Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

29.12.24

BARRE PHILLIPS

Les disquaires apportent les nouvelles, celles qui réveillent les mémoires. Théo Jarrier du Souffle Continu signale, il y a quelques jours, que Josh Haden (le fils de Charlie Haden, ce n'est pas sans incidence) a exhumé une cassette du concert en trio, le 19 juin 1976, dans un square du 14e arrondissement de Paris, des trois contrebassistes Barre Phillips, Beb Guérin, Léon Francioli. Fameux souvenir : recherche de la basse au sommet. Ce trio, c'est Barre Phillips qui l'a imaginé. Les associations de contrebasse, il sait les porter haut. Dans le disque de Mike Wesbrook en très big big band en 1969, Marching Song, il partageait le pupitre avec Chris Laurence et Harry Miller. Il a l'expérience de l'orchestre (avec Leonard Bernstein) comme celle d'Ornette Coleman. Ce qui ne l'empêche pas - tout au contraire - la même année de coudoyer le torrent rythmique des batteurs Jacques Thollot et Stu Martin dans Monday Morning de Rolf et Joachim Kühn. Dans le Baden-Baden Free Jazz Orchestra conduit par Lester Bowie en 1970, il est avec Palle Danielsson, l'autre bassiste. La même année, duo avec Dave Holland pour les portes alors grandes ouvertes de la maison de disques ECM créée par Manfred Eicher. « J’ai d’abord rencontré vite fait Manfred Eicher quand il était bassiste à Berlin. Puis après qu’il eut créé ECM, je l’ai revu à Hambourg avec le Trio, il y avait aussi Chick Corea Quartet avec Anthony Braxton, Dave Holland et Barry Altschul. Manfred est venu "how are you doing man, j’ai un label et j’aimerais bien…" Et c’est lui qui nous a proposé de faire le disque en duo avec Dave Holland. Avec Dave, on s’est regardé et on a dit : "c’est vrai, bizarre ? why not !" »1. Et puis l'étonnant For all it is en quartet de basses avec Barry Guy, Jean-François Jenny-Clark, Palle Danielsson et le batteur Stu Martin. « Stu Martin m’a prévenu : "si tu ne m’invites pas à participer à ça, je ne te parle plus, tu n’es plus mon ami." On a pu vraiment évoluer sur cinq jours. Je l’ai proposé à Manfred qui a refusé, ce qu’il a regretté. C’est moi qui ai produit la bande. Quand Manfred l’a écoutée, il l’a publiée sur Japo. Ensuite j’ai fait pas mal de choses avec Manfred »1.  Il y aura d'autres signifiantes associations de contrebasses dans ce foisonnant parcours, avec Jean-François Jenny-Clark, Peter Kowald, Joëlle Léandre, Maarten Altena, Barry Guy, Tetsu Saitoh, William Parker, Kazuhiro Tanabe, Masao Tajima, Pearl Alexander, Hélène Labarrière, Jean-Paul Celea, Henri Texier, Takashi Seo, Teppo Hauta-aho... 
 
En 1981, Barre conclut l'album MPS The String Summit, One World In Eight (deux bassistes encore : Bo Stief) par un étourdissant "One for Beb". 
 
Un parcours ponctué de solos de contrebasse déterminants : End to End (retour homérien en 2019 chez ECM),  Portraits (2009 - Kadima Collective), Journal Violone 9 ( titre à l'orientation éloquente pour Émouvance, label de l'admiratif bassiste Claude Tchamitchian en 2001), Camouflage (1990 - Victo), Call me when you get there (situation géographique réalisée à trois en 1984 avec l'œil et l'écoute du cinéaste Robert Kramer et du producteur Manfred Eicher) et bien sûr Journal Violone paru une première fois en 1969 aux États-Unis chez Opus One, immédiatement réédité en Angleterre par Music Man sous le titre Unaccompanied Barre,  puis un an après en 1970 en France par Gérard Terronès pour Futura sous le titre Basse Barre. Trois titres pour un album fondamental, le premier du genre. « Un ami new-yorkais, Max Schubel, m’avait contacté en novembre 1968 en disant : "je viens à Londres pour enregistrer une nouvelle composition avec toi, plus flûte et violoncelle, trouve les musiciens, moi je cherche le studio". Ensuite, il m’a dit faire de l’électro-acoustique au New Columbia University Studios et souhaitait travailler avec mon son. Nous avons donc enregistré dans une église jusqu’à ce que je ne puisse plus. Ensuite, il m’a annoncé qu’il pourrait faire un disque de contrebasse solo avec ça. J’étais complètement étonné. Après discussion, réflexion, on a fait une sélection et composé le disque. Il est sorti d’abord aux US sur son label Opus One sous le titre Journal Violone, en Angleterre sous le titre Uncaccompanied Barre, puis en France sur Futura de Gérard Terronès (Basse Barre). En 72, Portal m’a appelé, "viens avec moi, on va rencontrer des danseurs". On a rencontré Carolyn Carlson qui avait créé une nouvelle compagnie. On a improvisé ensemble. Carolyn voulait travailler avec nous, mais la productrice ne voulait pas payer. Quelques mois plus tard, elle a eu un solo à la fête de L’Humanité et m’a demandé de le faire avec elle. »1.   
 
La petite histoire, la grande histoire. Journal Violone, comme l'image puissante d'un cheminement vers le point éperdu de la lumière. 
 
St Paul Minnesota un soir de mai 2019, le jeune trio Bastard Sycamore (Ivan Cunningham - saxophone, Nicholas Christenson - contrebasse, Jack Dzik - batterie) joue de tout son soûl à Khyber Pass, restaurant afghan tenu par Emel Sherzad, passionné de jazz où les musiciens aiment à se retrouver (Hamid Drake nous l'avait conseillé en 1999). À la fin du set, le bassiste, Nicholas, parle immédiatement de Barre Phillips, un bassiste qu'il admire. La France, pour lui, c'est le pays où Barre s'en est allé. Dans la même ville, en 2010, le contrebassiste Chris Bates était tout émoustillé lorsqu'il a appris que son frère JT allait jouer à Paris avec Barre et Lol Coxhill. Il est des expatriés qui laissent de grandes traces. 

Le parcours de Barre Phillips est un trajet d'expériences toutes inséparables de ses choix musicaux. Musique d'un regard vaste, et par l'observation, du surgissement de la poésie des paysages. Les entretiens avec Barre Phillips disent d'un langage précis, son cheminement et ses intervalles explicites. Cette période américaine, d'apprentissages, de rencontres et d'éclats où l'on relèvera les noms de John Lewis, Leonard Bernstein, Bob James, Gunther Schuller, Frederick Zimmerman, Paul Bley, Archie Shepp (le classique "Matin des noirs"), Don Ellis, Attila Zoller, Don Friedman, Jimmy Giuffre, Peter Nero, George Russell, Benny Golson... 1967, la température monte « C’était noir et blanc dans le sens de racisme et pour la clarté du problème. "Le pacifisme, ce n’est pas ça. Il faut que tu comprennes que, peut-être un jour, je vais casser ta basse, que je vais te tuer, il faut que tu comprennes ça, mais on va jouer maintenant".  Et là tu commences à comprendre, pas parce que tu as peur, mais parce que tu as confiance en ces gens qui sont tes amis »1. Tournée en Europe en 1967 avec Attila Zoller et rencontre à Londres des tenants de la nouvelle free music européenne fracassant la coquille de son œuf : Evan Parker, Derek Bailey, Trevor Watts, Tony Oxley, John Stevens qui l'aide à se loger dans la capitale anglaise. Rencontre exceptionnelle avec John Surman qui donnera quelques temps plus tard le magnifique trio avec Stu Martin tout simplement nommé The trio (double album Dawn, 1970).

Mais les syndicats anglais ne rendent pas la vie facile aux étrangers. Bref retour à New York et tournée en France avec Marion Brown et Steve McCall. Avec Brown et McCall, musique du film Le temps fou de Marcel Camus. Alain Corneau est assistant et joue un peu de percussions dans la musique. La rencontre d'Antoine Bourseiller est capitale... puis celles de Michel Portal (l'ébouriffant Alors pour Futura, réunion de The Trio avec Portal et Jean-Pierre Drouet, ou Splendid Yzlment de Michel Portal pour CBS),  Nino Ferrer, Siegfried Kessler, Mal Waldron, Carolyn Carlson, Colette Magny (le si beau Feu et Rythmes - deux basses encore avec Beb Guérin).
 
La scène est si ample.
 
Et puis cette rencontre avec Robert Kramer. « C’est Juliette Berto qui m’a présenté le cinéaste Robert Kramer. C’est incroyable comme les choses tournent. Kramer ne voulait pas de musique. Tout le monde a dit : "il faut absolument de la musique". Il a répondu : "bon, alors juste une basse". Berto a dit : "je connais le bassiste, j’ai le bassiste, je t’envoie le bassiste". Un travail extrêmement riche ; même dans ces années de politique aux États-Unis, je ne travaillais pas avec des gens avec une réflexion comme cela, ou j’étais trop jeune ou trop naïf pour vraiment la percevoir. Mais travailler avec quelqu’un où ta musique est vraiment au service de quelque chose !... Il n’avait jamais utilisé de musique de film, il était un militant complètement anti-bourgeois et anti-musique de film. Au début c’était un peu froid : "qu’est-ce que vous avez à proposer pour ça ?". Moi, je n’avais jamais fait de musique de film, je n’y connaissais rien, je n’avais pas les réponses éduquées. Alors j’improvisais, j’étais là et disais : "moi, pour cette scène-là, je ferai comme si j’étais sur une autre planète et le son que je fais, c’est le regard de cette autre planète sur ce qui se passe". Il a réfléchi un moment : "ça m’intéresse !" Il a entr’ouvert la porte. Après, on a travaillé vingt ans ensemble. On est restés très amis. Il me disait toujours : "maintenant, moi j’ai fini, tu fais ton film". Donc je faisais ma lecture du film par la musique. Je dirais qu’il a utilisé entre le quart et le tiers de mes propositions, cela ne m’a jamais gêné. Mais toute cette musique, pour moi, elle existe, elle est dans l’air. Donc elle revient, elle ne revient pas, c’est pareil. Pour mon oreille, elle est là. »1 Le tandem Kramer - Phillips est devenu une de ces entités maîtresses dans l'histoire de la musique de film (comme Hitchcock-Hermann, Fellini-Rota, Leone-Morricone), modèle pour tant de suites. 
 
La diversité sera toujours en action pour la couleur. 

Installé dans le sud de la France, Barre Phillips devient une source d'inspiration fulgurante. Toujours lié aux grands improvisateurs européens, mais libre de tous mouvements, il joue en indépendance exploratrice. Interviewé par Yves Pineau dans le bimestriel Jazz Ensuite en 1983, André Jaume confiait « Un fait extrêmement important a été l'installation de Barre dans cette région. Il jouait avec nous parce qu'il n'y avait personne d'autre - un truc exceptionnel. Le fait est que savoir que l'on pouvait jouer avec lui et qu'il avait choisi d'habiter ici était à la fois réconfortant et stimulant »2. Et le village de Barre Phillips devint un autre cœur d'influence rayonnant partout. Invitations de Joëlle Léandre (dans ses Douze Sons, prélude à de nourris échanges au fil du temps), d'Alfred Hart, de Denis Levaillant (trio avec Barry Altschul et Barium Circus du même Levaillant avec Kenny Wheeler, Tony Coe, Yves Robert et Pierre Favre), trios avec Hervé Bourde et Bernard Lubat, Peter Brötzmann et Gunter Sommer, André Jaume et Barry Altschul, Urs Leimgruber et Jacques Demierre, Joe Maneri et Mat Maneri ou Evan Parker et Paul Bley (ECM), duos avec Keiji Haino ou avec son fils David Phillips, également contrebassiste. Aussi ses propres groupes : Music Buy (ECM) en 1981 avec John Surman et Hervé Bourde, Pierre Favre et les voix d'Aina Kemanis et de sa fille Claudia Phillips (chanteuse qui connaîtra le succès populaire avec "Quel Souci La Boetie" en 1987 - les présentateurs disaient toujours « son père est un grand musicien de jazz »), Naxos avec Jean-Marc Montera, Pierre Cammas, Hervé Bourde et Claudia Phillips (Celp), Barre's trio avec Michel Doneda et Alain Joule (Émouvance). 
 
Barre Phillips prospecteur de la vigueur. 
 
Pour le cinéaste Toshi Fujiwara, il conçoit la musique du film No Man's Zone en compagnie d'Émilie Lesbros, chanteuse pour qui Barre Phillips est un "père en musique". Complicité. Elle fait partie du groupe EMIR avec Lionel Garcin, Laurent Charles, Patrice Soletti, Emmanuel Cremer, Anna Pietsch. Plus qu'un groupe, une troupe qui offre le 19 mai 2015, au Centre Culturel André Malraux de Vandœuvre-lès-Nancy, La vida es sueño, opéra improvisé d'après Pedro Caldéron de la Barca. Barre Phillips et EMIR publient en 2021 La ligne rouge, sorte de kit livre disque documentaire : « La ligne rouge est une bande de terrains qui datent de la fin de l'ère Primaire (...) elle s'inscrit dans l'un des paysages les plus vastes et les plus typiques que la terre ait connu ». 
 
An then, the End to End...
 
Le 20 novembre 2021 à Nantes, il offre un dernier concert européen en solo à l'invitation d'Armand Meignan. Barre Phillips s'en retourne ensuite en Amérique, à Las Cruces au Nouveau Mexique où il s'est éteint le 28 décembre 2024 au matin. Dans un entretien pour Jazz Ensuite en 1984, il répondait à une question relative à la situation des musiciens en France : « Parce que les mecs disaient : "on n'a nulle part où jouer notre musique". Je leur ai demandé : "montrez-moi votre musique, où est-elle ?" Et ils me répondaient : "on ne peut pas, on n'a pas d'endroit pour la jouer". Mais c'est pas ça. C'est la chose qui crée le lieu où tu vas la jouer, c'est la musique »3. Barre Phillips nous a appris beaucoup.
 
 

1 Entretien avec Mathieu Immer et Jean Rochard, transcription Christelle Raffaëlli in Les Allumés du Jazz n°20, 4e trimestre 2007
2 Jazz Ensuite n°2 décembre 1983 Entretien avec Yves Pineau
3 Jazz Ensuite n°4 avril-mai 1984 Entretien avec Jean Rochard
 
• Photographie de Guy Le Querrec - Magnum : Léon Francioli, Beb Guérin, Barre Phillips, Paris 14e, 19 juin 1976



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