Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

9.11.10

FAT KID WEDNESDAYS...
EN REVENANT À NANTES
PAR CATTANEO
6 novembre


Fat Kid Wednesdays de retour au club Nantais : Le Pannonica

Texte et illustration : CattaneoJe ne sais pas.
Peut-être était-ce dû à la pluie incessante qui, s’abattant à seaux sur mon pare-brise, m’empêchait d’avoir une visibilité correcte sur les véhicules devant moi ; ou bien les phares de ceux qui me suivaient, m’aveuglant à moitié quand je jetais un coup d’œil dans mon rétroviseur me vrillaient-ils le cerveau ; à moins que ce ne fût le bruit monocorde et obsédant du roulement arrière droit de ma bagnole, à moitié kaput, qui était tel que je m’entendais à peine réfléchir… Toujours est-il que les soixante-quinze kilomètres de route nationale me séparant du lieu de concert furent pénibles à parcourir : quand je parvins enfin à Nantes j’avais les nerfs en pelote.
Heureusement, le Pannonica jouxte le marché couvert de Talensac, lui-même bordé par de prodigieux platanes, qui en cette saison perdent leurs feuilles dans des proportions telles que la rue s’en trouve littéralement recouverte ; cela compose comme un tapis humide, roux et odoriférant, transformant par là-même ce ruban d’asphalte en délicat fragment de poésie urbaine.
J’en fus suffisamment rasséréné, une fois que j’eus garé ma chignole, pour tenter d’explorer les alentours malgré la pluie, afin de trouver le restaurant de kebab le moins éloigné. Celui-ci trônait rue Jeanne d’Arc et portait le doux nom des Délices d’Istanbul ; j’y pénétrai immédiatement ;(ce n’est pas compliqué, avant un concert vous repérez le kebab du coin : le gars mal rasé, avec de la sauce blanche coulant aux commissures des lèvres, qui vous regarde d’un air torve assis au fond de la salle, c’est moi). Ainsi, j’en sortis vingt minute plus tard saturé de protéines, de gluten et de sucre (j’avais craqué pour un Mars 2pack), et après avoir remonté la rue je descendis dans la boîte de jazz, histoire d’oublier un peu le cours de ma vie.
Pour me mettre en condition, j’éclusai des ambrées du Bouffay à prix démocratique, tandis que la salle se remplissait d’une foule joyeuse et bigarrée ; bientôt les places assises n’y suffirent plus et les derniers restèrent debout, murmurant des blagues à leurs amis, saluant de la main quelque connaissance.
Puis les lumières s’éteignirent et le trio entra en scène.
Les trois compères ont l’apparence de prolétaires sortis d’un film indé américain genre Juno : il y a le batteur JT Bates dans le registre brun ténébreux, le bassiste Adam Linz en naïf à lunettes aux formes généreuses, le saxophoniste Michael Lewis en ado monté en graine, cheveux mi-longs et teint pâle.
Et quand ces gars-là se mettent à jouer, c’est la magie qui s’invite dans les lieux.
J’en étais resté à une formule plutôt nerveuse de leur musique, façon Sonny Rollins flanqué de Wilbur Ware et Elvin Jones en 1957, voyez-vous, et de fait, cette énergie brute de décoffrage fut parfois offerte à nos oreilles. Par exemple quand il reprirent Evidence de Thelonious Monk (ce qui est un chouette clin d’œil, dans cet endroit qui porte le nom de la protectrice du pianiste), leur interprétation eut beau être rugueuse, le public secoua la tête en rythme, au risque pour certains de ses membres d’en perdre leur moumoute. Emballé, qui ne l’eût pas été ? Leur manière de déstructurer les thèmes qu’ils nous délivrèrent à certains moments avait de quoi contenter les amateurs de post-bop orthodoxes, et eut pour effet de galvaniser le public.
Mais il me semble que le vrai miracle se manifesta dans leurs ballades, véritablement atmosphériques, en introduction desquelles ils peuvent passer plusieurs minutes à mettre en place la tonalité générale, par un minimalisme bruitiste s’inscrivant aux confins de la plus radicale abstraction. Frôlant, frappant, chuintant de tous leurs instruments, chacun se confronte à la musicalité brute de leurs sons ainsi qu’à celle des autres, en une interaction entre la dimension organique de leur être et la matière inerte de leurs outils ; petit à petit une harmonie se dessine, une unité, un projet commun : le thème se fait jour et imperceptiblement celui-ci commence à circuler entre les musiciens, qui se le renvoient chacun son tour, enrichi de ses propres contributions, accompagnant les propositions du suivant, et la musique devient circulaire, on s’écoute, se regarde, le public entre dans le cercle qui s’élargit, et l’on voit dans cette émulation joyeuse comme une idée de ce que pourrait être la vie…
Physiquement, l’implication est de tous les instants, et les gars transpirent abondamment. Linz frappe sa contrebasse et remonte ses lunettes, Bates se dresse et joue debout pour marteler ses fûts, Lewis trépigne, fait deux pas en avant et trois en arrière, secoue la tête, pousse des grands « Aaaah ! », mais ça ne fait même pas peur car c’est là une forme de beauté convulsive, et quand le morceau est vraiment lancé tout s’apaise, on est passé de l’autre côté de la création, dans un éther soyeux dont on ne voudrait pas sortir, une musique verte et bleue scintillant par endroits de pétillements mordorés.
Lewis souffle de telle manière que l’air sort un peu sur les côtés, à la manière de Ben Webster, et cela aurait pour effet de faire voleter une mèche de ses cheveux si celle-ci n’était pas collée à sa joue par la sueur. Linz construit des phrases d’une grande limpidité, rapides, très belles en vérité. Bates joue des balais, fait tournoyer une mini cymbale dont il stoppe la vibration d’un doigt.
Je suis ailleurs.
Je suis en Amérique.
Jack Kerouac, Stokely Carmichael, Fat Kid Wednesdays… c’est eux l’Amérique.
Pour moi, le temps s’est arrêté.
Mais, dans la vraie vie l’heure a tourné : on est à Nantes, les musiciens ont joué pendant une heure et demie et les lumières s’allument, il faut partir.
Je sors de la boîte de jazz, histoire de reprendre un peu le cours de ma vie. Dehors l’air est saturé d’humidité. Je grimpe dans ma caisse et démarre. Au bout d’une trentaine de kilomètres, le voyant indiquant que le moteur est en surchauffe s’allumera, m’alarmant sur la capacité réelle de ma chignole à me rapatrier et m’infligeant du même coup un stress teinté de fatalisme : pourquoi chaque chose que j’entreprends doit-elle se transformer en odyssée ?
Je parvins malgré tout à mon logis à minuit et demie passé et, refermant ma portière, je levai le nez.
Dans le firmament, les étoiles scintillaient par milliers.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

"Bates... fait tournoyer une mini cymbale dont il stoppe la vibration d’un doigt."
"...je levai le nez.
Dans le firmament, les étoiles scintillaient par milliers."

Merci beaucoup pour ce texte, que toutes les "vidéos de concert" du monde ne sauraient remplacer.