Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

26.10.16

TONY HYMAS SEUL PUIS URSUS MINOR AVEC DESDAMONA À TREIGNAC ET À TULLE
par Thierry Mazaud

Inéradicables 
Par Thierry Mazaud 

Acoquinées aux ronds-de-cuir plus ou moins zélotes qui « powerpointent » leurs sottes pensées, les élites européennes ont proclamé un oukaze sanglant à l’encontre des ratons-laveurs. Les jugeant invasifs, ils veulent leur faire la peau (enfin, ils délèguent cette tâche mortifère à d’autres éradicateurs, mieux armés). C’est pourtant mignon un raton-laveur. Certains font des conneries ici ou là mais c’est mignon. Se faire ainsi épingler par ces gens-là au motif d’être un trublion à la biodiversité relève de la pure cocasserie. S’il n’y avait pas les deux yeux ronds et froids d’un canon de fusil au bout de la logique, il serait même enorgueillissant d’être décrété persona non grata par ces pignoufs, même pas laveurs !

Ce cynisme-là, il en est souvent question dans l’album d’Ursus Minor What Matters Now, disque qui se confronte également à toutes les autres tares d’un monde affolé par ses propres dérèglements. Mais Ursus Minor sait aussi être l’éclaireur de beautés pas (encore) si enfouies que cela. Elles affleurent à la surface des choses et les pattes d’ours grattent avec bonheur le terreau couvrant ces promesses de bonheur. Joie et colère, donc, ainsi qu’il est souligné dans un sample liminaire de l’album. De la joie, il y en a eu au Café du Commerce de Treignac, le vendredi 22 octobre. Le groupe y fêtait la sortie de l’album (double) en compagnie de celles et ceux qui les ont accompagnés (de près ou de loin) au cours d’une résidence et d’un enregistrement aoûtiens épiques et riches en émois humains. Eté 2015. L’immersion avait été totale, l’espace vital partagé avec la sérénité bourrue que savent encore entretenir, parfois, certaines communes à l’esprit tribal.

Les retrouvailles des musiciens avec les Treignacois se sont déroulées sur fond de sangria blanche et de hachis parmentier d’automne au potimarron (merci Flavien et Didier), de ratons-laveurs (l’un en chocolat, réalisé par les apprentis chocolatiers de Tulle ; l’autre en portrait très IIIe République – en plus mignon, toisant l’auditoire au-dessus de Stokley Williams), de dédicaces personnalisées et, of course, de musique brûlante comme l’amitié. Deux petits sets servis dans l’urgence du plaisir à donner et qui ont fait triper très haut les danseurs de l’automne (cf. hachis).

Le lendemain, Tony Hymas, Stokley Williams, François Corneloup, Grego Simmons et Desdamona étaient attendus à la salle Des lendemains qui chantent, à Tulle, pour un concert où joie et colère se sont admirablement imbriqués. La joie de jouer, de chanter, de danser, de clamer… . La colère toute entière exultée dans le chorus de Grego Simmons sur "Notre-Dame-des-Oiseaux-de-Fer", un terrible moment où Haroun Tazieff, Jimi Hendrix et Benjamin Franklin étaient conviés au même festin électrique. Desdamona a endossé avec autorité son rôle d’invitée de marque et a fait une démonstration de son flow implacable et de son placement parfait. Le public risquait tout sauf les escarres.


Quinze jours plus tôt, à quelques dizaines de mètres de là, Tony Hymas retrouvait son piano favori pour un récital autour de l’œuvre de Léo Ferré. Il fit ce soir-là une place de choix à l’esprit aventureux, aux escarpements harmoniques et aux espiègleries imposées par sa jeunesse.
Ses mille doigts (comment peut-il en avoir moins ?) ont émietté des confettis de toutes les couleurs (il y en avait des noirs) dans les cieux corréziens.

Un demi-mois où joie, colère et liberté ont résonné de Treignac à Tulle. Mots simples, principes têtus. Cela ne s’éradique pas. Jamais.

Photos : B. Zon 


Ursus Minor : What matters now
Tony Hymas : Tony Hymas joue Léo Ferré

25.10.16

CET ÉTRANGE PRIX DYLAN
par Catherine Mens et François Corneloup

Le prix Nobel fut créé par testament grâce à l'inventeur de la dynamite (le Nobel de la paix ne manque donc ni de sel ni d'acide nitrique). Il récompense parfois des gens de grands talents et parfois d'autres pour des raisons politiques (Henry Kissinger, criminel, par exemple ou Jimmy Carter ou Barack Obama). Le prix Nobel de littérature, refusé par Jean-Paul Sartre, est cette année attribué à Bob Dylan. L'affaire fait couler beaucoup d'encre et de salive (ce qui nous a au moins mis en vacances de la vacuité des sujets du jour). On peut l'apprécier sous des angles très divers. Catherine Mens et François Corneloup en proposent deux.

La petite musique du Nobel
par Catherine Mens

La chanson est elle un genre littéraire, et donc à ce titre susceptible d’être nobélisée ?

En attribuant ce prix à Bob Dylan, le jury du Nobel vient de trancher. Ça tombe bien : trancher signifie diviser deux choses unies d’une manière nette et c’est bien de ça qu’il s’agit.

Car qu’est ce qu’une bonne chanson si ce n’est la symbiose subtile entre un texte et une musique, sans que jamais l’un ne prenne le pouvoir sur l’autre et le dévore. Comme pour les organismes vivants, sa capacité à s’inscrire dans l’histoire tient dans le caractère durable et réciproque de cette association.

Le texte, élément plus ou moins explicite suivant l’univers poétique se marie à l’art le plus abstrait qui soit, la musique, dont l’efficacité expressive n’implique pas forcément une grosse artillerie de moyens : trois accords, un ambitus vocal restreint, un timbre à l’état brut et c’est parti, la magie opère.

Exception faite d’un goût personnel qui, par sa définition même ne concerne que celui qui l’émet, il serait mal aisé de contester à Bob Dylan la réussite de cette symbiose. Dès les années 1960, elle a participé à l’évolution vitale de la musique américaine du XXème siècle, au même titre que les symbioses du vivant participent à l’évolution des espèces.

Ainsi attribuer le prix Nobel à Bob Dylan revient à récompenser un seul élément de la symbiose, à choisir dans un lichen l’algue au champignon, à sélectionner uniquement le texte et à jeter la musique au risque de faire disparaître la symbiose finale qui nous importe : la chanson !

Décision historique d’apprentis sorciers de la littérature, et pas des moindres.


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Nobel à Dylan
par François Corneloup

Nobel de littérature , Goncourt, Fémina, Victoires de la musiques ou du jazz, Grammy awards,... On sait très bien que ces récompenses sont forcément attribuées sur des critères restrictifs, par des jurys restreints eux-même et forcément subjectifs, à un instant ponctuel de l'Histoire, de l'actualité, de l'évolution de la culture voire des modes et des fluctuations commerciales. Par conséquent on sait que ces prix, à part peut-être pour les sciences et la recherche, n'ont aucune vertu d'universalité, encore moins d'intemporalité. On sait aussi qu'une œuvre ne représente jamais la totalité de la création et que c'est la relation des œuvres entre-elles qui participe du développement de la culture.

À ce titre on sait que certaines œuvres d'art, de littérature, de musique, etc... auront indéniablement contribué au progrès de l'esprit humain sans pour autant avoir été récompensées pour ça. À l'inverse, certaines ayant été honorées n'auront pas pour autant apporté une contribution supplémentaire.

Ce qui interroge ici, c'est plutôt cet a priori de suspicion d'ineptie qui flotte autour de cette attribution d'un prix littéraire à un chanteur populaire.

Beaucoup de commentateurs, s'attachent plus au principe qu'au contenu de l'écriture livresque proprement dit, probablement parce que la plupart ne le connaissent pas.

Quand bien même, il ne s'agirait "que" d'une chanson et pas d'un roman, ce qui en l'occurrence n'est pas le cas, qu'on m'explique avec des arguments objectifs pourquoi une forme serait plus méritante que l' autre d'un point de vue de l'exercice pur de l'écriture.

... Ou bien les raisons de ce mépris latent sont ailleurs, dans la conscience d'une classe prise dans la tourmente sociale actuelle et qui rumine un sentiment petit bourgeois inquiet de ce qui reste de ses petits privilèges culturels, soucieuse de préserver les clivages de classe, ignorant que c'est justement ces clivages eux-mêmes qui l'étoufferont dans sa condition moyenne et conformiste.

Le plus intéressant ici, n'est pas tant qu'on reconnaisse le talent de Bob Dylan, ce qui n'est plus à faire depuis longtemps, mais ce que l'attribution de ce prix, par les réactions qu'elle suscite, révèle d'une certaine inquiétude générale vis-à-vis des cultures populaires, une certaine difficulté à assumer leur expression dans le monde d'aujourd'hui... Au fond, un certain refus de communiquer avec et dans le monde tel qu'il est. Au bout du compte, un réflexe communautariste en quelque sorte...
Originellement publié sur François Corneloup

À lire également : Le choix politique du Nobel de Dylan par Jean-Jacques Birgé