Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

30.8.21

AU SUD DU NORD À CERNY

 

Dimanche matin à Cerny en Essonne Isabelle Atapie chante en solo (mais pas seule) dans la chapelle d'Orgemont. Timbre, architecture et questions d'instance. Un petit chien s'invite, c'est du regard qu'il interpelle l'auditoire et c'est du regard qu'il joue en duo avec la chanteuse. Elle invite les gens à la suivre et rejoindre l'orchestre qui l'attend (Damien Argentieri, Philippe Laccarrière, Benoît Raffin) pour sa définition de standards à venir. Un autre chien s'invite (celui-là chante - belle voix, il a l'air au courant, la chanteuse lui répond), une enfant danse, l'électricité fait des siennes, la musique reste là avec ses tournoiements, ses interrogations et ses forces de tous les possibles. La situation prévaut, moment réellement constituant. Philippe Laccarrière et ses amis d'Au Sud du Nord (dénomination impeccable en ces temps où les boussoles font défaut) ont offert (pour la 25e fois ce week-end des 27, 28 et 29 août) un festival aux ouvertures douces, une certaine idée de la conciliation prompte aux surgissements inattendus (Entre les terres, Valentine trio, Temps Réel, Phat Organ trio, Kevin Reveyrand Quartet, Evry Bamako Project, Gingko Biloka, Abula invite Didier Malherbe, Le bruit des glaces). Les dispositions amicales permettent l’alternance des questions et des réponses. Ce fut également le cas dans l'après midi du samedi avec le débat des Allumés du Jazz (à ce moment-là préférables sans aucun doute aux exhibitionnistes chevaliers du ciel, héritiers de Tanguy et Laverdure dans un barouf d'enfer) où, "à deux pas du soleil", l'on discutait, démêlait, chicanait, éclairait, fouillait la question des formes "naturelles" de la musique (avec Pierre Tenne, Bernard Lortat-Jacob‌, Jean Rochard, Michele Gurrieri, Nicolas Souchal, Ben Lagren). Un moment de nouvelles solidarités possibles aussi.

 

Photo : B. Zon

25.8.21

CHARLIE WATTS













 1992. La séance avait été organisée de façon très simple. Dès l'idée, grâce à la photographe Caroline Forbes, un coup de fil à Sherry Daly pour proposer à Charlie Watts de participer à Vol pour Sidney (aller) en indiquant notre souhait qu'Evan Parker soit de la séance. Deux heures plus tard, retour enthousiaste. Le batteur souhaitait que Lol Coxhill soit aussi de la partie. Joliment évident, chantante conjugaison, une histoire anglaise et notre histoire : quintet avec Dave Green et Brian Lemon une semaine plus tard aux studios Lansdowne. Cette simplicité spontanée fut de de toute cette séance où, d'un morceau, nous passions à deux à la demande de Charlie Watts, heureux, en une sorte de mini aventure improvisée. De la musique camarade et de l'attention joyeuse, de l'affection musicienne et beaucoup de rire. Le batteur fut si touché d'un compliment d'Evan Parker sur son jeu de cymbale dans "Laughin' in Rhythm". Il appréciait aussi visiblement l'idée d'être sur un disque où figurait également Elvin Jones pour lequel il eut des mots très beaux. De son départ inattendu hier 25 août, et de sa vie étonnamment discrète de pierre qui roule, tout sera dit auquel il n'y aura rien à ajouter. Sauf peut-être qu'en des moments plus ombrés, se jouait toujours une bien heureuse passion, libre.

Photographie : Guy Le Querrec (Magnum) - Charlie Watts et Evan Parker au festival de Bracknell en juillet 1986 (in Le Chronatoscaphe)

24.8.21

IVAN DENYS

 

Les histoires de résistance sont aussi des histoires d'amitiés et d'expériences de ce talent qu'aucune technologie ne pourra jamais contrefaire : l'humanité. C'est bien cette naturelle ingéniosité généreuse qui est à l'origine, en 2013, du livre d'Ivan Denys : Lycéen résistant, premier ouvrage publié par Signes et Balises, la maison d'édition d'Anne-Laure Brisac. Le respect, l'admiration et l'amitié de l'éditrice pour Ivan Denys, qui fut son professeur de latin, seront en grande partie le moteur de création de Signes et Balises qui publiera ensuite Rosine Crémieux et Pierre Sullivan, Pierre Brunet, Artur Klinau, Christos Chryssopoulos, Victor Serge, Nikos Kavvadias, Véronique Willmann Rulleau...

 Lycéen résistant est un pli*, une façon d'articuler l'histoire avec nos vies, de comprendre pour toute jeune personne comment entrer dans le monde et pour toute autre de saisir qu'il n'est jamais trop tard. Ivan Denys n'avait pas 14 ans lorsque, élève de 3e au au lycée Janson-de-Sailly, il distribue, avec un groupe de camarades, les tracts rédigés avec l'aide de leur professeur appelant à une manifestation le 11 novembre 1940 en pleine occupation allemande. Ils se retrouvent alors 2000 sur les Champs-Elysées. Cet événement décidera de son entrée en résistance,  de son engagement un temps communiste et de toutes les formes de luttes nécessaires jusqu'à la libération de Paris. 

Les différentes rencontres avec Ivan Denys étaient aussi amènes qu'intéressantes, une façon douce de mettre en lumière toutes sortes de relations, sans la ramener, sans crier gare, mais en offrant tant à penser. L'histoire se vit sans compression, sans échasses non plus. Lors d'une de ces rencontres dans une librairie parisienne où Ivan Denys présenta Lycéen résistant, le contrebassiste et chanteur Fantazio se trouvait jouer à l'extérieur. Cela étonna plaisamment et au fond, avait l'air logique. D'autant plus logique que l'auteur nous dit ce jour-là que Fantazio est son fils. Le hasard objectif est souvent merveilleux. Notre dernière rencontre avec Ivan Denys fut à Tarnac (merveilleuse objectivité du hasard), un soir d'août 2019, ce soir là, il parla beaucoup de son amitié avec Anne-Laure Brisac. La vie navigue, faite de signes et balises. Ivan Denys nous a quittés le 14 août 2021.

* petit livre important

 

 

23.8.21

EVERLY BROTHERS

 

Pas d'Everly Brothers, pas de Beatles. Ainsi vague la vie ...

(et pas de Chet Atkins, pas d'Everly Brothers etc. etc. etc. etc. etc.)

RAOUL CAUVIN ET MAZEL

Câline et Calebasse par Mazel et Cauvin (1969)


2.8.21

PASSE MONTAGE :
JEAN-FRANÇOIS STÉVENIN
MILFORD GRAVES - CHICK COREA

 La mort est fatigante, pour les vivants surtout. La vie aussi des fois. Vivre en vrai, mourir en vrai ? La chose n'est plus si simple dans l'infernale multiplication de bouts-rimés, épistolaires automatiques, enregistrés par les maîtres du monde virtuel collectionneurs de RIP algorithmiques d'une envahissante chrétienté qui s'ignore elle-même. Les équilibres s'effritent sur les versants des gouffres du temps, vies inconnues de pierres tombales retournées en poussières entre deux selfies. L'art du montage méticuleux se perd dans un flot d'images asséchées des cœurs et des corps. 

Les 9 et 12 février 2021, mourraient (disparaissaient, s'éteignaient, nous quittaient) Chick Corea et Milford Graves. La mécanique de RIP immédiatement en train, les commentaires jouaient au mieux les comparaisons jalouses de l'éclipse. L'un, pianiste, avait été l'incroyable ludion des états de passages d'un jazz posté au grand carrefour de directions, alors, sans évidence, d'abord plus en échafaudage que successivement avec moult luminescences, chez Herbie Mann, Blue Mitchell, Stan Getz (magique), Pete La Roca (incandescent), Bobby Hutcherson, Armando Peraza, Wayne Shorter, un idéal trio avec Miroslav Vitous et Roy Haynes, Circle avec Anthony Braxton, Dave Holland et Barry Altschul, ou le plus déluré des orchestres de Miles Davis, une idée très libre au fond avant que la dianétique ne prenne le dessus alarmant en cascades lustrées. L'autre, batteur, figurait une distincte idée de liberté en une direction précise sans détournement forever, une forme de tambour intérieur battant son plein et ses déliés avec Albert Ayler, Paul Bley, John Tchicai, Sonny Sharrock, Myriam Makeba, Andrew Cyrille, Don Pullen, Bill Laswell. Mais en ces quatre jours mortels, le plus important était peut-être, à ces moments-là, de se souvenir tout simplement, comme l'ont très bien fait, sans hasard, Daniel Richard (producteur, disquaire) et David Toop (musicien, écrivain), que tous les deux appartenaient un temps, ensemble, à l'orchestre de Joe Montego (¡Arriba! Con Montego Joe, Corea fit même partie du premier orchestre de Milford Graves, le Milford Graves Latino Quintet). À certains moments, on ne peut pas tout garder au montage au risque de ne rien indiquer du tout, ne rien voir, ne rien entendre dans une sorte de profusion de l'identique. 

Instant, discordance sans peur et devenir tiennent le haut du pavé dans l'œuvre si humaine de Jean-François Stévenin (qui est mort, disparu, éteint, nous a quittés le 21 juillet 2021), dans son fougueux montage débrouillard d'un cinéma tellement perceptible sans esquive de retour à l'infini. Liberté et battement intérieur de l'acteur (pour François Truffaut, Paul Vecchiali, Juliet Berto, Jean-Luc Godard, John Huston, Raoul Ruiz, Jean-Pierre Mocky, Jean-François Richet, Jean-Pierre Sinapi, Philippe Ramos, Jim Jarmusch...) et du réalisateur d'une impeccable trilogie : Passe montagne, Double messieurs et Mischka. Là, ce sont les mots de Yann Dedet (monteur des deux premiers) à propos de Jean-François Stévenin, que l'on retiendra, pour l'instant et pour demain : "Il y avait une envie commune de traverser ensemble tous les déserts, d'escalader tous les cols, de faire front dans la tempête."*

* Yann Dedet - Julien Suaudeau Le spectateur zéro (P.O.L. 2021)

Photographies : JR (Corea), Andy Newcombe (Graves), DR (Joe Montego), extrait du film Deux de Werner Schroeter - Gemini films