Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

26.7.21

FRANÇOISE ARNOUL

C'était une époque où, dans les campings, les gens qui avaient des tentes regardaient ceux qui avaient des caravanes comme des bourgeois imposant leur confort dans l'inconnu sauvage, une période où les premiers ne supportaient pas les télévisions portatives des seconds qui ne pouvaient faire l'admiration que des benêts, une période où flic ne rimait pas encore automatiquement avec Netflix. Un entre-temps où le cinéma signifiait beaucoup dans les salles pas si obscures dont on rêvait sous la toile de tente. On parlait d'ailleurs de se faire une toile (à ce moment-là, on ne confondait pas encore toile - éclairer, réfléchir - et filet [net] - attraper, contenir -). Le cinéma, c'était aussi le monde qui avait trouvé une certaine façon de parler, une façon de camper. Ça peut encore l'être. À un moment où se multipliaient les signes de changement, où la lenteur s'emballait à toute vitesse, des acteurs incarnaient ça, des actrices plus encore. Une forme de minutie ponctuelle, de délice du contraste, du grain lové dans une effrontée souplesse, du renversement des apparences surtout, Françoise Arnoul par honorable exemple. Rapidement : dans les films de Henri Verneuil, Jean Renoir, Roger Vadim, Henri Decoin, Sacha Guitry, Pierre Chenal, Pierre Kast, Michel Deville, Jean Herman pour, disons, la première partie (très bien vue), puis Raoul Ruiz, Jacques Rouffio, Jean Marbœuf, Claude Faraldo, Paul Vecchiali pour, schématisons, la seconde (très bien sentie). La Nouvelle Vague, à qui elle avait tout pour plaire, distraite, l'a manquée. Françoise Arnoul ne figure peut-être pas toujours dans autant de films majeurs qu'une telle personnalité promettait. Peut-être parce que la vie lui semblait plus importante que le cinéma, a-t-elle aussi su amener cette insolente vie dans des films sans importance (traduire : sottement mésestimés) qui ne seront, grâce à elle aussi, inoubliable, jamais oubliés et certainement jamais mineurs. On reverra La Chatte, La bête à l'affût, Lucky Jo, Dimanche de la vie, Voir l'Éléphant comme autant de films principaux.  Françoise Arnoul est partie le 20 juillet à 90 ans.


15.7.21

MARCHE À LA GLUE

 

Entendu ce matin à 7h50 à la radio nationale France Inter, la parole de la (attention !) Ministre déléguée auprès du ministre de l'Intérieur, chargée de la citoyenneté (waouh !) : "c'est normal dans un débat intellectuel d'avoir des débats" (re waouh !). Au cas où il subsistait des doutes sur le fait que l'intelligence était en marche... Aussi vides, aussi grossiers, mais multiples, les gluants chausse-trappes du roi dans lesquels nous serions bien avisés de ne pas tomber. Aux promoteurs de lois tartuffières "contre le séparatisme", faut-il laisser tant de champ pour nous séparer ?

12.7.21

RICK LAIRD ET JUINI BOOTH

 

Les bassistes ? Ils aident à établir de géniales cartographies, à s'y retrouver dans n'importe quel dédale, à voix basse élever le chant et sommes toutes de faire renaître la parole. Avec une entêtante discrétion, la basse est corps. Rick Laird et Juini Booth (parfois orthographié Jooney Booth) sont deux grands bassistes à la classe étourdissante peu soucieux du devant de la scène, l'un s'est illustré avec Ronnie Scott, Sonny Rollins, Zoot Sims, Roland Kirk, Mahavishnu Orchestra, Stan Getz, Joe Henderson, l'autre avec Art Blakey, Marzette Watts, Tony Williams, McCoy Tyner, Elvin Jones, Sun Ra, Steve Grossman... Ils nous ont quitté les 4 et 11 juillet. Les lignes de basse restent, inépuisables trajets et mémoires obsédantes.

9.7.21

JAZZ COMME UNE IMAGE

 

En 1993 paraissait Jazz comme une image (Scandéditions), livre de photographies de Guy Le Querrec dont le point commun était d'avoir toutes été prises lors du festival Banlieues Bleues les années antérieures. Le titre est évidemment un de ces jeux de mots dont raffole le photographe, mais il indique aussi la sage marque de ce qui se voit dans le jazz et que sait si bien saisir le photographe, ici de toutes les recherches, toutes les gammes de blue, des quartiers populaires, des plus ou moins grands hôtels, des trop grands aussi, des rires dansés, des loges agitées, des méditations sûres ou effarouchées, des intimités en pleine face, des grands gestes (hey!), des courbes de la contradiction parfois splendides, parfois si accidentelles, du tout et des relations dans leurs fragments. Jazz comme une image est autant une somme de précédents qu'un moment annonciateur, pertinemment préfacé par Francis Marmande et le jeune Stéphane Ollivier alors inspiré. Nous n'avons pas fini d'en voir.

 

 

6.7.21

SAINT PINARD BLUES

 

Un article, consacré au festival Jazz à l'Hospitalet et aux Musicales d'Aix-en Provence, paru dans le quotidien Le Monde daté du 27 juin 2021 et signé Ophélie Neiman (auteure de Le vin pour ceux qui n'y connaissent rien - l'Étudiant 2012 - on attend son ouvrage sur le jazz) est plein d'enseignements. On y apprend, après le retour "des notes jazzy" (le « i grec » est un tournant), que "dans les vignobles le jazz s'impose" (il a même été inventé pour ça), que "Michel Jonasz est un monstre sacré du jazz" (on a tellement lâché qu'on est plus à ça près), avec pour certification "Le vin c'est pour le jazz parce que le rock c'est plutôt la bière" (distinction bourgeoise comme à la Samaritaine version Arnault).

On n'insistera pas ici si souvent sur la lecture de Marx et Engels, mais après un bon coup de picrate (grand cru bien sûr), amis du jazz, méditez tout de même ce passage du Manifeste du Parti Communiste (1847) : "Tous les liens variés qui unissent l’homme féodal à ses supérieurs naturels, la bourgeoisie les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien entre l’homme et l’homme que le froid intérêt et les dures exigences du « paiement au comptant ». Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque et de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a supprimé la dignité de l’individu devenu simple valeur d’échange […] et dépouillé de leur auréole toutes les activités considérées jusqu’alors avec un saint respect comme vénérables."
 
Les frissons du jazz périssant dans le calcul millésimé du pinard égoïste. La classe (voir lutte de). À la vôtre !

5.7.21

STUART BROOKS

Il est des musiciens qui font beaucoup et dont on parle peu, d'anonymes "premières lignes". Stuart Brooks était de ceux-là. Trompettiste exceptionnel dans un pays de forte tradition de cuivres (Kenny Baker ou Henry Lowther pour citer deux admirables exemples), on l'a entendu aussi bien chez George Russell, Mike Westbrook, Charlie Watts, Gil Evans, que chez Shirley Bassey, Björk, Diana Ross, Elton John, Elvis Costello, Grace Jones, Madonna, Sting, Lena Horne, Paul McCartney, Plant and Page ou encore dans plusieurs James Bond pour en indiquer peu. Nous avions eu le plaisir de travailler avec lui pour "Les Voix d'Itxassou" de Tony Coe, "Oyaté" de Tony Hymas ou Pentimento de Steve Beresford. Qualités ouvrières de gentillesse, d'écoute et de talent, c'est beaucoup. Stuart Brooks nous a quittés le 1er juillet.
 
Photo : Consort Productions

 

4.7.21

VIVE LA CHARENTE LIBRE
(DÉBUT DE SAISON)

 


Châteauneuf-sur-Charente a de l'histoire : traces préhistoriques en la magnétique Font qui pisse, voie romaine (Chemin Boisné), réminiscences mérovingiennes,  divers Taillefer, chevauchée de Derby et English en Angoumois, lune de miel de François 1er, infernale torture seigneuriale, futur Charles X bousculé par la Révolution, six aviateurs anglais sautant en parachute « Chez Guignard » quand leur Halifax fut touché par la DCA de la Wehrmacht, quelques résistants encore... Châteauneuf-sur-Charente a aussi de la géographie : situation (entre Cognac et Jarnac), vignobles, escarpements médiateurs, craies, méandre d'un fleuve de 382 km vers un baiser prudent face à Oléron... Manquaient quelques archipels, absence comblée les 18 et 19 juin derniers. 

Archipels, compagnie de Dominique Pifarély avec Virginie Crouail, y a déménagé son annuel festival, dans l'accueillante commune d'un peu plus de 3 500 habitants. Le jardin public et les abords de l'église Saint-Pierre (XIIe siècle) furent les lieux offrant les clés des deux journées de ce petit paradis, aussi musical qu'amical. Parmi les spectateurs, on put croiser des musiciens comme Kent Carter 1, Julien Padovani, Bruno Tocanne, Julia Robin ou François Corneloup, certains venus donner un sérieux coup de main sans instruments. Au stand de l'accueil qui fit bonne place aux disques des artistes présents et aux journaux des Allumés du Jazz, les conversations allèrent bon train, de musique ou de politique et autres manifestations humaines. Moments bien vivants.

Tout, lors de ces deux jours à Châteauneuf-sur-Charente, fut d'une astronomique justesse : six concerts reflétant les vœux de nos aspirations les plus intimes, les plus humaines, les plus secourables. La pluie s'en rendit compte puisqu'elle choisit, tout en ménageant un suspens qui ne fit que souligner le dynamisme musical, de ne tomber qu'entre les concerts, en parfaite harmonie entre le besoin des arbres et celui de la musique. Pluie qui avait dû lire le prospectus de description du concert de LBK-Labulkrack : "Orchestre d’extérieur comme d’intérieur, inclassable, distribuant joie et énergie comme s’il en pleuvait", offrant un début d'averse malicieuse lors de la fin de leur concert, ce qui donna l'occasion d'un final ébaubissant où, en parfait accord, une tente s'est levée par la magie de machinistes improvisés au-dessus de l'orchestre en tension grandissante. Sérieuse incitation à la danse, les popotins s'agitaient de plus en plus sur les chaises du jardin public sans toujours oser se lever par nature. Les enfants le firent, les mêmes enfants qui embrassaient les arbres. Beaucoup d'enfants lors de ces deux journées, ouvrant les portes de la clairvoyance. 

Établir un programme (on ne dira pas "programmer" préférant l'informant à l'informatique), c'est avoir de la suite dans les idées, de la clairvoyance et c'est bien ce que démontrait, démasquait même pourrait-on dire aujourd'hui, ces six moments de grâce villageoise (le grand village des nous autres). Insigne concert d'ouverture excitant la curiosité fort attentive des Castelnoviennes et Castelnoviens en nombre éloquent, le trio Louis Sclavis-Vincent Courtois-Dominique Pifarély (clarinettes, violoncelle, violon) donna comme indication superlative, comme direction, une musique à plusieurs étages où l'assemblage aiguisé, dédié, offre de minutieuses interrogations aux réponses tantôt de flèches, tantôt de méditation, toujours de liberté du geste. Suivit le duo Rhizottome - avec Armelle Dousset (accordéon), Matthieu Metzger (saxophone sopranino), chatoyante fulguration passionnelle, étymologie des bulbes, racines et sèmes. La musique de Rhizottome souffle les infinitifs pour parvenir aux conjugaisons des statuts du monde avec toutes leurs obliques, leurs mémoires fascinantes, leurs tendresses de paroles, ailleurs et encore. L'extraordinaire permanence si merveilleusement incarnée par la paire. 

Le lendemain après LBK-Labulkrack donc, deux solos, Christiane Bopp (trombone, trompette basse, dérivés, percussions, voix), Michele Rabbia (percussions, électroniques, voix). Triomphe de la clairvoyance enfantine pour Christiane Bopp qui joua jusqu'aux fond des bois, secourant la biche aux abois, lançant mille mélodies d'appels, mille fragments d'accidents magnifiques, mille solutions réparées. Là encore, une cohésion fabuleuse (et ce n'est pas si simple d'être cohérent quand on est seule). La solitude chantée de Christiane Bopp apostrophe la grande compagnie. C'est si beau. Michele Rabbia poursuivit et complèta de part en part, témoin de toute une histoire qui se joue en frottements pastels, en bribes véhémentes, en témoignages d'audace où tout devient parole jusqu'aux souvenirs caustiques (même un soupçon de krautrock pour qui voudra). Les enfants sourirent, les arbres frémirent et les oiseaux chantèrent, tout le monde s'écouta. Quel attrait ! Christiane Bopp et Michele Rabbia se rejoignirent pour un duo (en réalité un big band) final (en réalité de commencement). 

Au Jacky Molard Quartet - Jacky Molard (violon), Hélène Labarrière (contrebasse), Yannick Jory (saxophone), Janick Martin (accordéon diatonique) et Dominique Pifarély pour le rappel - revint la marque finale de ce festival (et "final" est le plus inadapté des termes tant jamais ces deux jours ne jouèrent de fin, mais au contraire du commencement, du dénichement, du décollierisme si l'on veut). On (identification en cours) écrivait il y a quelques années "La musique du quartet de Jacky Molard est celle de la dignité de l'être" 2. C'est plus vrai que jamais. Le geste d'ensemble a la souplesse de l'arc et la vision du chat sauvage, tout ce qu'il vise est touché, au cœur, pour toujours plus de vie, jamais de fin du jour et tant de pensées (jusqu'aux geôles syriennes). À cet instant, le jardin public de Châteauneuf-sur-Charente fut le passage du désir perpétué ou, pour citer un titre René Char, de La parole en archipel. Dansons !

Post blogum : À quelques kilomètres, deuxième épisode de la liberté charentaise à Trois Palis, les 17, 18 et 19 septembre 2021, organisé cette fois par Bruno Tocanne avec Robin Fincker, Bernard Santacruz, Samuel Silvant, Marc Ducret, Samuel Blaser, Denis Badault, François Corneloup, Jacky Molard, Vincent Courtois, Catherine Delaunay

 1 Lire in Steve Lacy (Unfinished) de Guillaume Tarche (Lenka Lente, 2021) très récemment publié, la passionnante interview de Kent Carter par P.-L. Renou. 

 2 In Jacky Molard Acoustic Quartet (Innacor Records, 2006)

Photo : B. Zon