Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

13.11.16

SUPERTRUMP : CRIME OF THE CENTURY ?


Chaque événement surgissant, dramatique, violent, grâce aux médias nouveaux, aux réseaux sociaux superquick, génère désormais automatiquement son cortège de lamentations avisées, de petits tags malins, de points de vue obligatoires, de citations assorties, de frissons ressemblants, d'intimités divulguées, d'informations relatives, d'anachronismes experts, de réponsachôs, de johansfarismes. C’est sincère et ça fait du bien… quelques heures. Ainsi on se lamente ensemble un bon coup, on se réchauffe dans la froideur numérique, et puis, l'émotion dissipée, on retourne à ses occupations, à sa pornographie ordinaire, à ses indolores (à vérifier) captivités, ses carcans hypocrites. L'élection américaine du 7 novembre n'échappe pas à la règle. On a vu ressortir des placards à la vitesse grand V les amusantes déclinaisons de la statue d'Auguste Bartholdi (mise en œuvre en 1871 juste après la sanglante répression de la Commune de Paris) qui s'étaient déjà pointées lors de l'intenable expérience Bush - la statue pleure, se dénude, se fait tripoter par un crétin (the crétin), s'effondre etc. et à l'avenant tout l'attirail de désolation suggérée, de bonne conscience tranquille (c'est la faute de l'autre), d'anti-américanisme facile, de tri compassionnel ("nos amis américains"), d'invective de deuil temporaire. Ça soulage un peu, peut-être, comme à la télé (ce sont des histoires d'écrans). Comme à la télé aussi, on cherche l'originalité dans la consternation, on tire d'abord, on réfléchira plus tard (une astuce de flic).

À ce jeu, les vedettes de la pire télévision sont maîtres. Les longueurs d'avance ne se comptent plus. Le président à venir par exemple : Frankenstein qui a effrayé ses inventeurs, élu d'abord à la faveur de tant de lâchetés, d'abandons, de mépris, d'arrogances, de racismes ordinaires, d'imbécilité politique, de gavage médiatique, de créativités détruites.

Le 7 novembre, certes le choc fut grand. Mais pour insoutenable que soit l'inédit événement, la surprise ne peut réellement en être une. Ce choc n'est-il pas d'abord celui des petits progressismes bourgeois dérangés dans leur sieste (salut René !), celui de nos inconséquences complices lorsque tout concourt à cet alarmant résultat. Et l'alarme n'a-t-elle pas sonné depuis longtemps ?

Les traces abondent. Des "progressistes" engoncés dans leur progrès ont brocardé la lutte des classes, méprisé (avec condescendance "humaniste") les ouvriers, les petits paysans, les pauvres (qui ne figurent plus nulle part dans les agendas politiques), les étrangers (du sud), dévitalisé l'intensité intellectuelle, encouragé les monstruosités des chantiers délirants et ravageurs aux emplois fictifs, adopté des postures adultes de "il faut être réaliste", stigmatisé le réveil de la jeunesse pour son énergique clairvoyance poétique et ses combats contre un futur imposé, seules chances du monde, seules lueurs de révélations de moments de vie encore possibles.

Mais après un tel désastre, voilà encore ces démocrates à l'œuvre inventant les boucs émissaires, reprenant leurs petites combines pour le coup d’après. Surtout pas eux les bien votants ! Le lit de Donald Trump, parfait produit du système, a pourtant été fait puis bordé par ces opposants-là dans leurs beaux draps démocratiques, déplorant sans agir les restrictions du langage, participant ainsi à sa casse.

Monsanto et Bayer se sont mariés avant l'élection. Les responsables de la dite crise bancaire et financière de 2007-2008 n'ont jamais été poursuivis. La guerre fait rage. La folie religieuse aussi. Les riches s'esclaffent. Les politiciens calculent. Au rapport ! Au rapport ! Des milliers de gens cherchent un endroit pour vivre. La Méditerranée comme cimetière de tant d'espoirs. Les morts de Pavlos Fyssas, Michael Brown, Rémi Fraisse, Philando Castile, Adama Traoré ne sont pas des incidents d'occasion.

La souffrance n'est pas une coquetterie.

Le premier ministre de la République Française a affirmé après l'élection du nouveau président des Etats-Unis d'Amérique que sa victoire à la présidentielle américaine marquait "le besoin de frontières et de réguler l'immigration" mais aussi de "mieux protéger les classes moyennes et partager les richesses". Une fois que l'on a mis tous les gêneurs dehors, il est plus simple de partager, pas vrai ! Protéger les classes "utiles" contre les classes "croupissantes". Qui peut encore parler de "besoin de frontières" quand l'avenir du monde se joue dans une meilleure perception locale pour un voisinage universel ?

Regardons la façon ignominieuse dont sont traités les résistants au Dakota Access Pipeline dans la réserve lakota de Standing Rock ? La façon ignominieuse dont sont souvent traités les opposants à l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes ? La façon ignominieuse dont a été traitée la montée d'une sorte de rage salutaire contre la loi travail et tout ce qu'elle représente. Pour ne citer que trois exemples récents, trois exemples de luttes extralucides, créatives, ouvertes, de luttes contre le suicide même, trois exemples de créativité ouvertes sur les considérations du passé et du futur, de recherche de vie commune, de confrontation aux complexes réalités de vie, de relations, dans une société qui ne sait plus rien offrir d'autre que des succès illusoires, des promesses d'emploi (en appuyant sur le p dans le discours) ou au pire et par élimination, le refuge suicidaire dans de terrifiantes valeurs religieuses. Dans les urnes américaines, il n'y avait pas de bulletin contre la mort, il n'y en aura pas en France au printemps prochain.

Alors même si le lit de Supertrump est, pour reprendre l'analyse de certains optimistes, le signal du déclin annoncé du capitalisme, endiguons tous les renoncements rapides et de bonne conduite citoyenne supposée (les prochaines présidentielles françaises en sont un insensé symbole) qui laisseraient champ libre à la souffrance. Il importe d'en enlever les draps, les couettes et les housses de couettes, d'en déménager tous les meubles, de démolir les murs de la chambre et toutes ses imitations à venir. En finir avec le crime du siècle naissant. Reprenons nos rêves fraternels en des lumières plus directes, en constants échanges quand bien même vulnérables (de Ricardo Mella : "La liberté comme base, l'égalité comme moyen, la fraternité comme but"), des attitudes sensibles contre les multiples ruinants. Les fragments parviendront à s'organiser si nous le voulons au-delà de LEUR ligne, la dernière ligne.



Photo : B. Zon