mérites de l’indépendance jusqu’à y laisser des
plumes de cheval. La musique noire, enfin … la réconciliation possible. Le
blues chanté pro-fon-dé-ment. Sur scène, tout le monde court, s’agite en mêlant
savamment générosité et économie. Maceo raplique habillé en prof. La
transmission toujours. Prince, timide, mais pas humble insiste sur l’importance
du musicien, combien il est heureux de son renfort. À un moment les corps
stoppent, immobiles, suspense … et puis la danse reprend, plus franche encore,
des enfants montent sur scène. Hommage appuyé à Ray Charles. Maceo Parker
chante Georgia avec des lunettes de soleil. « J’avoue volontiers que si je
suis plus sensible à la disparition de Ray Charles qu’à celle de Reagan, c’est
parce que je suis noir. Ray Charles m’a laissé quelques souvenirs merveilleux.
Reagan m’a, comme pour les autres Noirs américains, rendu la vie aussi
difficile qu’il a pu » écrit Dwight Hobbes dans le principal journal noir
des Twin Cities, Insight. Prince s’amuse avec les gloires locales, cite
le basketteur Kevin Barnet par exemple ou esquisse un petit coup de griffe en
direction d’Elvis Presley après deux mesures avortées de Jailhouse Rock :
« mieux vaut être un Prince qu’un King ». Et puis, ce set acoustique
avec revue des chansons de son passé, phares dans ces années noires. Prince
seul avec le public, d’une grande tendresse. Il donne de la confiance : « Prenez
votre meilleur accent minnesotan et chantez avec moi ». Le
guitariste Mike Scott le rejoint puis tout l’orchestre. On danse encore
beaucoup, Prince se fend d’un vertigineux solo de basse. Il plaisante, devient
grave en jouant dans l’espace infime qui sépare l’ombre et la lumière. Je pense
parfois à Screamin Jay Hawkins ou à l’Art Ensemble. Et puis la fin : l’hymne. Purple
Rain repris par la foule à plein poumon. Foule qui ne le laisse pas partir,
il revient. Les plus attachés le suivront ensuite à Paisley Park où il jouera
jusqu’à 4 heures du matin. Alors que la foule sort, un saxophoniste fait la
manche. Il joue Freedom Suite de Rollins. Bien vu !
Le lendemain alors
que d’autres se préparent au dernier volet de ce tryptique princier, Laura Bush
est venue à deux pas de là pour faire honteusement campagne. Elle fera flop !
Dehors trois Indiens SDF regardent un drapeau en berne pour Reagan. « Je me
demande qui est mort – Sans doute un autre Blanc », et ils pouffent de
rire. Ces jours de Prince dans ses villes, les cartes du ciel et positions
planétaires n’ont pas été favorables à ce qu’on décrie souvent ici comme le
“stiff white male”.
J.R (Article écrit pour la revue Musiq en octobre 2004)
4 commentaires:
merci pour ce joli papier sur un dossier que tu connais extrêmement bien ! un point de vue à partager
amitié
Joli rappel ... Merci Jean !
Merci Jean, j'attendais ta voix, elle est juste, précise, riche comme d'habitude.
Merci
Cher Jean, comme toujours une belle plume et une analyse juste et sensible. A la nouvelle de son décès nos pensées ont convergé vers Minneapolis / Saint-Paul. Vers toi, vous, le Minnesota sur Seine et tous ces beaux souvenirs que tu nous as offerts.
Des bises d'amitié.
Sergine et Guy
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