Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

17.5.19

DORIS DAY


Pour Pierre-Jean Bernard, Young at Heart

C'était à l'école publique en classe primaire dans un petit village de l'ouest français, pour l'arbre de Noël, les instituteurs avaient projeté le film Un pyjama pour deux (Lover come back - Delbert Mann, 1961). L'émoi fut total pour le jeune enfant, une sorte de révélation douce de la complexité des relations amoureuses. Les parents étaient furieux après les instituteurs, jugeant le film immoral (sic) pour l'âge à peine de raison de ses spectateurs et s'exprimaient alors dans une sorte de confusion les antagonismes légués par la seconde guerre : gaullistes contre communistes avec l'anti-américanisme comme dénominateur commun (mais ici les seconds avaient choisi le film made in USA pour choquer les premiers - le monde n'était donc pas si simple qu'il en avait l'air). C'était bien avant 1968 et Doris Day (par la voix de Claire Guibert - qui doublait aussi alors Marilyn Monroe, Ava Gardner, Vivien Leigh, Linda Darnell...) imprima sa marque au milieu d'un grand chahut grandissant chaque jour. Une marque enfantine, par une sorte de simplicité fulgurante, un envoi de traduction de longue durée.

Il y eut mieux à découvrir que la girl next door, d'autres films vus un peu plus tard comme Pillow Talk de Michael Gordon (1959) dans la veine du précité ou The man who knew too much d'Alfred Hitchcock (1956). Le réalisateur de L'ombre d'un doute trouvait "parfaite" Doris Day (née Doris Kappelhoff en 1922) dans ce film où, pour la première fois, elle chante "Que sera sera", son deuxième générique (repris dans les télévisuelles Doris Comedies). Doris chantait donc et mieux que bien. Un accident d'automobile l'avait contrainte à abandonner la danse. Elle deviendra la chanteuse du grand orchestre de Les Brown dans les années 40 où elle offrira une version inégalable de "Sentimental Journey", son premier générique. Découverte d'une discographie (une trentaine d'albums sous son nom) intégralement plus qu'honorable où l'excellence dispute souvent aux perles tel Duet petit chef-d'œuvre avec André Prévin et son trio. L'introduction de "Close your Eyes" avec Red Mitchell est une de ces ineffaçables sensations musicales. Une tonalité de velours où s'amorce imperceptiblement comme un vent qui nous fait mieux entendre la vérité du fantasme. Jazz indeed ! Une bonne filmographie de 39 films entamée avec Michael Curtiz (trois films dont Young Man with a Horn - 1950, où elle retrouve sa vie de chanteuse de big band). Dans le vivifiant The Pajama Game (Pique-nique en pyjama - Stanley Donen 1957) elle est leader syndicale, dans Storm Warning (Stuart Heisler, 1951) elle se bat contre le Ku Klux Klan. On ajoutera un thriller bien troussé avec Rex Harrison (Midnight Lace, David Miller - 1960), de nombreuses comédies assez ou pas mal réjouissantes (Teacher's Pet avec Clark Gable- George Seaton 1958, Send me no flowers avec Rock Hudson et l'épatant Tony Randall - Norman Jewison 1964, The Glass Bottom Boat {La blonde défie le FBI} Frank Tashlin 1966) et quelques comédies musicales de haut vol comme Calamity Jane (David Butler 1953), figure à laquelle elle a plaisir à s'identifier et film où elle expose le sagace "Secret Love", son troisième générique.

Si tout cela concourra à façonner une artiste immensément populaire, cela n'ouvrira pas grand accès à la légende (même si un groupe de féministes londoniennes en fait son héroïne dans les années 80, même si elle est citée dans "Dig it" des Beatles ou dans Up your Sleeve du groupe Alterations). Elle s'évaporera avec l'impossible image d'une Amérique innocente disparaissant dans l'horizon fuyant. Pourtant la lecture de l'autobiographie Doris Day: Her Own Story (co-écrite avec A.E. Hotchner, lequel a aujourd'hui 102 ans) révèle une complexe vie d'artiste souvent bien sombre : femme battue et abusée par son premier mari, le dément tromboniste Al Jorden, un second mariage sans bonheur avec le saxophoniste George Weidler, quelques aventures difficiles (avec un acteur nommé Ronald Reagan), un troisième mariage avec le producteur Martin Melcher (son manager) qui trouva la mort dans un accident automobile la laissant face à un océan de dettes (motif moteur des séries télévisées Doris Comedies). L'envie de tout plaquer, l'impossibilité de tout plaquer. De drôles d'ombres projetées (Charles Manson), des images fugitives titillantes comme cette relation avec Sly Stone (qui reprendra "Que Sera Sera" avec The Family Stone). En 1967, elle refuse à Mike Nichols le très convoité rôle de Mrs Robinson dans The Graduate en 1967 (pas envie d'être à poil). En juillet 1985, elle se trouve aux côtés de Rock Hudson lorsqu'il annonce publiquement qu'il est atteint du sida. Son fils aimé, Terry Melcher (fils d'Al Jorden doté du patronyme du troisième mari), compagnon de Candice Bergen et incidemment premier utilisateur de protools en studio (pour un album des Beach Boys), devint producteur des Byrds, de Brian Wilson (qu'il présente à Van Dyke Parks), des Mamas & the Papas, des Rising Sons (Taj Mahal et Ry Cooder). Le projet d'enregistrement de Charles Manson se limitera à deux chansons (pour des raisons évidentes). Melcher produira en 1985 le bref retour à la télévision de sa mère, Doris Day's Best Friends, émission dévolue à la passion de cette dernière pour les animaux qu'elle finit par préférer aux hommes leur consacrant, pendant plus de 40 ans, l'essentiel d'une existence qui s'est achevée à 97 ans le 12 mai 2019.

Reste l'image enfantine, au pas ralenti demeurée intacte, une sorte d'étroite affinité un peu inventée, un brin réelle ("I was there", chanson de Steve Beresford et Andrew Brenner dans Eleven Song for Doris Day 1 ou quelques échanges avec Martin Daye en 1992 pour un bref espoir déraisonnable soustrait au temps ou encore ces citations de la version de "Que Sera Sera" de Sly Stone par Jef Lee Johnson dans les concerts d'Ursus Minor de l'an 2005). Reste aussi quelques films toujours plaisants à revoir, et surtout une voix merveilleuse de séduction métaphorique, la voix superbement posée d'une femme nommée jour : une harmonie ouverte en pleine lumière.

1 Eleven Song for Doris Day, Steve Beresford, his piano and Orchestra featuring Deb'bora, Terry Day et Tony Coe (Chabada 0H7 - 1985)

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