Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

26.5.23

TINA TURNER

L'apparition de Tina Turner du côté de ce petit village-ci, c'était à l'écran de l'ORTF en 1970 et "Proud Mary" tenait bon chaque samedi. Son chant déchirant, l'amplitude de ses mouvements se ruant du profond centre de la terre aux limites inconnues de l'univers, sa danse de toutes les perceptions, exposaient une bourrasque de sensualité inédite, clé d'une appréhension totale de la relation entre l'être et le monde. Un état de passage, un déplacement tellement heureux. Tina Turner chantait alors, et depuis 1957, dans le groupe Ike & Tina Turner (dans lequel a brièvement joué un très jeune Jimmy pas encore devenu Jimi Hendrix). Ike Turner, avec qui elle s'était mariée en 1956, était "inventeur" involontaire du rock'n'roll, guitariste étourdissant, leader d'un orchestre flambant et mari exécrable. "Proud Mary" ou le parfait l'exemple d'une insolente et intégrale réappropriation d'un titre, en l'occurrence celui de John Fogerty, succès du groupe Creedence Clearwater Revival, ici entièrement rescénarisé, dynamisé, dynamité pour devenir œuvre première, un corps neuf de son vécu. Exercice de haut vol, à la source. Ike and Tina Turner mettaient tout ce qu'ils reprenaient en état d'urgence noire : "Come together" des Beatles, "Honky Tonk Women" des Rolling Stones, "Lean on me" de Bill Withers, "A Love like yours don't come knocking everyday" d'Holland–Dozier–Holland, les signataires originaux tous babas devant le résultat. Le couple prenaient aussi les voix profondes du sud pour les titres "parents" de blues et rythm'n"blues signés Elmore James, Willie Dixon ou même Sly Stone. Car Tina voulait nous "take us higher", pour sûr. 

Dans la vitrine de Madame Ferrand (journaux, pompe à essence, électro-ménager, disques) trônait une édition nouvelle du 45 tours publié en 1966 "River deep mountain high". Pochette en carton glacé noir et musique ultra calorifère, première occasion d'entendre la chanteuse sans mari pour ce qui sera la dernière expérience luxuriante de Wall of Sound produite et composée par Phil Spector (autre mari désastreux - épouse Ronnie Spector). L'hebdomadaire Pop Music Superhebdo (aussi vendu par Madame Ferrand) prétendait que c'était le chef d'œuvre de la Pop Music, Patrice Blanc Francard dans l'émission Pop 2 répondait "n'importe quoi !". L'ordre d'acquisition des 45tours fabrique une histoire par anticipation plus ou moins fictionnelle par les hasard d'un choix réduit, mais sûr à l'échelle villageoise, "River deep mountain high" devenait l'autre versant  de "Proud mary". Ce dernier nous entraînait vers d'autres ensorcellements comme l'album Workin together, qui dépassait d'une tête la discographie du couple (apparaissant dans Taking off, le film de Milos Forman).

Mais si - à en croire le titre - de profil, ils "travaillaient bien ensemble", la vie que l'on dit privée était, de face, toute autre, Ike Turner, junkie désaxé et mari si brutal fit que Tina, en souffrance ultime, parvint à s'échapper et obtenir le divorce en 1976. Fin d'un groupe exceptionnel, fin d'un calvaire. 

Tina Turner, alors, a déjà réalisé deux albums sous son nom Tina Turns the Country On! (1974) sur une idée de son diable d'époux souhaitant toucher un autre auditoire, et The acid queen (1975) forte de sa populaire prestation dans le film de Ken Russell Tommy (d'après l'album des Who) avec une renversante version de "Whole lotta love" de Led Zeppelin (retour au Delta an passant par Memphis), mais à la face B toujours produite par Ike Turner. En 1978, elle vole de ses propres ailes et ce n'est pas simple. Deux albums : Rough produit par Bob Monaco, puis Love Explosion* enregistré à Londres et à Paris (y figurent quelques musiciens français André Ceccarelli, Jean-Claude Chavanat , Tony Bonfils, Bernard Arcadio) produit par Alec R. Costandinos (loin du Mississippi et plutôt connu par ses collaborations avec Claude François, Demis Roussos ou Dalida). Le disco ne va guère à la guerrière, quelques soutiens actif sont sur la route (Mick Jagger, Rod Stewart, Chuck Berry, Willem Ruis, Heaven 17...) et il faut attendre la rencontre de Martyn Ware en 1983 (reprise de "Let's stay together" d'Al Green), puis Terry Britten en 1984 pour retrouver, ou plutôt trouver une autre taille ; le succès cette fois sera (au moins) décuplé. Private Dancer (avec la crème des studios londoniens) inaugure une série où suivront cinq albums (moins remarquables), tournées gigantesques, films (Mad Max, James Bond), défilés de mode eighties (Alaïa), participations en vrac, duos de stars - excédant pas souvent inspiré -, etc*. La voix reste sublime, la facture musicale honnête, l'excitation est moindre qu'antan, mais Tina semble heureuse. Après tout.

* Pour l'anecdote, cet album - bien indirectement - jouera un rôle certain dans le fait que nato ait été un temps diffusé par les disques Vogue. Mais c'est une autre histoire. 

* Pour une autre anecdote, Tony Coe qui avait eu le même médecin que Tina Turner, pensait que ça pourrait être un lien suffisant pour qu'elle participe aux Voix d'Itxassou. Mais la Suisse est un pays lointain.

Photographies DR : 1970 à 1976

1 commentaire:

Unknown a dit…

Encore un chef d'œuvre d'exactitude, de précision humaine, de mots triés sur le volet noir de la vie, Jean !
Francis Marmande