Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

31.5.23

NOËL AKCHOTÉ - PHILIPPE ROBERT : GUITARE CONVERSATION

Si la littérature à propos (disons) du jazz de son origine à 1980 est assez imposante, elle se fait beaucoup plus discrète en ce qui concerne les 40 années suivantes où les fils d'Ariane se sont souvent étrangement emmêlés jusqu'à ne plus trouver l'entrée de la sortie. Les témoignages sont précieux et en voici un publié par les (excellentes) éditions Lenka Lente. Un long entretien mené par Philippe Robert avec le guitariste Noël Akchoté où le fil conducteur est ici un jack de guitare allant à l'amplificateur du récit d'une vie et d'un savoir en cours. Sources détaillées, appréhension de l'histoire, sens du temps et du tempo, recherche de la couleur d'un noir et blanc tranchant et guitare s'enflammant de joie, d'expériences ou de questionnements au tir franc. Comme le début d'un chapitre qui conclue les précédents. La vie tient très bien en six cordes.
 
 

26.5.23

TINA TURNER

L'apparition de Tina Turner du côté de ce petit village-ci, c'était à l'écran de l'ORTF en 1970 et "Proud Mary" tenait bon chaque samedi. Son chant déchirant, l'amplitude de ses mouvements se ruant du profond centre de la terre aux limites inconnues de l'univers, sa danse de toutes les perceptions, exposaient une bourrasque de sensualité inédite, clé d'une appréhension totale de la relation entre l'être et le monde. Un état de passage, un déplacement tellement heureux. Tina Turner chantait alors, et depuis 1957, dans le groupe Ike & Tina Turner (dans lequel a brièvement joué un très jeune Jimmy pas encore devenu Jimi Hendrix). Ike Turner, avec qui elle s'était mariée en 1956, était "inventeur" involontaire du rock'n'roll, guitariste étourdissant, leader d'un orchestre flambant et mari exécrable. "Proud Mary" ou le parfait l'exemple d'une insolente et intégrale réappropriation d'un titre, en l'occurrence celui de John Fogerty, succès du groupe Creedence Clearwater Revival, ici entièrement rescénarisé, dynamisé, dynamité pour devenir œuvre première, un corps neuf de son vécu. Exercice de haut vol, à la source. Ike and Tina Turner mettaient tout ce qu'ils reprenaient en état d'urgence noire : "Come together" des Beatles, "Honky Tonk Women" des Rolling Stones, "Lean on me" de Bill Withers, "A Love like yours don't come knocking everyday" d'Holland–Dozier–Holland, les signataires originaux tous babas devant le résultat. Le couple prenaient aussi les voix profondes du sud pour les titres "parents" de blues et rythm'n"blues signés Elmore James, Willie Dixon ou même Sly Stone. Car Tina voulait nous "take us higher", pour sûr. 

Dans la vitrine de Madame Ferrand (journaux, pompe à essence, électro-ménager, disques) trônait une édition nouvelle du 45 tours publié en 1966 "River deep mountain high". Pochette en carton glacé noir et musique ultra calorifère, première occasion d'entendre la chanteuse sans mari pour ce qui sera la dernière expérience luxuriante de Wall of Sound produite et composée par Phil Spector (autre mari désastreux - épouse Ronnie Spector). L'hebdomadaire Pop Music Superhebdo (aussi vendu par Madame Ferrand) prétendait que c'était le chef d'œuvre de la Pop Music, Patrice Blanc Francard dans l'émission Pop 2 répondait "n'importe quoi !". L'ordre d'acquisition des 45tours fabrique une histoire par anticipation plus ou moins fictionnelle par les hasard d'un choix réduit, mais sûr à l'échelle villageoise, "River deep mountain high" devenait l'autre versant  de "Proud mary". Ce dernier nous entraînait vers d'autres ensorcellements comme l'album Workin together, qui dépassait d'une tête la discographie du couple (apparaissant dans Taking off, le film de Milos Forman).

Mais si - à en croire le titre - de profil, ils "travaillaient bien ensemble", la vie que l'on dit privée était, de face, toute autre, Ike Turner, junkie désaxé et mari si brutal fit que Tina, en souffrance ultime, parvint à s'échapper et obtenir le divorce en 1976. Fin d'un groupe exceptionnel, fin d'un calvaire. 

Tina Turner, alors, a déjà réalisé deux albums sous son nom Tina Turns the Country On! (1974) sur une idée de son diable d'époux souhaitant toucher un autre auditoire, et The acid queen (1975) forte de sa populaire prestation dans le film de Ken Russell Tommy (d'après l'album des Who) avec une renversante version de "Whole lotta love" de Led Zeppelin (retour au Delta an passant par Memphis), mais à la face B toujours produite par Ike Turner. En 1978, elle vole de ses propres ailes et ce n'est pas simple. Deux albums : Rough produit par Bob Monaco, puis Love Explosion* enregistré à Londres et à Paris (y figurent quelques musiciens français André Ceccarelli, Jean-Claude Chavanat , Tony Bonfils, Bernard Arcadio) produit par Alec R. Costandinos (loin du Mississippi et plutôt connu par ses collaborations avec Claude François, Demis Roussos ou Dalida). Le disco ne va guère à la guerrière, quelques soutiens actif sont sur la route (Mick Jagger, Rod Stewart, Chuck Berry, Willem Ruis, Heaven 17...) et il faut attendre la rencontre de Martyn Ware en 1983 (reprise de "Let's stay together" d'Al Green), puis Terry Britten en 1984 pour retrouver, ou plutôt trouver une autre taille ; le succès cette fois sera (au moins) décuplé. Private Dancer (avec la crème des studios londoniens) inaugure une série où suivront cinq albums (moins remarquables), tournées gigantesques, films (Mad Max, James Bond), défilés de mode eighties (Alaïa), participations en vrac, duos de stars - excédant pas souvent inspiré -, etc*. La voix reste sublime, la facture musicale honnête, l'excitation est moindre qu'antan, mais Tina semble heureuse. Après tout.

* Pour l'anecdote, cet album - bien indirectement - jouera un rôle certain dans le fait que nato ait été un temps diffusé par les disques Vogue. Mais c'est une autre histoire. 

* Pour une autre anecdote, Tony Coe qui avait eu le même médecin que Tina Turner, pensait que ça pourrait être un lien suffisant pour qu'elle participe aux Voix d'Itxassou. Mais la Suisse est un pays lointain.

Photographies DR : 1970 à 1976

17.5.23

BERNT ROSENGREN

 

On se souvient parfois d'eux en images aux contours flous aux côtés de héros célébrés. Dans la longue liste des artisans inspirés qui, si ils n'ont pas créé ni rupture, ni fracas, n'en ont pas moins irrigué la vie de la musique d'une sève inestimable, on citera par exemple Bernt Rosengren, perçu, vu et entendu bien sûr avec Don Cherry (Eternal Rhythm, Eternal now Live in Stockholm), mais aussi avec George Russell (The Essence of George Russell), Krzysztof Komeda (Knife on the Water), Lester Bowie (Gittin' to Know Y'All, ou, plus encore peut-être, dans un balancement de découverte et de tradition par amour des traces transmises dont témoignent ses propres enregistrements (avec d'autres pointures scandinaves, comme Tommy Koverhult ou l'aussi immense qu'oublié Lars Gullin) comme son Porgy & Bess de grande subtilité, remarquable visite chez Gershwin (mort l'année de sa naissance). Plutôt qu'un désincarné RIP (référendum d'initiative populaire ?) pour ces musiciens, contentons nous d'un vif souvenir irrigué.

12.5.23

WAR PONY

Jean Cocteau avait énoncé le fait que la lumière était l'encre du cinéma, écriture moderne. La lumière de War Pony (sorti le 10 mai), le film de Gina Gammell et Riley Keough est d'encre. Comme dans le film cousin de Chloé Zhao Les Chansons que mes frères m'ont apprises, on retrouve la jeunesse de la réserve Oglala de Pine Ridge confrontée à son exil intérieur, aux relations familiales (au sens large) et à la dévastation du "Rêve Américain" (export européen). Mais l'angle de War Pony se consacre à un seul périmètre qui n'inclut pas le départ. Ça et là, à l'occasion d'événements brutaux, d'un surplus de violence ordinaire face à la brutalité quotidienne, pointent une lumière d'indianité, l'éclat fort discret d'une ténacité humaine exceptionnelle, d'un chant ancestral, d'une forme de résistance unique où la nature sait aussi reprendre ses droits. Les acteurs et actrices (non professionnels) sont tous des enfants de Pine Ridge qui bouleversent le film d'incarnation, échappant ainsi aux déconvenues des démonstrations convenues (et en l'espèce, impossibles). Le cinéma a participé au martyr des Indiens, quelques films tardifs et indispensables (les deux précités sont filmés par des femmes) redonnent de l'encre à leur propre écriture.

3.5.23

RÉPÉTER UN MENSONGE ET...

Au bas mot une provocation nauséabonde, in situ, une grossièreté terriblement mensongère qui cherche par sa répétition incessante une justification, par l'oubli, de la brutalité d'un encadrement rétréci : "L'État doit garantir la sécurité des manifestants et mettre hors d'état de nuire ceux qui sont là pour tuer" (porte parole du gouvernement), "Ils viennent là pour détruire, pour démolir, pour casser du flic, pour tuer" (ministre de la justice et des bras d'honneur), "Certains manifestants viennent pour tuer des policiers et des gendarmes" (ministre de l'intérieur, superchampion)... et de citer sans vergogne l'exemple de Sainte Soline, et d'annoncer en fanfare menaçante la présence de ces "tueurs" dès la veille du 1er mai... Le très rance et maléfique procédé commence à dater (utilisé pendant la Loi Travail et les Gilets jaunes*). Quel que soit le regard critique qu'on porte librement sur telle ou telle façon de manifester (là, contre une nouvelle loi retraite qui opte - contre le peuple, contre la foule - pour une brutalité à grande échelle), on ne saurait placer, par exemple, l'incendie d'une poubelle au niveau de celui d'une forêt, ou encore la vie d'une vitrine à l'échelle de celle d'une personne humaine. Intelligence artificielle et peine de mort, il est des gradations de dignité. Dans les manifestations françaises de ce siècle, sauf erreur, aucun policier n'est mort ; côté manifestants, malheureusement, la réalité est autre. "Garantir la sécurité des manifestants", c'est avant tout et d'un grand tout, (plutôt que de marionnettiser la foule hostile en faisant mine), écouter ce qu'elles et ils ont à dire, ce qu'elles et ils désirent pour leur propre vie. 

* Une séquence du film de David Dufresne Un pays qui se tient sage (2020), analyse très bien le moment où l'on atteint la limite d'un certain déchaînement et de ses violences, lorsqu'il s'interrompt pour surtout ne pas risquer la mort de l'autre.

2.5.23

AUJOURD'HUI, ALORS QUE REPREND LE TRAVAIL AUX USINES WONDER...

La publication ce jour (dans ce triste média) d'une photographie extraite de La Reprise du travail aux usines Wonder, film de Pierre Bonneau et Jacques Willemont (alors - 1968 - à l'IDHEC), n'est pas fortuite. Ce métrage de 10 minutes (qui a servi en 1996 d'argument au film de 3h12 d'Hervé Le Roux Reprise) est un des films immensément forts de l'histoire du cinéma, un film exact, et sa parole, celle de la vie manifeste.

1.5.23

PROPHÉTIE

Le prophète Emmanuel avait annoncé dans son épitre aux confinés du 1er mai 2020 “retrouver dès que possible les 1er mai joyeux, chamailleurs parfois qui font notre Nation”. La prophétie semble s'être réalisée.
 

DÉSORDRES DE CYRIL SCHÄUBLIN

La question pourrait bien être actuelle : "Quel concept sera gagnant ? L'anarchisme ou le nationalisme ?" demande une des cousines de Kropotkine conversant dans la séquence pré-générique du film de Cyril Schäublin Désordres (titre original Unrueh). Après cette introduction en Russie, l'action non brusquée se passe dans le Jura suisse à Saint-Imier dans les années 1870. On y retrouve Kropotkine, alors jeune cartographe en pleine découverte. L'industrie horlogère se développe dans le temps forcé que le capitalisme industriel installe. Il existe alors encore quatre temps : le temps de la commune, le temps de l'église, le temps de la fabrique et le temps de la gare de chemin de fer. Question d'horloges, Désordres montre plus que démontre et si le son (les dialogues) est très centré, l'image se joue du cadre et laisse une grande place au décor et décentre volontiers les personnages ; tantôt elle s'attache au minutieux détails de la fabrication des montres. Malgré les injonctions des gendarmes, les personnages entreront dans l'image ou bien sortiront des limites fixées à mesure qu'oppresse de plus en plus le contrôle de la productivité des ouvrières. La photographie naissante occupe une grande place. Les ouvrières s'échangent des images de Louise Michel à la sortie du travail. La géographie a son importance et la carte devient commune. On est à l'échelle d'un village plurilinguiste et on ressent le monde, les ouvrières et ouvriers collectent pour les grévistes de Baltimore aux USA. Aucune lourdeur militante, aucune démonstration appuyée, rien ne s'impose à voir, tout est méticuleusement présent, jusqu'à la forêt, tout impressionne comme dans les tableaux qui donnent les clés de la lumière. Dans le cadre champêtre de Saint-Imier se joue alors une partie de ce qui va tenir le monde en éveil et en lutte contre l'insatiable ravage d'un système menant l'humanité à sa ruine, et Cyril Schäublin, avec Désordres, offre un film unique, de la plus profonde singularité, où le passé prend ses présentes allures, où le futur trouve une respiration.

Désordres (Unrueh) -  Suisse 2022 - Réalisation, montage et scénario : Cyril Schäublin, image : Silvan Hillmann costumes : Linda Harper, son : Miguel Cabral, interprétation : Clara Gostynski (Joséphine Gräbli), Alexei Evstratov (Piotr Kropotkine), Valentin Merz (Monsieur Roulet), Monika Stradler (Mireille Paratte), Li Tavor (Mila Fuchs)... Date de sortie : 12 avril 2023 Durée : 1h33