"Je vieillis.
Tu ne comprends pas ?
Je vieillis.
Ce sont mes muscles.
Mes muscles.
Je ne peux plus juger.
Je ne peux plus juger la distance.
Tout a disparu."
Extrait du film Accident de Joseph Losey (1967 - avec Dirk Bogarde, Stanley Baker, Jacqueline Sassard, Michael York, Delphine Seyrig - musique : John Dankworth)
À quoi pouvait-on croire en 1974, 1975 lorsque les cartes plusieurs fois immodérément et brillamment rebattues semblaient perdre l'espace jusqu'à se battre entre elles sans être assurées qu'elles furent vraiment à l'origine, disons... de la révolution des œillets au Portugal, de la démission de Richard Nixon aux USA ou de la fin de la guerre au Vietnam. Années Lip, mais aussi années où se pointent Margaret Thatcher et autres terrifiantes figures. En 1974, Duke Ellington, Pasolini, Chostakovitch, Oum Kalthoum cèdent la place. Quelle musique faire pour que l'après soit encore un avant ? Il y eut des persistances splendides, des free tenaces, des cloques around the rock, des détours de passe passe, des errances fatiguées, des amalgames trop rapides, des contretemps trop lents et, d'accidents, quelques nouveaux marqueurs affermis. Deux exemples, deux indicateurs, deux inspirations nouvelles : les albums Rock Bottom de Robert Wyatt et Köln Concert de Keith Jarrett.
Projetés récemment, en même période, dans le même cinéma parisien Les 3 Luxembourg (programmation toujours éminente), le film de Maria Trénor, Rock Bottom, et celui de Ido Fluk, Köln 75 (titre français Au rythme de Vera... était-ce nécessaire ?), reviennent en cinématographe et en impressions sur ce qui a constitué ces deux albums. Constitutions accidentelles. Inattendus prééminents. Redessiner...
Avec le dessin animé Rock Bottom, ou pour être plus exact, les dessins animés Rock Bottom (rotoscopie et séquences de collages animés), Maria Trénor ne s'embarrasse pas de précisions géographiques ou historiques, Londres y devient New York et Venise, Majorque, points de cœur (aussi) de ces années-là. On y rencontre dans un certain désordre temporel - nommés seulement par leur prénoms - ici, Richard Sinclair et Nick Mason, là, Kevin Ayers et Daevid Allen. Dans le film, Robert Wyatt s'appelle Bob et s'inquiète de ce qu'est devenu Syd Barrett : « j’aimerais tant qu’il soit là ». La musique est le guide réaliste d'une somme d'impressions rêvées parfois au plus près de réalités brutales (la condition des femmes ayant si peu changé en dépit des apparences, les ravages de la drogue, de l'argent « je ne sais plus quoi faire de tout cet argent gagné lors de la tournée » dit Nick - on devine qu'il s'agit de Dark Side of the Moon de Pink Floyd) jusqu'à la liberté des fonds marins sugérés par le titre (et de la chanson «Sea Song » ouvrant l'album de Wyatt). La chronologie des morceaux désirée par Robert Wyatt lui-même est la seule ancre de réalité, elle guide les interprétations visuelles et narratives en les laissant libres, en les interrogeant par avance, en les piégeant aussi... Ce grand film d'amour pourrait s'appeler Au rythme de Bob et Alif : "je me fiche de ce qui m'est arrivé. Du moment que tu es avec moi", dit après le tragique accident, Robert Wyatt à sa compagne Alfreda Benge (graphiste mariée à Wyatt en 1974, formant avec lui un véritable duo d'expressions complémentaires), réponse éveillée à « deux hérissons qui ne peuvent plus se rapprocher sans se déchirer ». Comme la poignante version, bien postérieure à l'album Rock Bottom, du « At Last I Am Free » de Nile Rodgers chantée par Robert Wyatt, répond à l'écoute de "You're so vain" de Carly Simon chez le disquaire au début de ce foisonnant film. Maria Trénor s'invente Rock Bottom un peu comme Hergé s'inventait la Chine du Lotus Bleu, elle attrape au vol les mystérieux entrebaillements de l'insaisissable dans la traduction de ses profondeurs.
Köln 75 témoigne dans l'autre sens. Il tente par l'application dynamique du récit, en s'attachant au parcours de son organisatrice Vera Brandes, de raconter la genèse du fameux concert de Keith Jarrett à Cologne le 24 janvier 1975. Concert enregistré qui devint le double album augurant nettement d'un autre départ. À sa parution, quelques mois après l'événement, ce Köln Concert, que l'on voyait, comme le précité Dark Side of the Moon, aux côtés de toutes (à peu près) les chaînes stéréo, exerça un pouvoir d'absorbtion qu'on aurait su imaginer à un endroit du temps si meuble. Si il fascina un grand nombre, détermina la mode et eut une grande influence sur la musique et les pianistes à venir, d'autres le snobaient, s'en inquiétaient, ou s'irritaient de ce succès signifiant une mise à un autre pas, la fin de la grande fête, remplacée par un substitut qu'elle a accidentellement enfanté : le triomphe de l'art en son espace défini (« beaucoup de ce qui avait été considéré comme essentiel au jazz a été supprimé : la puissance explosive, la dureté, l'énorme expressivité, l'intensité, l'extase et l'absence de peur de la laideur (...) le jazz est esthétisé » Joachim Ernst Berendt).
Mais ce que narre le film d'Ido Fluk, c'est l'organisation acharnée de ce concert par Vera Brandes, jeune allemande s'étant improvisé à 16 ans, le temps d'une tournée de deux semaines en RFA, agente du saxophoniste britannique Ronnie Scott (celui qui avait ouvert le club du même nom à Londres en 1959). Dans l'Allemagne qui cherche sa nouvelle peau, Vera Brandes, en conflit parental sévère, trouve dans le jazz, matière vivante et émancipation. En un an, elle créé, avec effrontée détermination, les New Jazz in Köln series où jouent Oregon, Nucleus, Barbara Thompson, Gary Burton... Fascinée par Keith Jarrett qu'elle a entendu aux Berlin Jazz Days, elle se lance, aidée par quelques amis fidèles, dans l'organisation de ce solo à Cologne, se démène vivement, irrationnellement, obtient l'opéra (seulement après 23h après la représentation de Lulu d'Alban Berg), emprunte l'argent à sa mère sous périlleuse condition... et comme on le sait (du moins pour les gamins nés il y a plus de 50 ans), le piano était de piètre condition, Keith Jarrett de mauvause humeur, a d'abord refusé de jouer dessus et s'est ravisé in extremis... etc. Un autre type d'accident...
À l'inverse de Rock Bottom, la musique ne guide pas le film. Ni Keith Jarrett, ni Manfred Eicher, producteur d'ECM (et donc de The Köln Concert) n'ont donné l'autorisation d'utiliser l'enregistrement. Ce qu'on pourrait trouver quelque peu inélégant au vu de ce que ce concert a permis pour les deux hommes (album vendu par ECM à 4 000 000 d'exemplaires, et même alors publié aussi sur Amiga, label de la RDA). En 1992, le pianiste avait déclaré : « on devrait mettre au pilon tous les exemplaires ». « Je comprends pourquoi Keith ne veut rien avoir à faire avec nous, le concert de Cologne est son "Creep" [chanson de Radiohead], son grand
succès qu'il veut renier. C'est pourquoi le film ne parle pas vraiment
de lui. Il s'agit de Vera Brandes » dit Ido Fluk après ce refus. Pourtant, par delà l'haletant parcours de la jeune fille (interprétée avec conviction par Malda Elde) qui incarne tant de choses que toutes les bricoleuses et bricoleurs de concerts ou de disques sauront bien reconnaître, le film parvient, non à faire entendre la musique de Jarrett, mais à être à son bord, à appréhender cet interstice de basculement. Le voyage qui conduit Jarrett (remarquable John Magaro) et Manfred Eicher (dont le nom n'est pas prononcé, joué non moins remarquablement par Alexander Scheer) de Lausanne à Cologne dans la Renault 4 du producteur (automobile non réputée pour aider le mal de dos), avec arrêt à l'aéroport de Frankfurt pour récupérer discrètement le remboursement du billet d'avion avancé par l'organisatrice, est un moment d'une étrange et sceptique ataraxie du film (on se passerait même du "décodage" de la présence fictive du critique Michael Watts). Le jazz est alors en pause à cet endroit nocturne. Plus tard, c'est, non diégétiquement, grâce aux lumières du « Prélude à l'après-midi d'un faune » de Claude Debussy et de « To love somebody » chanté par Nina Simone, que se dénoue l'intrigue sur la scène de l'opéra de Cologne, ce fameux 24 janvier 1975, avec 1400 personnes applaudissant ce nouveau futur. Pour Rock Bottom comme pour The Köln Concert, dans leurs angles opposés, celui des mémoires longues.
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