Témoignages indispensables d'homme révélant les fragments de l'histoire, lointaine et familière à considérer sans cesse, deux livres parus récemment retiennent l'attention : Histoire de Daniel V de Pierre Brunet et Lycéen résistant de Ivan Denys. En deux éminents récits personnels, ils nous transmettent, images, pensées et faits de l'Algérie de juin 1962 et de la France de 1940 à 1944, parties intégrantes et profondes de notre aujourd'hui qu'un peu de littérature aide à ne pas dissiper. Ces deux ouvrages sont les écrits de proue d'une toute nouvelle maison d'édition : Signes et balises. Rencontre avec sa créatrice : Anne-Laure Brisac
Une maison d'édition nouvelle de nos jours c'est hardi ! Sa dénomination "Signes et balises" est-elle un avertissement ?
Un avertissement ? Si c’est pour signaler quelque chose – un caillou, comme disent les marins, qui affleure, un rocher à proximité, un amer pour se repérer par rapport à la côte qu’on longe, alors : oui. Mais pas un avertissement au sens de leçon de morale doigt menaçant qu’on brandit – cela ne m’intéresse guère et qui suis-je pour endosser ce rôle ?
Donc « signes » au sens de signaler, marquer que là est différent d’ici. Et qu’il y a du sens, aussi.
Le nom est une déclinaison, un petit clin d’œil à « phares et balises » - petit tropisme maritime personnel...
Pour être tout à fait exacte, j’avais utilisé cette expression pour une journée de rencontre que j’avais organisée dans un autre cadre, lié aussi à l’édition, mais académique et plutôt électronique. « Balises » peut renvoyer aussi aux balises du langage informatique. Ensuite j’ai repris l’expression toute entière quand j’ai cherché un nom pour « ma » maison d’édition.
As-tu rencontré Ivan Denys et Pierre Brunet, les deux premiers auteurs de ta collection, avant ou après la conception de Signes et balises. Ont-ils directement stimulé ton désir d'édition ?
C’est un mélange d’événements personnels et professionnels (comme souvent) qui s’est catalysé sur beaucoup d’années et a abouti à la création de la maison d’édition.
Le désir d’édition est ancien. Il y a plus de trente ans, lycéenne découvrant les écrits de Levi-Strauss, et faisant le pari avec une amie d’un projet un peu fou : elle partirait étudier des peuples « primitifs » et j’éditerais ses récits de voyages. Cela a été le début de la formulation d’un désir qui ne s’est jamais démenti, et s’est intensifié et précisé avec le temps : transmettre des textes. Avant que cela ne prenne la forme d’une maison d’édition, cela a pris d’autres formes : enseigner et traduire la littérature.
Et puis le désir d’édition était le plus fort. Me focaliser sur les témoignages s’est dessiné (ou redessiné, si on repense à cet épisode du lycée, que j’avais en fait oublié et dont je me suis souvenue récemment) il y a deux ans environ.
Oui, c’est Ivan Denys qui – sans le savoir – a permis à ce projet de se concrétiser. Je lisais depuis un moment beaucoup de choses sur la Seconde Guerre mondiale (pour éclairer une lanterne personnelle). Je connaissais Ivan depuis très longtemps. J’avais su, un peu par hasard (je veux dire : pas par lui ; il est d’une extrême discrétion et modestie à ce sujet) qu’il avait été résistant très jeune. Je lui ai demandé de me raconter. Et un jour je lui ai proposé d’écrire ce témoignage, ce qu’il a accepté immédiatement. Il avait, il y a quelques années, rédigé quelques pages à l’attention de ses enfants qui ne connaissaient rien de ses activités de l’époque – m’a-t-il dit. Il avait perdu ces pages et ma proposition a correspondu à ce désir qui était le sien de transmettre – je suppose. Nous avons fixé ensemble la ligne directrice du livre (non pas un mémoire pour ses enfants, mais un témoignage à destination aussi de lecteurs qui ne connaissent pas l’auteur).
Pour le texte de Pierre Brunet, cela s’est passé différemment. Je cherchais un deuxième texte à publier après celui d’Ivan Denys. Je connaissais également Pierre Brunet depuis longtemps. Nous venions récemment d’évoquer ensemble son père disparu au stalag durant la guerre (cet épisode figure dans
Histoire de Daniel V., il est attribué au personnage de Daniel) et les recherches qu’il avait faites pour retrouver les traces de son père, des témoignages de ses derniers instants etc., à partir de rencontres avec ses codétenus revenus de captivité et d’écrits que son père a laissés. J’avais l’idée qu’Ivan écrirait sur sa vie d’adolescent durant la guerre, Pierre écrirait en tant que fils de soldat disparu à la même époque et moi-même, d’une génération plus jeune environ, j’avais commencé un travail d’édition /présentation de documents originaux de la même époque dont j’avais eu connaissance. Cela aurait constitué une sorte de trilogie sur cette période de notre histoire.
Mais Pierre Brunet a décliné la proposition. Et il m’a envoyé
Histoire de Daniel V., qu’il avait écrit quelques années auparavant. Et que j’avais lu, d’ailleurs. Mais je n’avais pas eu le choc que j’ai éprouvé en le relisant en mars dernier.
Je lui ai tout de suite (ou au bout de quatre ou cinq jours !) annoncé que je publierais son livre et j’ai tout de suite décidé de publier les deux titres en même temps, c’est d’ailleurs mieux pour une maison qui commence.
A posteriori, la publication conjointe de ces deux textes m’a fait approfondir ma réflexion sur la ligne éditoriale que je souhaite poursuivre : le témoignage, en tant que forme, est aussi divers que l’est, par exemple, le roman. Et c’est aussi cette variété de forme, cette exploration, que je souhaite proposer par les livres que je publierai.
Dans le cas du livre d’Ivan Denys l’auteur était plus que soucieux d’exactitude, autant par honnêteté intellectuelle que par respect, me semble-t-il, des amis disparus dans les luttes qu’ils menaient ensemble contre l’occupant nazi.
Dans le cas du livre de Pierre Brunet, il s’agirait, disons, de creuser du côté de la vérité davantage que du côté de l’exactitude, même si celle-ci n’est pas absente, loin de là. Vérité du personnage et du narrateur, vérité de l’histoire qu’on relit cinquante années après les événements.
J’hésitais à préciser un détail, mais finalement le voici (d’ailleurs ce n’est sans doute pas un détail). Je disais que je connaissais Ivan Denys et Pierre Brunet depuis longtemps. En fait, j’ai été leur étudiante. Ils font l’un et l’autre partie de ces gens qui marquent vos années de jeune adulte autant par leur charisme d’enseignant que par ce qu’ils vous font découvrir de leur discipline (dans ce cas : latin et littérature française). Et là aussi, c’est après avoir pris la décision de publier ces deux textes que je me suis dit : Tiens, c’est drôle, je publie deux livres d’auteurs qui sont mes anciens profs. Ce n’était pas mon projet de départ ! Mais je me suis dit aussi : eh bien, si par cette occasion je peux transmettre à mon tour quelque chose de ce qu’il m’ont transmis (l’exigence quant aux textes et aux livres, une honnêteté intellectuelle, etc.), tant mieux !
Il y a quelque chose de vivant dans cette affaire et c’est une ligne d’horizon (une balise…) que je ne veux pas perdre de vue dans cette aventure éditoriale.
Ces deux premiers ouvrages, premiers témoignages, se déroulent durant deux périodes très troubles et violentes de l'Histoire de France. Quelques décennies après, il semble qu'aucune leçon essentiellement humaine n'en ait été véritablement été retenue. Que peut la littérature pour un monde malade ?
Cette question est double, finalement : les leçons (humaines) qu'on tire - ou non - de l'Histoire / le pouvoir (ou le rôle) de la littérature. C'est plutôt du second aspect que je me sens portée à parler ici. D'autant que si "aucune leçon essentiellement humaine n'a été véritablement été retenue" dans le passé, il est très probable que peu le seront à l'avenir... Si ce n'est que l'humanité a pu tirer la conclusion, en particulier du conflit de la seconde guerre mondiale, qu'elle savait se donner la possibilité de son autodestruction ou du moins de l'autodestruction d'une partie d'elle-même.
Pour reprendre l'image médicale, on pourrait se dire que la littérature joue un rôle non de pansement mais au contraire d'ouverture des plaies... De mise au jour de ce qu'on ne voit pas sans elle. Là est son pouvoir. L'écrivain fait advenir un grand souffle sur la plaie pour qu'on puisse ensuite la panser. Ce souffle, c'est l'éclairage qu'il apporte, et dont il est le seul a disposer: il est voyant, comme disait l'autre... Ainsi Pierre Brunet en mêlant les registres burlesque et tragique dans l'épisode qu'il raconte des derniers jours de la guerre d'Algérie accentue le tragique et le non sens même de cet événement.
Cette idée de voyant me fait penser que je me suis rendue compte, rétrospectivement, une fois les deux livres achevés, que la thématique et la place de l'opacité y sont très présentes.
Histoire de Daniel V. travaille à soulever le voile qui entoure l'histoire de ce personnage énigmatique dont on saisit mal - jamais clairement - les raisons qu'il a eues de s'engager, qui plus est sous un faux nom. Dans
Lycéen résistant, la thématique de l'opacité est au cœur de l'histoire d'Ivan Denys, qu'il s'agisse du faux nom qu'il est amené à prendre dans la lutte clandestine ("Boissy"), de la vie cachée de son ami juif Solo à qui, durant un an et demi, tous les jours, il va - avec d'autres camarades du lycée - apporter de quoi manger et lire, et qui ainsi lui sauve la vie. Lors du travail sur son texte, Ivan Denys m'a confié que pour certains épisodes, c'était la première fois qu'il les racontait - ce qui a pu donner à notre travail commun d'éditeur/auteur une tonalité très intense ; autre déclinaison encore de l’opacité, mais du côté de la discrétion.
Et quand on lit des témoignages sur cette époque, des récits et des essais d'historiens, on se dit que s'engager dans la Résistance supposait, plus que tout autre acte, de faire entrer dans sa vie le masque, le voile, l'opaque; car l'époque même supposait que toute la vie sociale était saisie dans une sorte d'étau, sous une forme d'emprise, de lacis difficile à démêler, le lacis de la question que l'on devait obligatoirement, et en permanence, se poser: la question de la vérité, de la confiance entre les individus - de quel bord celui-ci est-il? Puis-je croire en ce qu'il dit? Quelles valeurs ont ses paroles ?
Histoire de Daniel V., qui met en scène les derniers jours de la guerre d’Algérie, nous rappelle qu’officiellement à l’époque ce n’était pas une guerre – opacité, masque et camouflage qui tire du côté du mensonge, de la tromperie, cette fois.
Chacun a sa manière, ces deux livres de Signes et balises prennent donc cela en charge: apporter un éclairage nouveau.
C'est peut-être là, dans cet espace, ou plutôt cet interstice étroit, que la littérature se niche et déploie son pouvoir - pareille à nul autre art à mes yeux, elle qui use du moyen d'expression le plus ordinaire qui soit, les mots - son pouvoir dans, voire face à un monde malade.
Après, tout le problème est de savoir comment ce pouvoir-là s'exerce: je veux dire : comme faire agir cette fonction d'éclairage sans tomber dans la littérature à thèse (que j'abhorre) ou dans des textes pourvus d'une dimension moralisatrice (qui me font tout autant horreur). C’est précisément mon travail d'éditrice que de choisir des textes qui évitent cet écueil, ou de faire travailler aux auteurs leurs textes, s'ils sont d'accord, dans cette direction.
Ta question soulève sans doute aussi (en creux) le fait de savoir si le pouvoir de la littérature, une fois ses contours ainsi délimités autant que faire se peut, est tant soit peu efficace. Pour ma part je le crois, sinon pourquoi se lancer dans l'aventure? Ce qui ne veut pas dire que ce soit là la seule puissance que la littérature recèle en son sein.
Comme tu parles d'éclairage, de puissance et d'éfficacité ça me fait penser au cinéma né avec la société industrielle qui, malgré ses recherches de libération, souvent intenses (parfois sensible à la littérature jusqu'à la dévorer, l'influençant aussi par retour), montre les signes d'une sorte de débandade parallèle à celle de cette société. La littérature, forme d'expression à l'histoire bien plus longue, même si son répit semble plus grand, paraît aussi sujette à cet étouffement. L'écriture a-t-elle les moyens aujourd'hui d'être action réelle, directe, hors de sa relégation sur les étagères de l'intelligence ?
Je ne peux pas parler du cinéma – ce n’est pas ma partie.
Pour ce qui est de la littérature, je ne sais pas si on peut parler d’étouffement. J’ai le sentiment que des initiatives comme la mienne, sans vouloir me vanter, témoignent du contraire. Je dis « sans vouloir me vanter » mais je devrais plutôt dire en fait « heureusement ». Créer une maison d’édition, ce désir est également né de la conviction profonde qu’il y a moyen d’échapper à l’étouffement, que les formes, l’écriture et le langage conservent une part de vitalité infrangible, inattaquable, plus vitale, précisément, que tout. De quel étouffement parle-t-on, d’ailleurs ? celui des formes qui se standardiseraient ? La littérature, justement par sa longue vie, nous rappelle sans cesse qu’elle s’invente en permanence, là-dessus je n’ai aucun doute ni aucune crainte, je suis d’un incorrigible optimisme. D’elle-même la littérature ne peut pas mourir par manque d’air, par manque de l’oxygène nécessaire à son alimentation. Ou alors un étouffement dû à des forces extérieures qui feraient pression sur elle, par exemple (au hasard…) des considérations économiques ou commerciales ? Là, c’est possible, l’étouffement risque de pointer son nez, de menacer très sérieusement, quand il n’a pas déjà gagné la partie… Alors il faut trouver et / ou inventer des forces, d’autres forces, qui entrent en résistance… ou du moins doivent le faire (à propos de résistance, je ne suis pas mécontente, je suis même assez fière, autant le dire, que le premier livre de la maison,
Lycéen résistant d’Ivan Denys, soit celui d’un résistant de la première heure). C’est ainsi que je vois le rôle et aussi le travail (je tiens beaucoup à ce mot, que je considère come éminemment respectable), l’engagement et la ligne directrice de la maison d’édition Signes et balises. Signes et balises est une micro-maison d’édition : faisons-en une force, voilà ce que j’ai de mieux à faire, c’est ce que je me dis. Profitons-en pour rester libre (là est la plus grande force au monde), ne pas répondre à des objectifs purement commerciaux, pour bâtir un catalogue à petits pas, cohérent et ouvert en même temps, exigeant, qui tracera son chemin à son rythme. C’est le meilleur moyen pour être à la hauteur du non étouffement qui caractérise à mes yeux la littérature même. Et de donner ainsi à l’écriture les moyens qui sont les siens : proposer, apporter « une action réelle, directe », pour reprendre tes propos. Et une action indirecte aussi, d’ailleurs, ce qui est moins visible et peut-être encore plus percutant.
Je suis ces jours-ci à Saint-Nazaire, où ont lieu les rencontres littéraires de la MEET (la maison des écrivains étrangers et des traducteurs). Le thème cette année est « Comme en 14 » (on voit pourquoi). Hier Jean Echenoz lisait des extraits de son dernier livre, Quatorze. Il avait choisi d’écarter les passages qui touchent plus spécialement à l’histoire de son personnage et de retenir surtout des pages d’un registre plutôt descriptif qui, mises bout à bout, donnaient une image saisissante de la Grande Guerre : description détaillée et souvent technique du harnachement du soldat (détaillées et techniques comme Echenoz aime à le faire : avec beaucoup d’humour – c’est quand même l’un des rares écrivains qui écrive des pages poétiques à partir d’un catalogue Manufrance ou son équivalent…), de l’avion dans lequel l’un des personnages trouve la mort, et, bien plus étonnant apparemment, de la faune des campagnes tout autant maltraitée par la guerre que les humains. Il y a de longues énumérations d’animaux, des animaux domestiques spécialement, qui prennent une place alors toute particulière dans ce contexte. En gros, c’est l’évocation de la pagaille et de la destruction générale dans les campagnes, les terriers et les champs. Jusque là, rien de très surprenant, on parle de la guerre, et de la Grande, ne pas oublier. Mais quand je l’entends prononcer les mots « lapins sans domicile fixe », au-delà du sourire que cela fait naître immédiatement chez moi, cela me plonge dans une rêveuse et profonde réflexion. Il y a dans cette expression, chez cet écrivain, une empathie exceptionnelle pour toute forme de vie et de douleur, et au-delà de l’attendrissement pour ces bestioles charmantes que sont les lapins, ces mots font se renforcer plusieurs tragédies du siècle (le XXe…) : celle de la nature malmenée par les actes des hommes et celle des hommes, de certains hommes, malmenés par leurs pairs. La « mise en scène du langage » comme disait Barthes, qui caractérise la littérature, qui la définit, même, apporte et apportera toujours sa force à la littérature et lui évitera toujours l’étouffement.
Aimes-tu le papier ?
Si j’aime le papier ? C’est drôle, je ne m’attendais pas à cette question !
Mon
premier réflexe quand je tiens un livre (neuf) entre les mains est de
fourrer mon nez dedans. Humer la colle et les feuilles, passer la main
sur le glaçage, tâter l’objet sous toutes ses
coutures (c’est le cas de
le dire), retourner le dos, essayer de percer les énigmes de se
fabrication. Mais tous les éditeurs sont ainsi, non ?
J’ai
un souvenir d’enfance ébloui d’un de mes livres que j’appelais « livre
magique » (je l’ai toujours dans ma bibliothèque), un livre où les pages
vous sautent à la figure – aujourd’hui on dirait un « pop up » (autre
forme de poésie) –, où le chat du Cheshire se cachait dans les arbres
(c’était Alice au pays des merveilles), au palais de la Reine les
hérissons vivants roulaient sous les battes de criquet (en réalité des
flamands roses), il y avait des volets qui s’ouvraient, des pages qui
se dédoublaient, qui formaient des spirales, des losanges en trois
dimensions… : ce livre me disait qu’un livre, c’est encore plus que le
livre lui-même.
J’avais une obsession, pour les
livres de Signes et balises, c’est le format : je le voulais plutôt
petit, comme pour des livres qu’on peut glisser dans la poche et lire en
secret. Il fallait composer tout de même avec le confort de lecture. Je
voulais des rabats : ça finit le livre, ça crée un espace où ranger des
choses (signet ou ticket de métro, que sais-je). Et il fallait que le
papier soit à la hauteur, donc pas trop commun, même pour des livres qui
ne se veulent pas de bibliophilie. A la hauteur de la qualité des
textes et de la qualité des couvertures, avec une typographie différente
pour chaque titre.
Est-ce
que « j’aime le papier » pourrait faire allusion au livre numérique, à
l’édition numérique comme à son possible concurrent ? L’édition
numérique et l’édition en ligne, je les trouve intéressantes, parfois
indispensables – tout dépend du genre de textes – pour tout ce qu’elles
permettent de faire et que ne permet pas le livre papier, pour tout ce
qui rapproche le livre d’autres objets destinés à la transmission, par
l’insertion de voix, de films. On est au carrefour des questions
d’édition (concevoir et fabriquer des objets) et de publication (les
diffuser). Et c’est en permanence à ce carrefour-là que l’éditeur se
situe. C’est très vivant.
Mais
peut-être plus encore que le papier, je crois que ce que j’aime, qui me
fascine de manière presque enfantine, ce sont les caractères : plombs,
bois pour affiches, tampons en caoutchouc…. Pour la couverture du livre
d’Ivan Denys (Lycéen résistant), j’ai donné à la graphiste une
boîte qui date de la dernière guerre et qui est une imprimerie pour
enfant : une boîte très banale en apparence, en fer blanc imprimé, et
qui contient des petits tampons en caoutchouc, un par lettre, qu’on
dispose sur une réglette pour composer le texte en les tamponnant sur un
tampon encreur. Cette boîte appartenait à mon grand-père paternel dont
je sais qu’il fabriquait des fausses cartes d’identité destinées aux
Résistants pendant la guerre, au Chambon-sur-Lignon où il s’était
réfugié avec sa femme et ses enfants et un jour en feuilletant un livre
sur les tracts et journaux de l’époque, j’ai vu une reproduction de
cette boîte (ou sa sœur jumelle), et l’auteur expliquait que le premier
journal résistant, Valmy, avait été composé par ce moyen-là – un
peu comme les pommes de terre que les enfants découpent pour en faire
des chiffres et des lettres. J’ai immédiatement décidé de faire composer
le titre du livre d’Ivan Denys ainsi, j’assouvissais ma petite passion
pour le matériel d’impression !
Quand j’entends
des gens avoir la nostalgie de l’odeur (du parfum) ; du toucher des
pages etc. que le livre numérique évidemment ne propose pas, je trouve
toujours cela un peu bébête – même si ça paraît contradictoire avec ce
que j’ai dit au début ! Par contre, cette dimension du toucher, du palper,
de l’odeur, de la matière, elle est présente en amont, dans la
conception et la fabrication du livre. Finalement c’est l’éditeur qui en
profite plus que le lecteur quand, à toutes les étapes du livre, il se
penche par-dessus l’épaule du graphiste, du photograveur ou de
l’imprimeur. Il est sacrément privilégié, l’éditeur !
Le périmètre de Signes et balises peut-il être pénétré par la poésie,
l'image ... et puis, curiosité oblige, quels sont les prochains livres
pour nos bibliothèques ?
Je ne sais pas ce que deviendra cette
maison, je veux dire dans quelle mesure j’aurai la possibilité (les
moyens financiers, je veux dire : inutile de tourner autour du pot !)
d’élargir les genres que je publie. Car oui, l’image, pourquoi pas, mais
à voir quelle forme et quelle place elle peut tenir dans les livres.
Illustration ou livre qui tourne d’elles, ce n’est pas la même chose.
Rien n’est décidé encore. Tout est ouvert.
En revanche pour la poésie, c’est décidé : il n’y en aura pas. J’en lis peu et
je suis donc moins à même d’apprécier ce qui s’écrit en ce moment de ce côté-là.
Je ne pourrais pas avoir un goût sûr, un œil d'éditeur au sens de celui / celle
qui apporte quelque chose au texte dans un dialogue avec l'auteur.
Et si j'en publiais, je recevrais probablement quantité de manuscrits d'auteurs
qui taquinent la muse. Je leur répondrais, bien sûr (je reçois déjà des
manuscrits et je réponds à tous, même au bout de quelques semaines), mais je
dois avouer que je ne prendrais pas toujours le temps de leur dire pourquoi je
ne publierais pas leur texte, sauf si je tombais sur la perle, évidemment ça
peut arriver.
Cela n'exclut pas le poétique, en particulier quand il est inhérent à un texte
sans se donner comme tel, sans brandir cet étendard. Le livre de Pierre Brunet,
par exemple, à bien des égards est un poème en prose.
On en revient aux exigences que je veux maintenir. Ecrire, pour l'expérience que
j'en ai - car j'en ai aussi un peu l'expérience même si je ne publie pas et ne
publierai jamais de texte littéraire de moi, à Signes et balises
-, donc écrire, comme publier, ou publier, tout comme écrire, c'est bien sûr du
talent, mais aussi du travail, au meilleur sens du mot : du travail remis sur le
métier avec un temps de maturation, du temps d'un regard porté sur les autres,
sur ce qu'ils font, du temps nécessaire à l'essai au sens de Montaigne (et s'il
n'en restait qu'un, ce serait celui-là). C'est un temps long, souvent. La
littérature, y compris de témoignage, mérite cette exigence. Un écrivain-éditeur
que j'aime bien, Paul Fournel, disait un jour que l'édition, c'est planter des
graines d'arbres.
C'est exactement ma perception et ma conception. Des graines d'arbres et non de
fleurs - celles-ci s'épanouissent l'année suivante; les arbres, c'est plus long.