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Enfants d'Espagne
9.8.08
GERRY MULLIGAN
PAR
FRANCOIS CORNELOUP
Récemment, quelqu’un m’a demandé à juste titre pourquoi je parlais si peu de Gerry Mulligan qui pourtant est une figure emblématique, probablement la plus populaire du saxophone baryton, cet instrument qui accapare la majeure partie de mes préoccupations d’instrumentiste et plus largement de musicien. Non seulement je ne conteste certainement pas que ce statut lui ait été donné mais je suis probablement l’un des plus fervents admirateurs du maître de l’instrument et de l’arrangement. Voilà qui est fait. J’ai proclamé cet amour indéfectible. J’en conviens, cela eut pu être officialisé plus tôt, beaucoup plus tôt lorsque j’entendis pour la première fois, il y a maintenant longtemps, si longtemps que je ne me souviens plus quand, quel disque... Birth of the Cool peut-être... ou bien avec Paul Desmond... Rien de surprenant dans cette déclaration. Il n’y a aucun mérite à crier son admiration pour un génie reconnu de la musique improvisée. Mais, et c’est probablement pour cette raison que je tarde à le faire, cela m’est en revanche beaucoup plus difficile de trouver comment dire pourquoi j’aime Gerry Mulligan. Comment décrire la perfection d’équilibre de son phrasé, la rigueur et l’habileté de sa mélodicité sans piétiner grossièrement dans une surenchère de termes techniques ou d’adjectifs maladroits, les années de travail qui l’ont conduit à ne laisser justement dans son jeu comme dans ses écrits que ce qui est au service de la musicalité, écartant savamment tout pathos, toute démonstration de force, bannissant le moindre signe d’impudeur narcissique ? On notera d’ailleurs l’aisance avec laquelle il a su tout au long de sa carrière partager dans l’instantané l’espace d’expression avec de nombreux partenaires, la capacité à se fondre dans l’ensemble non dans un dévouement aveugle, mais seulement avec le souci du fonctionnement. Pas de surexpressivité sentimentale chez Mulligan. Comme le joueur d’échecs, il ne livre sa dimension humaine qu’à travers les filtres intransigeants de la construction formelle. Et c’est en définitive l’extrême élaboration de son travail qui exprimera, comme on le dirait de la subtile distillation qui fera de la fleur un parfum, l’humanité de cet incomparable artiste. Gerry Mulligan n’exhibe pas le moindre signe d’égocentrisme qui puisse attester quelconque ragot psychanalytique. Tenter de parler de Gerry Mulligan, ne ramène inexorablement qu’à parler de soi. Ecouter Gerry Mulligan, comme du reste, beaucoup de ceux avec qui il inventa le Cool, nous conduit imperceptiblement d’ailleurs sur le chemin d’une introspection dont on ne réalise la profondeur qu’après coup. On ne croit que l’entendre distraitement alors qu’on l’écoute avec une concentration telle que lorsqu’il vient, le silence nous fait l’effet d’un vertige presque hypnotique, de la douceur de la chute, lorsqu’on la rêve. Mais il y a pourtant une expressivité chez Gerry Mulligan. Elle se forme paradoxalement dans la discrétion, plus radicalement encore : dans la disparition. Comme Alberto Giacometti décharne le corps de ses sculptures préférant à la masse l’espace qui l’entoure, comme pour offrir la possibilité d’un mouvement, Gerry Mulligan laisse subtilement l’inertie de l’instrument creuser des aspérités dans le son, des mystères dans les phrases. Il nous offre ainsi un vide où la conscience puisse se caser pour le suivre. Ses arrangements produisent, dans une économie de moyens, l’équilibre nécessaire pour la confiance mais la tension suffisante pour garder l’esprit en alerte. Il y a dans son écriture, toujours parfaitement dosée, ce qu’il faut de ce décalage qui fait que fort heureusement l’Homme ne sera jamais un être ni totalement rationnel ni totalement conscient ni totalement moral. La musique de Gerry Mulligan est comme une urgence inconsciente.
F. Corneloup - 9/08/2008.
Photos : Z. Ulma (Corneloup), DR (Mulligan)
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1 commentaire:
Intéressant de voir les liens entre des musiciens que l'on associe pas forcément. Grand amateur de west coast, j'écouterais Corneloup différemment.
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