Enfants d'Espagne

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21.3.20

LA GRANDE GRÈVE

"Vous savez, je crois qu'il faut vivre les histoires avant de les inventer"
Le personnage de Jerzy in Passion (Jean-Luc Godard - 1982)

Nous avions espéré une grande grève... œuvré même. Un moment rêvé où nos espoirs enfin librement nus ne seraient que vie puisant à sa source. Les tentatives furent nombreuses, insistantes mais incomplètes : arrêt des transports en commun, pauses douloureusement marquées des enseignants, des infirmières, radio en berne, danseuses et musiciens d'opéra en panne volontaire, avocats prêts à bondir, lycéens exaspérés, étudiantes agitées, femmes libres de leurs colères, gilets de détresse, conseils de quartiers, batailles de rue... un petit rouleau de vagues qui ne sut déchaîner le libre océan. Trop de police, trop d'entraves, trop de fourberie, de répression, trop d'autocratie, de duplicité politique, de télétravail, trop d'impostures, de vie à toute vitesse - sans vie, trop de semonces pour battre en retraite, trop d'indifférence souvent de nos pairs aussi. D'indifférence ou de peur, d'anesthésie et de tendance sécheresses des cœurs. Trop d'empêchements de vivre pour pouvoir inventer.

Alors sont arrivés d'autres signes, des fièvres renversantes, une forme de streaming immédiatement dévastatrice. Une sinistre mise en lumière d'une société qui court à sa perte, qui n'a même plus de quoi soigner les êtres. Mais les cuistres ne voulaient rien entendre et puis à contre cœur, ils se sont en partie résolus avec leurs sales habitudes, de contresens, de langage de guerre, de téléréalité et de flics en tous genres.

La grande grève ? Dans nos intérieurs, désobéir, s'organiser, s'occuper des siens et des autres, découvrir nos raisons mêmes, soutenir celles et ceux qui - si longtemps bafoués - s'exposent, s'occupent des malades, des anciens, des sans-logis. Il n'existe pas de télémendicité, mais les solidarités diverses peuvent soigner leurs pousses.

La grande grève ? Le sable des caresses du regard attentionné.

La grande grève ? Elle semble nous dépasser à ne pas savoir qu'en faire. Et l'on assiste immédiatement à la folie volontariste de faire à tout prix. À tous téléprix qui croyaient prendre. Et pour cela, du fond de nos intérieurs, c'est une autre colonisation qui s'opère, celle de ce territoire "découvert" depuis une vingtaine d'années : l'Internet, nouvel espace à conquérir d'un Manifest Destiny chauffé à blanc, divine expansion d'une civilisation dévorante. Première réaction, le surinvestir, en faire un lieu de travail, un lieu de famille, un lieu de patrie. Et nous y jetons sans réserves tous nos déchets, nos intégrales vaniteuses, nos inutiles inutilités, nos célébrations futiles, nos anniversaires, ceux de nos animaux qui s'en contrefoutent, de nos enfants qui s'en contrefoutent, de nos intimités déplacées dégageant l'intime. Et même ce texte. Même nos silences sont automatiquement souillés. En une journée de confinement, on a déjà la promesse d'une multitude de concerts en appartement en ligne, de "je vous offre un chanson par jour" en ligne (et lorsque dans l'offre, vous avez Andrew Lloyd Weber, vous comprenez bien la dimension de cette autre contamination), de "regardez comme j'ai un bel appart" en ligne, d'apéros en ligne, de poils de chats en ligne, de poils de cul en ligne, de "donnez-nous-notre-pain-quotidien" en ligne, de "je suis chez moi" en ligne, de tout un tas de fourbi en ligne. Déjà une promesse de saturation qui n'a plus rien à voir avec un raisonnable "ce qu'on a à dire", à dire en vérité, mais avec l'instauration de nouvelles cadences infernales auto-infligées. Mise en ligne, mise au pas. La connexion permanente ne serait-elle pas l'effacement des relations profondes, la communication outrancière, la fin programmée du langage ? Non à la 5G. Non aux grands travaux inutiles "virtuels". Stop ! Nous avons assez de ce que nous avons déjà fait, et de ce que nous ferons, en chair, avec de plus respectueuses préparations. 

La grande grève ? Nous avons soudain un véritable espace à vivre, à imaginer collectivement, non par des pansements numériques, mais par un profond sentiment de vie. Ce sentiment de vie non coté aux cours des marchés, fussent-ils ceux de la chose artistique.

Bien sûr qu'il n' y eut pas, hélas, de véritable record d'abstention lors des élections du dimanche 15 mars (un commentateur radio annonçait le matin même avant le bulletin météo : "beau temps pour aller voter"). Un véritable record d'abstention aurait été zéro bulletin déposé dans l'urne. Qui peut encore croire à cette méprisable carotte ?  Et comment y-a t-il pu avoir une seule voix pour Agnès Buzyn ex ministre de la santé reconvertie en quelques heures en fantoche éligible, qui à elle seule pourrait incarner, à vue d'œil, le nec plus ultra de la crétinerie politique, du mensonge sans même la moindre subtilité, d'une forme d'empoisonnement revenant à personnifier l'empoisonnement lui-même ? À elle seule ? Mais elle n'est pas seule, on pourrait citer Jean-Michel Blanquer, ministre de l'Éducation nationale et de la jeunesse : "Nous n'avons jamais envisagé la fermeture totale des écoles (...) quand vous fermez les écoles de tout un pays, ça signifie que vous paralysez en grande partie ce pays (...) [La Corée et l' Italie], ce n'est pas notre modèle", le ministre de l'économie Bruno Lemaire promettant 1 000 euros à qui est volontaire au travail (allez vous descendrez bien dans le réacteur !), la ministre du travail Muriel Pénicaud, infatigable de bêtise, défendant bec et ongles ses différents records d'insanité : “Dans le bâtiment, beaucoup disent : ‘Ah on ne peut pas travailler parce qu’on est tous ensemble dans la même camionnette, à moins d’un mètre’ (...) Ok, eh bien pourquoi on n’y va pas en deux voitures ? On rembourse les frais, et on arrive sur le chantier, où souvent on n’est pas côte à côte". La liste de ces méphitiques n'est pas close. Ainsi leur grand chef et son "nous sommes en guerre" lorsqu'il s'agit de soigner des gens et non de restaurer la croissance, leur putain de croissance meurtrière. La recherche est celle de la paix des corps, en guerre on envoie les soldats au casse-pipe.

Les villes désertes furent désertées avant le virus, avalées par la broyeuse à fric des Wall Mart, des Amazon, des Carrefours, des Leclerc, des Vinci, des Google, des Netflix, etc. Réhabitons d'abord nos chez nous à partir de chez nous puis dans la grande décontamination, nos espaces, nos lieux d'accueils. Les souffrances des êtres ne sont pas acceptables, même à distance. Nos refuges temporaires peuvent être autant de préludes à nos défenses véritables contre l'injustice comme norme acceptée, contre les méthodes de gouvernement pour entretenir cette "évidence", contre une forme d'information (de communication dira-t-on aujourd'hui) qui laisse une place de peau de chagrin à ce qu'on a véritablement à dire.

Joe Biden, autre incurable, candidat à l'investiture démocrate pour les élections américaines, parle de Donald Trump comme d'un accident vite effacé lors d'une élection dont le but serait le retour à la normale (la normale des guerres indiennes, de la ségrégation, du Vietnam, des violences policières ?). Les palissades de l'oppression se dresseront encore, mais dans la conscience que le relief de nos vies vaut mieux que la platitude des écrans, nous devrons défaire avec force, vivre et inventer pour diminuer l'impact de tous les virus.

Après la grande grève ? Le retour à la normale serait une autre peste. Il nous reste le choix vivant de notre simple humanité à l'improviste, c'est beaucoup.



4 commentaires:

martine a dit…

Magnifique !
Ce texte m'est arrivé sans internet, sans ordinateur, sans être en ligne.
Ai entendu les mots comme des tam-tams, vu les signaux de fumée au-dessus des toits. Merci.

nato (en minuscules) a dit…

"Tu emprunteras encore un peu les routes avant d'accéder aux chemins"
Attribué à Lao Tseu

Jason a dit…

Bravo pour "notre simple humanité à l'improviste," c'est l'essentiel. Merci, Jean.

Margaux Rodrigues a dit…

Magnifique, et tellement vrai...