Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

10.12.25

TROIS FAUNES TAMBOURS

Dans le cinquième et dernier album de Broussaille paru en 20031, dessiné et scénarisé par Frank Pé, le héros rencontre un faune répondant à ses désirs de voir le monde autrement, une source de lumière pour toute la nature et ses liens. 

 

L’existence des batteurs et leur absence soudaine peuvent peut-être, sensiblement mieux que tous les soupirs, nous dire un peu de ce qui reste de la vie, de ce qu’on peut encore en attendre, en vivre. Louis Moholo-Moholo, Sven-Åke Johansson, Jack DeJohnette, trois batteurs qui n’avaient pas exactement, comme quelques prédécesseurs (mettons : Sid Catlett, Jo Jones, Kenny Clarke, Sunny Murray, Tony Williams, Tony Oxley, Han Bennink...), fait la révolution des tambours, mais l’avaient porté à un émoustillant niveau de lucidité, pour paraphraser Norman Mailer, « lieu de rencontre de la conscience et de la sensualité ». L’élégance discrète quant à leur entrée initiale dans l’histoire, les suites diablement énergiques, leurs inexhaustibles inventions, ont tendu et sous-tendu des moments majeurs des évolutions du jazz (appelons ça comme ça s’il vous plaît !). Des moments à même de se situer au-delà de la rupture. 

 
Trois arrêts sur mouvements par l’œil écoute de Guy Le Querrec. 

 

 Louis Moholo-Moholo


Louis Moholo-Moholo (ici avec le Dedication Orchestra à Montreuil lors du festival Banlieues Bleues le 10 avril 1992), né un peu après deux autres batteurs sud-africains majeurs, Julian Bahula et Makaya Ntshoko, a comme eux, et plus encore, porté l’esprit sud-africain (anti apartheid) au cœur même du grand chahut opérant en Europe, le free jazz bousculé de l’intérieur par quelques adorateurs qui y avaient trouvé une liberté suffisante pour la porter beaucoup plus loin. Ainsi, en une sorte d’implicite et spontanée déclaration de ce que pouvait être une musique du monde, eut lieu à Londres (d’abord) l’extraordinaire rencontre des exilés d’Afrique du Sud (les Blue Notes de Chris McGregor avec Dudu Pukwana, Johnny Dyani et Moholo, Harry Miller, Mongezi Feza, Ronnie Beer...) avec les tenants de cette nouvelle free music et quelques variations (Evan Parker, Derek Bailey, Trevor Watts, Keith Tippett, Julie Tippetts, Mike Cooper, Peter Brötzmann, Irène Schweizer, Rüdiger Carl,...). Bien sûr, qui peut oublier l’ébouriffant Brotherhood of Breath de Chris McGregor, orchestre explosivement austral, mêlant si heureusement dans la décennie 70 les Sud-Africains des Blue Notes et d’autres compatriotes (cités plus haut) à ce que l’Angleterre avait de plus freevolant (Evan Parker, Lol Coxhill, Marc Charig, Gary Windo, Mike Osborne, John Surman, Alan Skidmore, Nick Evans, Malcolm Griffiths...) et d’autres comme le trompettiste de la Barbade Harry Beckett ou le tromboniste autrichien Radu Malfatti ? Danser de pleine aventure. Louis Moholo-Moholo s’est aussi illustré avec Steve Lacy, Roswell Rudd, John Tchicai, Cecil Taylor. On n’omettra pas sa captivante relation avec la pianiste Irène Schweizer, mais ce sont sans doute les enregistrements de ses si vifs orchestres Spirit Rejoice et Viva la black qui porteront à jamais cet esprit si profondément et simplement antiraciste, débarrassé de toute arrière-pensée, qu’on serait bien avisé d’écouter - de vivre - actuellement. 

 

Sven-Åke Johansson

 

Sur des terres parfois voisines, on pouvait rencontrer Sven-Åke Johansson (photographié lors d’une soirée de fin de festival au Café de La Place de Chantenay-Villedieu le 5 septembre 1982 en compagnie de deux sonneurs du Bagad de Kemperlé qui l’avaient précédemment fait danser avec le saxophoniste Ernst Ludwig Petrowsky). Sa jeunesse suédoise fut celle d’un batteur de danse passionné de jazz qu’il vient à pratiquer avec Bob Stenson avant de rencontrer le pianiste Ran Blake avec qui il tourne en France. Mais ce seront ses incursions en Allemagne où il découvrit la nouvelle free music qui le décideront à s’installer à Berlin où opèrera une grande influence des arts plastiques. En 1967, le voici batteur du trio de Peter Brötzmann et deuxième tambour (avec Jaki Liebezeit, futur Can) du Manfred Schoof Sextett. Puis en 1968, on le retrouve dans Machine Gun, album manifeste de Peter Brötzmann (avec Evan Parker, Han Bennink, Fred Van Hove, Peter Kowald, Buschi Niebergall). Dès lors, il estampille de sa marque la nouvelle musique. Schlingerland / Dynamische Schwingungen, album solo réalisé pour FMP paraît sous la référence SAJ, ses initiales. SAJ, avec un volumineux catalogue, sera à FMP ce que Japo fut à FMP. De ce côté-ci, on se souvient évidemment d’un « Embraceable you » avec Lol Coxhill et Annick Nozati au théâtre Dunois en 1982. Changement de siècle, an 2000, il joue avec Sonic Youth, mais les bandes égarées restent introuvables. Il serait horriblement réducteur de ne voir que le batteur free chez cet évadé d’un roman de Brecht tiré à quatre épingles, souvent vêtu d’un costume trois pièces en tweed. Dans le croisement des confidences, chanson, poésie, accordéon, théâtre, films, collages, ouvrent, du côté jusqu'au centre invisible, harmonieuse perfection subjective, les portes de la fragilité fantastique, mouvement de dissidence et de ravissement. 

 

Jack DeJohnette

 

Des quatre batteurs présents aux séances de l’album Bitches Brew de Miles Davis (1969), Jack DeJohnette a été celui qui est resté pour le coup d’après ce coup d’après Tony Williams (les autres étant Lenny White, Billy Cobham et Don Alias). L’indispensable frappe des tambours de portage et de reportage. Batteur de la déflagration d’une insensée free music qui ne disait pas son nom où le frétillant et insolent orchestre (Wayne Shorter, Chick Corea, Dave Holland et DeJohnette) débordait le trompettiste en long, en large et plus encore en travers. DeJohnette est encore dans le coin - ultime corner obstiné - au moment où par cette irruption, Miles Davis prend le virage d’une sorte de fascinant funk nihiliste2 qui ira jusqu’à son paroxysme avec Agartha - Pangea en 1975. Ce qu’il ne suit pas, prenant, dès 1971 la tangente Ruta and Daitya avec un nouveau compère pour longtemps, le pianiste Keith Jarrett. Ce Jack-là ne joue pas au fond des choses, il œuvre pour le fond des choses. Il est, avec une façon désarmante de s’exposer, l’amarrage des musiques hantées par l’espace. Revoyons-le avec Sonny Rollins à Toronto où avec Michel Portal à Paris (cette photographie du 6 mars 1986), réécoutons Gnu High de Kenny Wheeler où se jouent mine de rien quelques fines options futures, réexplorons le premier album du trio Gateway avec John Abercrombie, Dave Holland et son irréfragable équilibre, ou, autre jaloneur, Song X de Pat Metheny et Ornette Coleman. Par mille exemples. Bill Evans, Joe Henderson, Geru Allen, Paul Desmond, Luis Gasca, Joanne Brackeen, Lee Konitz, John Surman, Eliane Alias, McCoy Tyner, Betty Carter, Carlos Santana... La cymbale comme signature puissante. Et puis les multiples groupes de Jack DeJohnette : Complex, New Directions, Special Edition, Music For The Fifth World, Made in Chicago, autant d’expériences de ce batteur (mais aussi pianiste ou joueur de mélodica, comme Bernard Lubat), de généreux terrains d’expériences (avec Lester Bowie, Eddie Gomez, Vernon Reid, Muhal Richard Abrams...) où le processus peut importer plus que le résultat devenu indispensable tête chercheuse. Il y a toujours un coup après... et un faune derrière chaque batteur.


- Louis Moholo, 10 mars 1940, Le Cap - 13 juin 2025, Le Cap
- Sven-Åke Johansson, 28 novembre 1943, Mariestad - 15 juin 2025, Berlin
- Jack DeJohnette, 9 août 1942, Chicago - 26 octobre 2025, Kingston

- Frank Pé, 15 juillet, Ixelles - 29 novembre 2025, Andenne

Photographies : Guy Le Querrec - Magnum

1 Un faune sur l'épaule (Dupuis)
2 Souvenir d’une discussion avec Joachim Florent à propos de cette période de Miles Davis.

10.9.25

IOLAS

 Ça n'avait pas l'air facile et ce fut possible... Iolas était, il est vrai, plein de ressources.
 
 

 

2.9.25

PETITE NATURE

 

À une époque qu'il sera assez facile de situer, Alain Gerber, dans son émission régulière sur France Musique, avait fait la différence entre les festivals et les festivaux. Dans le bourguignon village de Chassey, les 22, 23 et 24 août 2025, Guillaume Roy, Corinne Frimas et leurs amis n'ont pas organisé un festivau, pas même un festival, ils ont organisé un frémissement. L'intitulé, "Petite Nature", et son sous titre détaillé : "concerts, poésie, inventions", sont un parfait résumé de cette magnifique perle d'un An 01 sorti d'un rêve actif. Et c'est bien ce frémissement qui fut ressenti au contact des Contes Nus de Tomassenko avec Olivier Thomas, Catherine Delaunay, Louis Evrard, Guillaume Roy, D'un instant à l'autre avec Christine Bertocchi et Lucie Taffin, de Mamie Jotax avec Camille Maussion et Carmen Lefrançois, du Jacky Molard Quartet avec Jacky Molard, Yannick Jory, Janick Martin, Hélène Labarrière, du duo de violes Atsushi Sakaï et Marion Martineau.
 
 

28.8.25

PATRICK TANDIN & RAUL BARBOZA

On se souvient ou devrait se souvenir de Patrick Tandin, de son inébranlable enthousiasme lorsqu'il créa la maison de disques La Lichère à la fin des années 80. La Lichère était d'abord le nom du village de celui qui fut d'abord un remuant producteur de radio (avec Julien Delli Fiori) à FIP, celui du festival qui s'y tint. C'était le temps où l'on parlait beaucoup de musiques du monde et Patrick Tandin avait une idée bien à lui de ce que pouvaient être les musiques du monde à l'échelle d'un village. Richard Raux, Okay Temiz, Sylvain Kassap, Michel Godard, Senem Diyici, Benoit Blue Boy, John Greaves, en furent quelques uns des premiers habitants. Mais c'est peut-être l'accordéoniste argentin Raul Barboza, avec son premier très remarqué album made in France (après 34 autres réalisés en Amérique du Sud), enregistré en 1992, qui incarnait au mieux l'idée généreuse du producteur ardéchois. Dans cet album figure le titre "Ava Jeroky", inspiré de la culture Guarani, où il est entendu que comme la fin du monde est proche, il faut danser pour trouver le salut. Patrick Tandin n'aura connu du XXIe siècle que sa brève entrée symbolique, Raul Barboza, lui, vient de s'éclipser.

6.8.25

ROCK BOTTOM & KÖLN 75

 "Je vieillis.
Tu ne comprends pas ?
Je vieillis.
Ce sont mes muscles.
Mes muscles.
Je ne peux plus juger.
Je ne peux plus juger la distance.
Tout a disparu.
"

     Extrait du film Accident de Joseph Losey (1967 - avec Dirk Bogarde, Stanley Baker, Jacqueline Sassard, Michael York, Delphine Seyrig - musique : John Dankworth) 


À quoi pouvait-on croire en 1974, 1975 lorsque les cartes plusieurs fois immodérément et brillamment rebattues semblaient perdre l'espace jusqu'à se battre entre elles sans être assurées qu'elles furent vraiment à l'origine, disons... de la révolution des œillets au Portugal, de la démission de Richard Nixon aux USA ou de la fin de la guerre au Vietnam. Années Lip, mais aussi années où se pointent Margaret Thatcher et autres terrifiantes figures. En 1974, Duke Ellington, Pasolini, Chostakovitch, Oum Kalthoum cèdent la place. Quelle musique faire pour que l'après soit encore un avant ? Il y eut des persistances splendides, des free tenaces, des cloques around the rock, des détours de passe passe, des errances fatiguées, des amalgames trop rapides, des contretemps trop lents et, d'accidents, quelques nouveaux marqueurs affermis. Deux exemples, deux indicateurs, deux inspirations nouvelles : les albums Rock Bottom de Robert Wyatt et Köln Concert de Keith Jarrett.

Projetés récemment, en même période, dans le même cinéma parisien Les 3 Luxembourg (programmation toujours éminente), le film de Maria Trénor, Rock Bottom, et celui de Ido Fluk, Köln 75 (titre français Au rythme de Vera... était-ce nécessaire ?), reviennent en cinématographe et en impressions sur ce qui a constitué ces deux albums. Constitutions accidentelles. Inattendus prééminents. Redessiner...

Avec le dessin animé Rock Bottom, ou pour être plus exact, les dessins animés Rock Bottom (rotoscopie et séquences de collages animés), Maria Trénor ne s'embarrasse pas de précisions géographiques ou historiques, Londres y devient New York et Venise, Majorque, points de cœur (aussi) de ces années-là. On y rencontre dans un certain désordre temporel - nommés seulement par leur prénoms - ici, Richard Sinclair et Nick Mason, là, Kevin Ayers et Daevid Allen. Dans le film, Robert Wyatt s'appelle Bob et s'inquiète de ce qu'est devenu Syd Barrett : « j’aimerais tant qu’il soit là ». La musique est le guide réaliste d'une somme d'impressions rêvées parfois au plus près de réalités brutales (la condition des femmes ayant si peu changé en dépit des apparences, les ravages de la drogue, de l'argent « je ne sais plus quoi faire de tout cet argent gagné lors de la tournée » dit Nick - on devine qu'il s'agit de Dark Side of the Moon de Pink Floyd) jusqu'à la liberté des fonds marins sugérés par le titre (et de la chanson «Sea Song » ouvrant l'album de Wyatt). La chronologie des morceaux désirée par Robert Wyatt lui-même est la seule ancre de réalité, elle guide les interprétations visuelles et narratives en les laissant libres, en les interrogeant par avance, en les piégeant aussi... Ce grand film d'amour pourrait s'appeler Au rythme de Bob et Alif : "je me fiche de ce qui m'est arrivé. Du moment que tu es avec moi", dit, après le tragique accident, Robert Wyatt à sa compagne Alfreda Benge (graphiste mariée à Wyatt en 1974, formant avec lui un véritable duo d'expressions complémentaires), réponse éveillée à « deux hérissons qui ne peuvent plus se rapprocher sans se déchirer ». Comme la poignante version, bien postérieure à l'album Rock Bottom, du « At Last I Am Free » de Nile Rodgers chantée par Robert Wyatt, répond à l'écoute de "You're so vain" de Carly Simon chez le disquaire au début de ce foisonnant film. Maria Trénor s'invente Rock Bottom un peu comme Hergé s'inventait la Chine du Lotus Bleu, elle attrape au vol les mystérieux entrebaillements de l'insaisissable dans la traduction de ses profondeurs.

Köln 75 témoigne dans l'autre sens. Il tente par l'application dynamique du récit, en s'attachant au parcours de son organisatrice Vera Brandes, de raconter la genèse du fameux concert de Keith Jarrett à Cologne le 24 janvier 1975. Concert enregistré qui devint le double album augurant nettement d'un autre départ. À sa parution, quelques mois après l'événement, ce Köln Concert, que l'on voyait, comme le précité Dark Side of the Moon, aux côtés de toutes (à peu près) les chaînes stéréo, exerça un pouvoir d'absorbtion qu'on aurait su imaginer à un endroit du temps si meuble. Si il fascina un grand nombre, détermina la mode et eut une grande influence sur la musique et les pianistes à venir, d'autres le snobaient, s'en inquiétaient, ou s'irritaient de ce succès signifiant une mise à un autre pas, la fin de la grande fête, remplacée par un substitut qu'elle a accidentellement enfanté : le triomphe de l'art en son espace défini (« beaucoup de ce qui avait été considéré comme essentiel au jazz a été supprimé : la puissance explosive, la dureté, l'énorme expressivité, l'intensité, l'extase et l'absence de peur de la laideur (...) le jazz est esthétisé » Joachim Ernst Berendt). 

Mais ce que narre le film d'Ido Fluk, c'est l'organisation acharnée de ce concert par Vera Brandes, jeune allemande s'étant improvisé à 16 ans, le temps d'une tournée de deux semaines en RFA, agente du saxophoniste britannique Ronnie Scott (celui qui avait ouvert le club du même nom à Londres en 1959). Dans l'Allemagne qui cherche sa nouvelle peau, Vera Brandes, en conflit parental sévère, trouve dans le jazz matière vivante et émancipation. En un an, elle créée, avec effrontée détermination, les New Jazz in Köln series où jouent Oregon, Nucleus, Barbara Thompson, Gary Burton... Fascinée par Keith Jarrett qu'elle a entendu aux Berlin Jazz Days, elle se lance, aidée par quelques amis fidèles, dans l'organisation de ce solo à Cologne, se démène vivement, irrationnellement, obtient l'opéra (seulement après 23h après la représentation de Lulu d'Alban Berg), emprunte l'argent à sa mère sous périlleuse condition... et comme on le sait (du moins pour les gamins nés il y a plus de 50 ans), le piano était de piètre condition, Keith Jarrett de mauvaise humeur, a d'abord refusé de jouer dessus et s'est ravisé in extremis... etc. Un autre type d'accident... 

À l'inverse de Rock Bottom, la musique ne guide pas le film. Ni Keith Jarrett, ni Manfred Eicher, producteur d'ECM (et donc de The Köln Concert) n'ont donné l'autorisation d'utiliser l'enregistrement. Ce que l'on pourrait trouver quelque peu inélégant au vu de ce que ce concert a permis pour les deux hommes (album vendu par ECM à 4 000 000 d'exemplaires, et même alors publié aussi sur Amiga, label de la RDA). En 1992, le pianiste avait déclaré : « on devrait mettre au pilon tous les exemplaires ». « Je comprends pourquoi Keith ne veut rien avoir à faire avec nous, le concert de Cologne est son "Creep" [chanson de Radiohead], son grand succès qu'il veut renier. C'est pourquoi le film ne parle pas vraiment de lui. Il s'agit de Vera Brandes » dit Ido Fluk après ce refus. Pourtant, par-delà l'haletant parcours de la jeune fille (interprétée avec conviction par Malda Elde) qui incarne tant de choses que toutes les bricoleuses et bricoleurs de concerts ou de disques sauront bien reconnaître, le film parvient, non à faire entendre la musique de Jarrett, mais à être à son bord, à appréhender cet interstice de basculement. Le voyage qui conduit Jarrett (remarquable John Magaro) et Manfred Eicher (dont le nom n'est pas prononcé, joué non moins remarquablement par Alexander Scheer) de Lausanne à Cologne dans la Renault 4 du producteur (automobile non réputée pour aider le mal de dos), avec arrêt à l'aéroport de Francfort pour récupérer discrètement le remboursement du billet d'avion avancé par l'organisatrice, est un moment d'une étrange et sceptique ataraxie du film (on se passerait même du "décodage" de la présence fictive du critique Michael Watts). Le jazz est alors en pause à cet endroit nocturne. Plus tard, c'est, non diégétiquement, grâce aux lumières du « Prélude à l'après-midi d'un faune » de Claude Debussy et de « To love somebody » chanté par Nina Simone, que se dénoue l'intrigue sur la scène de l'opéra de Cologne, ce fameux 24 janvier 1975, avec 1 400 personnes applaudissant ce nouveau futur. Pour Rock Bottom comme pour The Köln Concert, dans leurs angles opposés, celui des mémoires longues.

 

 


30.7.25

CLEO LAINE

 

Dans l'imposante et fleurie discographie de la chanteuse Cleo Laine (le plus souvent avec son compagnon Johnny Dankworth - que l'on cite vraiment trop rarement par exemple comme compositeur de remarquables musiques pour des films de cinéma*), on omet souvent son épatante version du "Pierrot Lunaire" de Schönberg et plus encore les trois chansons de Charles Ives ("The greatest man", "At the river", "The circus band"). Elles les interprète superbement en duo avec Tony Hymas (alors accompagnateur de l'ensemble Dankworth - Laine) dans l'album publié en 1974 (RCA) regroupant Pierrot et les chansons d'Ives. "Je détesterais être cataloguée. J'aime faire toutes sortes de musique" disait-elle.

 

* films des réalisateurs du Free Cinema anglais comme Karel Reisz ou John Schlesinger, mais aussi Henry Hathaway, Richard Donner, Richard Fleischer et surtout Joseph Losey pour quatre films importnats (dans Les Criminels et The Servant, Cleo Laine offre sa voix à deux très belles chansons).

 

Photo : John Dankworth et Cleo Laine DR

23.7.25

BUSTA & OZZY


Dans son album publié en 1998, E.L.E. (Extinction Level Event) à l'orientation apocalyptique (que l'histoire en route ne cherche malheureusement pas à démentir), Busta Rhymes invite le chanteur de Black Sabbath, Ozzy Osbourne, pour le titre "This means war!!" reprenant, en conversation, le refrain de "War Pigs" (du même Black Sabbath, 1970). La rencontre du rappeur et d'un des créateurs du metal rock est saisissante (stupéfiante) d'accointance des temps, des esprits, des affolements, des peurs et des rages. Tant est dit, dit-on. On dirait.

 

 

22.7.25

GARE AU TRAVAIL

Les gares étaient aussi des endroits où l'on pouvait simplement rêver au voyage en regardant passer les trains. Désormais, à l'heure de l'insistante "valeur travail" (pas celle de 1940, celle de 2025), l'ordre nous est intimé d'y travailler, s'y connecter (à quoi ?) et y recharger les batteries de ces nouveaux appareils smartphoniques qui ruinent les rêves. Travail, faillite, batterie (électronique).

 Photo : B. Zon

 

 

 

 

 
 

9.7.25

JEAN-PIERRE THORN

 
En octobre 2019 (c'est à dire à la fin de l'autre siècle de ce siècle), sortait au cinéma L'âcre parfum des immortelles, film au titre merveilleusement avisé, signé Jean-Pierre Thorn. Film d'amour et de rebellions où la poésie dessine le va-et-vient entre le très ardemment intime et la réalité d'un grand extérieur. Histoire d'histoires. Le film précédent, 93 la belle rebelle, fort d'une intégrale révélation de cinquante années d'une primordiale vie musicale dans un département délaissé, offre tendrement, en un collectif retrouvé, la voix forte d'artistes du présent. La camérappe en toute intelligence amicale : l'entité contre l'injustice. Infatigablement, en toute beauté. L'âcre parfum des immortelles sera tristement depuis le 5 juillet, le dernier film de Jean-Pierre Thorn.

 

22.6.25

(ET TOUJOURS) LA SOUPE AU CANARD

 

La soupe au canard (Duck Soup - avec les Marx Brothers, 1933, dirigé - si l'on peut dire - par Leo McCarey). Mussolini fut outré... Le film touchait juste... mais, derrière la farce, l'objurgation contre la fabrique de la guerre toujours pas "entendue"...