Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

17.3.23

TONY COE

 Photographies Guy Le Querrec


Les souvenirs sont désordres pourrait-on croire à première pensée tant ils se bousculent d'impressions, d'émotions, d'empreintes et toutes sortes de rires, et pourtant s'organisent si promptement pour la lumière de tout un être. Ça commence par une lecture d'une interview de Jean-Louis Chautemps dans Jazz Magazine où sont cités ces grands saxophonistes peu connus en France ; alors immédiatement on cherche et on entend deux solos dans un disque de Mike Gibbs, un de ténor, un de clarinette. Ça suffit pour savoir en toute allure. Pour se rendre compte qu'il s'agit d'autre chose qu'une descendance coltranienne, que l'enracinement a pour voisinage Paul Gonsalves ou Johnny Hodges et que le champ s'avère ouvert. Et d'écouter tout ce qui vient de big band Clarke Boland, de Kenny Wheeler, de Caravan, de "Panthère rose" d'Henry Mancini, de duo avec Derek Bailey...
 
1981, festival de Chantenay-Villedieu. Appel à Tony Coe pour l'inviter. Dans quelle formation ? "Don't worry!" alors il viendra seul, jouera en solo, duo avec Lol Coxhill et trio en compagnie de Lol et André Jaume et puis sera de toutes les éditions jusqu'en 1988. Celle de 1988 sera même de son fait puisque Chantenay Jazz & Images devait cesser en 1987 après 10 années, quand, ce qu'il est convenu d'appeler le paysage musical était trop bousculé par les engins de chantier culturel. Mais Tony Coe insistait ("It is not possible not to have a Chantenay") et un festival fut organisé de bric et de broc dans une grande joie volontaire. C'était le sens du village, ce village qui doit se faire conformément à l'un des titres de la Girafe de Jacques Thollot. Et puis, nato n'avait qu'un an, il y eut le disque avec un extrait de ce premier concert, une suite de bon copains : Alan Hacker, Robert Cornford, Chris Laurence, deux duos avec John Lindberg à Dunois et le désir d'une pièce en hommage à Debussy, Violeta Ferrer disant, bien sûr, le texte de Lorca à propos du compositeur occupant une si grande place dans l'esprit de Tony Coe. Tiens, Tournée du Chat a les mêmes initiales que le saxophoniste-clarinettiste. Et le chat, c'est bien lui qui sait reconnaître ses congénères. "Un endroit où j'aime jouer, c'est le théâtre Dunois à Paris ! C'est vraiment tout ce qu'un musicien peut souhaiter : un son parfait (on peut jouer acoustique, ce que je préfère), un très bon public attentif sans être austère - il sent jusqu'à quel niveau il peut parler sans gêner - une direction et un personnel sensibles et aimables faisant bon accueil et sachant détendre les musiciens, sans oublier le chat Makoko qui se montre à la fin d'un concert en signe d'approbation, et aussi de nombreuses autres qualités."1

Dunois comme Chantenay seront des lieux d'envol, des lieux d'appui, des lieux de réconfort, de repos et de rigolades souvent photographiés par Guy Le Querrec, Gérard Rouy, Horace ou Jean-Marc Birraux. C'est à Chantenay que se formeront les Melody Four avec Lol Coxhill et Steve Beresford (suite à une prestation dansante avec Yves Rochard, Zeppo de l'affaire), à Chantenay aussi que Tony Coe invitera Tony Hymas dont le nom nous était inconnu "Don't worry, you'll like him". Et ce fut le cas. Et ce fut aussi un second disque Le chat se retourne, avec Alan Hacker, alter ego clarinettiste, crapahuteur de musiques classiques et contemporaines, Paul Rutherford, Steve Beresford, Tony Hymas et Dave Green. Salut discrètement profond à Paul Gonsalves avec qui il grava un disque antan. Et puis d'autres formations, duo avec Stan Tracey, trio avec Tony Oxley, improvisations nocturnes parmi les lampions de Phil Minton, ou cet autre trio de hautes cimes avec Hymas et Chris Laurence qui offrit quelques Sources bleues. Et chemin faisant, les Melody Four allaient bon train. Tony Coe jouait volontiers dans les différentes formations de Steve Beresford y dispensant quelques courts solos que d'avisés critiques diront "exemplaires". Les voyages à Londres aussi. Mais il importait de garder l'esprit de village qui, même si il passait par Berlin, Florence, des Banlieues Bleues sur fond rouge, Lisbonne, Francfort, comprenant arrêt au Café de Chinitas avec Violeta Ferrer, Sylvain Kassap et François Tusques et quelques Banlieues Bleues, pouvait aller jusqu'à celui très universalisant des Voix d'Itxassou, celles de Marianne Faithfull, Ali Farka Touré, Maggie Bell, José Menese, Abed Azrié, Aura Msimang-Lewis, Beñat Achiary, Françoise Fabian ou à nouveau Violeta Ferrer avec qui ce gitan de Canterbury avait déjà enregistré Lorca et joué sur scène. Avec Hymas et Barney Bush, il y eut aussi l'expérience indienne de Remake of the American Dream, à Paris, Bayonne ou Itxassou encore. Cela valut à Tony Coe de la part du poète shawnee le surnom de Maquah (ours) "J'aime bien ce type qui se prend pour un ours". De quoi, évidemment, participer au quartet d'une autre férocité réuni par Tony Hymas, The Lonely Bears. Il y eut aussi, pour ce grand musicien qui détestait l'avion et citait autant Louis Armstrong qu'Alban Berg pour influence, des musiques de films avec Jacques Perrin ou Mehdi Charef, ou de bandes dessinées et tout ce qui permettait de conforter le village. 

En 2011, nous nous retrouvions au nouveau Dunois, avec son compère le pianiste John Horler, pour un concert enregistré (disque non encore sorti - trop de ralentisseurs sur les routes qui partent des villages), puis l'année suivante pour une participation à l'album de Benoit Delbecq Crescendo in Duke. Pupitre de saxophonistes de trois générations aux côtés de Tony Malaby et Antonin-Tri Hoang. 

Les clarinettes et saxophones de Tony Coe avaient aussi côtoyé Stan Getz, Paul McCartney, Peter Brötzmann, Barry Guy, Sarah Vaughan, Humphrey Lyttleton, Norma Winstone, Buck Clayton, Dizzy Gillespie, Al Grey, Benny Bailey, Clark Terry, Bob Moses, Carmen McRae, Ben Webster, John Dankworth, Cleo Laine, Joe Turner, Zoot Sims, Teddy Wilson, Ronnie Scott, Lee Konitz, Jimmy Rushing, Michel Legrand, Vladimir Cosma, Philippe Sarde, Bob Brookmeyer... Lorsqu'il jouait, Tony Coe dessinait une ombre, une ombre de mille personnages, habitants d'un village chargé de lumières qui ne pouvaient être que lui-même. Maquah s'est éteint hier.


1 Jazz Ensuite, "l'Art des Coe", auto interview - numéro 1 octobre 1983

 
Photographies de Guy Le Querrec : 
1 Tony Coe, Chantenay-Villedieu, 27 août 1987
2 Alan Hacker et Tony Coe (de dos Sophie Hacker), Chantenay, 4 septembre1983
3 Tony Coe et Tony Hymas, Chantenay-Villedieu, 14 août 1988
4 The Melody Four (Tony Coe, Steve Beresford, Lol Coxhill), Coutances, mai 1986



2 commentaires:

jjbirge a dit…

De tout cœur avec toi, cher Jean !

Unknown a dit…

Merci, Jean, de m'avoir permis de connaître le Gitan de Canterbury. Le chagrin partagé,
francis marmande