Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

20.7.24

IRÈNE SCHWEIZER


 "Jazz meets the world", c'était le nom d'une série d'albums produits en 1967 par Joachim Ernst Berendt pour Saba. Une de ces expérimentations (façon de parler, l'idée de rencontrer le monde pourrait aller de soi) des années soixante, mélange de recherche de racines, de chants insoupçonnés, de confrontations inédites, de respirer autrement, d'éphémère prévisionnel, de renouveau des libellules. Don Cherry ou François Tusques ouvraient des voies parallèles. À la moitié des années soixante-dix, on trouvait facilement ce genre de disques (Saba ou MPS... les productions Berendt) en solde dans les bacs de trottoirs des disquaires du quartier latin à Paris. Pedro Iturralde, George Gruntz, le jeune Paco de Lucia, ou Tony Scott en étaient quelques-uns des artisans. Un album intriguait particulièrement, celui de la rencontre entre le trio d'Inde Dewan Motihar et celui de la pianiste helvète Irène Schweizer augmenté des souffles de Barney Wilen et Manfred Schoof (artistes très bien vus par Berendt). Il émanait du trio d'Irène Schweizer (avec Uli Trepte à la basse et Mani Neumeier à la batterie, deux futurs fondateurs du groupe de ce qui fut un peu étrangement dénommé Krautrock : Guru Guru) quelque chose de profondément impliqué, comme une belle part d'histoire entière immédiatement intensément vécue (cette histoire de liberté qui n'a nul besoin d'inventer des restrictions). Un de ces sérieuses découvertes d'une vie. 

Suffisamment pour se jeter oreille et cœur dans tous les albums où figurait Irène Schweizer, ceux des groupes du batteur Pierre Favre (qu'on trouvait chez les mêmes disquaires) et les premières traces chez Ogun ou FMP (avec Rüdiger Carl, Louis Moholo ou John Tchicai). FMP où sortirent, en 1977 et 1978, Wilde Señoritas et Hexensabbat, deux albums tellement émoustillants qu'on ne pouvait faire autrement que les écouter sans cesse et en parler tout le temps. Si fait qu'il fut de désir bien naturel d'inviter Irène Schweizer en 1979 à Chantenay-Villedieu pour une soirée de deux solos, partagée avec Martial Solal. Le jeune Jean-Marc Foussat avait fait le voyage en Revox. Solal et Irène avaient tiré à pile ou face qui jouerait le premier, ce fut Solal. La relation entre les deux pianistes, en ce petit coin bucolique d'un monde meets the jazz, fut de la plus humaine amabilité. Ils s'entretinrent de moult faits et gestes pianistiques en prenant tout le temps, tous les temps même, comme celui d'Errol Garner. Chacun joua hors les murs (dans un entretien avec le journaliste Gérald Arnaud, Martial Solal parla même de ce concert dans son heureuse différence) et Irène Schweizer - souvenir d'edelweiss africain - chavira le public chantenaysien. Elle revint en 1981 pour un quintet proposé par le saxophoniste André Jaume avec la chanteuse Tamia, le contrebassiste Léon Francioli et son compère Pierre Favre. 

On l'écoutait beaucoup Irène, avec le Feminist Improvising Group, ou ce merveilleux trio avec Joëlle Léandre et Annick Nozati (nuits de Dunois en douze sons), dans nombre d'enregistrements FMP, etc., etc. La plus tendre des fulgurances ou la plus fulgurante tendresse. L'intuition en fusain.

Ceci explique cela : le rapport entre Irène Schweizer et les batteurs éclate de franchise juxtaposée, de hardiesse au plus près du battement. Ainsi soit libre. Les enregistrements publiés par la maison de disques zürichoise Intakt, fondée par Patrik Landolt (avec forte stimulation d'Irène Schweizer), en sont l'impeccable documentation : duos avec Louis Moholo (of course), Andrew Cyrille, Günter Sommer, Han Bennink, Hamid Drake, Joey Baron, Makaya Ntshoko et bien sûr Pierre Favre (on se souvient en passant de l'impression qu'elle fit à Michael Bland émerveillé en l'écoutant à Willisau un 29 août 2004). En complément des enregistrements FMP, on sera bien avisé d'ailleurs de réaliser le travail accompli par Intakt pour tant d'inestimables documents des relations de la pianiste, avec Joëlle Léandre (Les Diaboliques, trio complété par Maggie Nichols ou le Paris Jazz Quartet avec Daunik Lazro et Yves Robert), Marilyn Crispell, le London Jazz Composers Orchestra et Musical Monsters, éblouissant album - perle parmi les perles - enregistré à Willisau avec Don Cherry en compagnie de John Tchicai, Irène, Francioli et Favre. 

 Un nouveau rêve a rencontré le monde. Il perdurera au-delà de ce 16 juillet 2024.


Photographie : Guy Le Querrec - Magnum, Irène Schweizer avec Pierre Favre, Chantenay-Villedieu, 5 septembre 1981.

2 commentaires:

JM-FOU a dit…

Ahhhhhhhhhhhhh Jean, tu écris :"deux albums tellement émoustillants qu'on ne pouvait faire autrement que les écouter sans cesse et en parler tout le temps". Et c'était exactement ça apprendre la musique en la cherchant partout (moi c'était plutôt la discothèque) et en l'écoutant AVEC les copains pour en DISCUTER après ensemble.
En imposant l'écoute solitaire, le baladeurà tué cet échange tout en fabricant des sourds de deux façons : en détruisant physiquement les tympans des auditeurs et en les privant des mots qui permettait d'analyser et de comprendre un petit bout de quelque chose à ce qui était entendu. ON NE REGARDE ET ON N'ÉCOUTE QU'AVEC LES MOTS QUE L'ON A, À SA DISPOSITION et seul l'échange avec d'autres peut enrichir ce vocabulaire.

Francis Marmande a dit…

Merci, Jean, de cette évocation si vivante.
La chance de la vie, c'est qu'elle peut basculer plusieurs fois.

Débarquer (sous la pluie, of course) à Comblain-La-Tour, festival mythique à côté de Liège (Belgique), sur le coup de 15h13 et être embarqué par Peter Brotzmann & Han Bennink, crois-moi, c'est un tremblement de terre force 8.

On a 20 ans, on n'est pas tombé de la dernière pluie, on a vu Coltrane, Ornette, Ayler, mails, on sent qu'il va falloir faire quelque chose.
Voir à minuit Irène Schweizer alors qu'on croyait avoir tout vu, ça vous trempe les oreilles.
Surtout après avoir enchaîné Texier/Gunter Hampel, Barney Wilen, Stan Getz – et Anita O'Day odieusement virée par un public "free", capable de connerie comme un autre, mais en pire, tant il se croyait déniaisé … Irène Scweizer remit les compteurs à zéro. Inoubliable.
Francis Marmande