La mort est fatigante, pour les vivants surtout. La vie aussi des fois. Vivre en vrai, mourir en vrai ? La chose n'est plus si simple dans l'infernale multiplication de bouts-rimés, épistolaires automatiques, enregistrés par les maîtres du monde virtuel collectionneurs de RIP algorithmiques d'une envahissante chrétienté qui s'ignore elle-même. Les équilibres s'effritent sur les versants des gouffres du temps, vies inconnues de pierres tombales retournées en poussières entre deux selfies. L'art du montage méticuleux se perd dans un flot d'images asséchées des cœurs et des corps.
Les 9 et 12 février 2021, mourraient (disparaissaient, s'éteignaient, nous quittaient) Chick Corea et Milford Graves. La mécanique de RIP immédiatement en train, les commentaires jouaient au mieux les comparaisons jalouses de l'éclipse. L'un, pianiste, avait été l'incroyable ludion des états de passages d'un jazz posté au grand carrefour de directions, alors, sans évidence, d'abord plus en échafaudage que successivement avec moult luminescences, chez Herbie Mann, Blue Mitchell, Stan Getz (magique), Pete La Roca (incandescent), Bobby Hutcherson, Armando Peraza, Wayne Shorter, un idéal trio avec Miroslav Vitous et Roy Haynes, Circle avec Anthony Braxton, Dave Holland et Barry Altschul, ou le plus déluré des orchestres de Miles Davis, une idée très libre au fond avant que la dianétique ne prenne le dessus alarmant en cascades lustrées. L'autre, batteur, figurait une distincte idée de liberté en une direction précise sans détournement forever, une forme de tambour intérieur battant son plein et ses déliés avec Albert Ayler, Paul Bley, John Tchicai, Sonny Sharrock, Myriam Makeba, Andrew Cyrille, Don Pullen, Bill Laswell. Mais en ces quatre jours mortels, le plus important était peut-être, à ces moments-là, de se souvenir tout simplement, comme l'ont très bien fait, sans hasard, Daniel Richard (producteur, disquaire) et David Toop (musicien, écrivain), que tous les deux appartenaient un temps, ensemble, à l'orchestre de Joe Montego (¡Arriba! Con Montego Joe, Corea fit même partie du premier orchestre de Milford Graves, le Milford Graves Latino Quintet). À certains moments, on ne peut pas tout garder au montage au risque de ne rien indiquer du tout, ne rien voir, ne rien entendre dans une sorte de profusion de l'identique.
Instant, discordance sans peur et devenir tiennent le haut du pavé dans l'œuvre si humaine de Jean-François Stévenin (qui est mort, disparu, éteint, nous a quittés le 21 juillet 2021), dans son fougueux montage débrouillard d'un cinéma tellement perceptible sans esquive de retour à l'infini. Liberté et battement intérieur de l'acteur (pour François Truffaut, Paul Vecchiali, Juliet Berto, Jean-Luc Godard, John Huston, Raoul Ruiz, Jean-Pierre Mocky, Jean-François Richet, Jean-Pierre Sinapi, Philippe Ramos, Jim Jarmusch...) et du réalisateur d'une impeccable trilogie : Passe montagne, Double messieurs et Mischka. Là, ce sont les mots de Yann Dedet (monteur des deux premiers) à propos de Jean-François Stévenin, que l'on retiendra, pour l'instant et pour demain : "Il y avait une envie commune de traverser ensemble tous les déserts, d'escalader tous les cols, de faire front dans la tempête."*
* Yann Dedet - Julien Suaudeau Le spectateur zéro (P.O.L. 2021)
Photographies : JR (Corea), Andy Newcombe (Graves), DR (Joe Montego), extrait du film Deux de Werner Schroeter - Gemini films
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