Salut les ours !
Salut les chats !
Salut les bisons !
Salut les oiseaux !
Salut les tortues !
Salut les baleines !
Salut les pingouins !
Doucement les castors !
Enfants d'Espagne
27.2.21
BÊTES CLICS
25.2.21
23.2.21
SONIA SLANY
C'est à l'occasion de l'enregistrement et des concerts à Sons d'Hiver et à Maubeuge de Eight Day Journal, suite composée par Tony Hymas pour Sam Rivers, que nous avons rencontré Sonia Slany. Jours heureux d'une petite troupe qui comptait aussi Noël Akchoté, Paul Clarvis, François Corneloup, Philip Dukes, Sophie Harris, Sylvain Kassap, Chris Laurence, Henry Lowther, Rita Manning et Carol Robinson.
Sonia Slany, violoniste, avait bien sûr une pratique parfaitement mise à l'œuvre sur scène ou en studio avec les Communards, les Cranberries, les Stranglers, Ryuichi Sakamoto, Caetano Veloso, Philip Glass, Mark Knopfler, Laurie Anderson, Michael Nyman, P.J.Harvey, Seal, Peter Gabriel, Massive Attack, Egberto Gismonti, Bjork. Mais c'était aussi une compositrice très au fait de la nécessité d'une direction musicale fortement humaine, plus une affaire de gens que de genres.
Avec son compagnon, le batteur Paul Clarvis, ils avaient créé une maison de disques au nom suffisamment parlant et descriptif d'une attentive intention : Village Life "afin de présenter des formes de musique alternatives à celles de l'industrie musicale contraires aux tendances générales de la musique. C'était presque une déclaration politique contre le statu quo" pour citer leur ami Henry Lowther. Deux albums de Sonia Slany Meeting Electra et Monochord Music donnent l'idée de ce que cette si éloquente musicienne avait en corps en tête. Elle parlait "d'intégration à tous les niveaux". Nous l'avions revue avec grand plaisir à l'occasion de l'enregistrement de l'album de Tony Hymas De l'origine du monde pour lequel elle avait assemblé vents et cordes.
Sonia Slany nous a quitté ce 26 janvier, elle avait 56 ans et tant à dire encore.
Photo : Village Life
15.2.21
LES FACTURES
Dans le monde musical actuel et peut-être même dans toute l'histoire du disque musical, le groupe le plus désiré et le plus enregistré semble bien être Les Factures. On entend fréquemment des gens qui travaillent dans les labels ou les maisons de disques (ce n'est pas exactement la même chose) dire : "Je viens d'enregistrer Les Factures", "Je vais enregistrer les Factures", "Il faut enregistrer les Factures", "L'enregistrement des Factures est en retard", "As-tu enregistré les Factures ?"
10.2.21
GHÉDALIA TAZARTÈS, L’OPÉRA SOLITAIRE
Guédalia Tazartès vient de nous quitter à 73 ans. La nouvelle est brutale. En 2007, il s'était entretenu dans le journal Les Allumés du jazz (n°20) alors que venait de paraître son album Jeanne chez Vand’œuvre. L’entretien réalisé avec lui dans la rubrique « Penser la musique aujourd’hui » (au titre très adapté) résonne si fortement aujourd'hui.
En 1979, la nouvelle et très prometteuse maison de disques Cobalt souhaitait afficher d’emblée sa largesse d’esprit. Elle créa la surprise avec la publication de Diasporas de Guédalia Tazartès. Tailleur de musique vivant des images et des sens, amateur de poésie et de collages, des errances aussi. Ghédalia Tazartès est un nomade collecteur des traditions qu’il invente ou cristallise par les matières et les mots. Avec naturel, le théâtre et le cinéma font volontiers appel à lui, comme récemment Bertrand Sinapi mettant en scène le roman longtemps interdit de Nicolas Genka, Jeanne la Pudeur, objet d’un récent phonogramme.
Est-ce que l'art, comme le dit Verlaine, c'est d'être absolument soi-même ?
Je crois que je vais faire une réponse de Normand. D’un côté bien sûr et de l’autre non plus ? « Qui est-on ? » me semble une question préalable. Tous les êtres humains sont des paradoxes. Ils sont bons et mauvais. L’expression artistique est profondément humaine. J’ai beaucoup d’admiration pour les animaux, pour leur conscience sans inquiétude d’au-delà, mais il leur manque quelque chose : l’art sans doute. Et pourtant, ils sont incontestablement eux-mêmes. Est-ce qu’un chant d’oiseau est de l’art ? Je ne le crois pas. Le fait d’enregistrer la musique et la bricoler est quelque chose d’important qui fait que je peux réponde à cette question avec prétention, sans douter que je suis un artiste : « Oh oui, bien sûr, si vous venez m’interviewer, c’est que je suis un artiste ! » (rires). C’est un rôle social. Je peux dire que je suis un artiste car je viens de vous donner un disque. À douze ans je chantais dans le bois de Vincennes, mon ethnie, ma grand-mère ou mon désespoir de gosse, mais il n’en reste rien et pourtant j’étais moi-même. J’étais peut-être totalement un artiste car je n’enregistrais rien. J’ai entendu parler des plus grands musiciens du monde, paraît-il, au Maroc ou en Inde, retirés dans la montagne, qui chantent pour les oiseaux ou pour Dieu. C’est ce que j’essaie de faire, plus pour Dieu que pour les oiseaux, ma montagne étant une chambre close. La solitude est précieuse. Mais pour qu’on parle d’art, l’artefact, la production sont nécessaires. Est-ce que l’art c’est forcément un objet ? Je crois que oui. Le très grand musicien que l’on ne peut pas entendre, peut-être, mais je suis sceptique. Quand j’étais gamin, j’avais un copain qui essayait de me faire croire qu’il était un grand musicien. J’insistais pour entendre ce qu’il faisait et un jour il m’a passé une cassette des Rolling Stones en essayant de me faire croire que c’était lui.
Nicolas Genka, lui, écrit : « L'artiste qui ignore qu'il est un bouc émissaire... Celui-là n'est pas un artiste ». Qu’est-il important de saisir ou de défaire ?
Saisir ce qui a été fait. Saisir un peu ce qui a été fait par Jean-Sébastien Bach, par Richard Wagner, par John Cage, par Jimi Hendrix. Quatre personnes sans lesquelles je ne saurais pas dire que je suis musicien ici et maintenant. Bouc émissaire sonne comme victime. Il est important de saisir une mémoire historique, ce qui a pu nous arriver à nous les hommes en général, à nous les Juifs en particulier. Mais je ne fais pas de lien, car je crois qu’il peut y avoir un art dans la félicité. J’ai de la chance, j’ai des disques publiés, je travaille pour le théâtre, je vis avec la musique. Michel Sardou est plus riche et célèbre que moi, même si je chante mieux (rires), peut-être en ce sens-là suis-je un bouc émissaire, mais je n’ai rien fait comme lui. Est-ce que le jazz défait quelque chose en syncopant ? Oui, mais pour refaire immédiatement quelque chose comme un pull-over détricoté pour en retricoter un autre plus à la taille.
Faut-il être absolument moderne comme le demandait Rimbaud ?
Alors là oui ! Avant 68, dans ma jeunesse, on se prétendait résolument moderne. Je crois qu’on ne peut pas faire autrement comme de réaliser qu’être soi-même c’est d’être à la fois bon et mauvais. Ne pas être moderne, c’est se tromper d’époque. Il faut être conscient de son époque, savoir quelle heure il est. Van Vogt, l’auteur de science-fiction, commençait ses livres par « l’intérêt de la raison datée ». Si l’on est en 1968 à Paris et que je tiens un discours maoïste, j’ai des excuses ; si je le fais aujourd’hui, je suis un pauvre con. C’est essentiel de dater. On ne peut faire qu’avec ce qu’il y a eu avant, impossible de faire quelque chose qui vienne de nulle part. Ni les Sex Pistols que j’aime beaucoup, ni John Cage n’y sont parvenus. Ils sont en un temps précis des conclusions de choses leur préexistant.
Peut-on représenter le monde avec la musique ?
Malraux disait que la musique est le seul art qui peut nous parler de la mort. Je ne crois pas à la mort. Seulement à la vie, qui commence qui s’arrête, mais la mort c’est une abstraction. La musique aussi. Elle n’a pas de matérialité. C’est en contradiction avec ce que j’ai dit avant sur l’artefact. Même Le jardin des délices de Jérôme Bosch ne représente pas le monde, il en parle. C’est une vision. Avec la musique, on peut avoir des visions.
Qu’est-ce qui justifie la musique de théâtre ?
Exprimer ce qui n’est pas dit, faciliter le jeu de l’acteur en permettant au spectateur d’écouter ce qu’il dit et d’entendre ce qu’il pense. Certains gens de théâtre estiment la musique fondamentale, d’autres ne la supportent pas sous le texte ou ne l’acceptent que pour boucher les trous en cas de noir par exemple. C’est un outil qui peut avoir des sens multiples.
Mais ça reste tout de même un langage qui s’invite dans un autre langage...
Roméo romançant Juliette n’a pas besoin d’une musique romantique, mais il y a tout de même quelque chose à faire. La musique peut camper un décor. J’avais le problème de me faire entendre, qu’on entende le texte sans être sur la même fréquence, alors j’ai trouvé une combine en utilisant beaucoup d’infrabasses, de basses profondes pour être dans un registre où la voix n’est pas atteinte, où cette espèce de basse créé quelque chose de plus grand que le silence.
Quelle est la part de répétition nécessaire à la musique ?
C’est difficile ...
... la répétition comme opposition à la mémoire...
Ou comme une mémoire arrêtée. Il faudrait relire tout ce qu’a dit Wagner sur le leitmotiv. Chaque fois qu’un personnage apparaît, il a son air qui le place dans le plan. J’ai beaucoup aimé les musiciens répétitifs. Dans la musique africaine, il y a aussi beaucoup de répétition. La répétition est peut-être nécessaire à la transe, et la transe nécessaire à l’écoute de la musique. Dans Hystery of Music, mon morceau préféré s’appelle Jazz. Je ne sais pas comment je l’ai fait et je suis bien incapable de répondre aux questions : « Avec quelles machines, avec quels samples, avec quelles voix ? ». Je ne pourrais le reproduire et c’est important pour atteindre autre chose ensuite. Un peintre s’approche pour peindre et se recule pour voir. Ce mouvement de va-et-vient fait l’enfant.
La musique doit-elle aller davantage vers le langage ou s’en éloigner ?
Les slameurs font de la musique avec les mots, Coltrane parle avec un saxophone. Il faut rester naïf. Julio Iglesias aime vraiment ce qu’il fait et du coup il n’est pas le seul à l’aimer. J’allais dire : on ne peut pas échapper à la sincérité...
Mais je pense à Gesualdo, il paraît que c’était une ordure absolue, il a pourtant fait d’assez belles musiques. Quand était-il sincère ?
Propos recueillis par Jean Rochard
Photo DR
8.2.21
ATTENTION AUX DÉPARTS
Davis Wilson est parti le 8 janvier 2021. Il nous a quittés, il s'est éteint. Tous ces mots prononcés pour adoucir l’inintelligible moment mortel. Qui a eu la chance d’aller à l’Artists’ Quarter à St Paul (Minnesota), club de musiciens de jazz où la fidélité était le maître mot, a nécessairement rencontré Davis Wilson. Il y faisait les entrées, les nôtres, celles des musiciens et les siennes, et bavardait volontiers avec chacun, livrant ses "views from the door". Ensuite, il grimpait sur la petite scène pour présenter le set à venir, non comme cette obligation moderne de remerciements de "partenaires" plus ou moins particuliers, mais comme cet élan millénaire où la corde lâche la bitte d'amarrage. Moment d’un petit bout de poésie très humaine où l'on sourit, on rit, on chahute un peu ou se recueille, on apostrophe en minuscule, on finit son verre, en redemande un autre, bref on entre en condition de toutes les façons. C’est l’ensemble qui vaut, celui qui fait le jazz. Davis Wilson était un de ces fameux MC qui ponctuent l'histoire du jazz, à la manière d'un beat poet, pour partager son enthousiasme par avance, pratiquant l’énigme assurée sans dévoiler davantage. Pour lui les musiciens étaient toujours des "cats" et les vocalistes des "chanteuses extraordinaires" (en français dans le texte). À l’occasion, on rencontrait de jour cet homme de la nuit, au Glockenspiel par exemple, hallucinant café de St Paul tout droit venu de la Forêt Noire jusqu’au moindre détail, ou au Black Dog autre endroit de musique qui fut, il y a quelques lustres, le Copernicus où, avec Davis, jazz et poésie faisaient bon ménage. Pour Davis Wilson, l’alliage de ces deux expressions était liminaire à la vie. Le club n’est pas un lieu de concert, mais un simple espace de musique, de croisements, où au fond chacun est un set. Si tout prend, on ne sera plus jamais pareil. La marque réelle de la musique.
« I never be the same again » chantait Bobby Few[1] dans son disque en trio More or less few[2], enregistré en 1973 et diffusé par Sébastien Bernard (agité producteur bien trop oublié « c’est la seule fois de votre vie que vous trouverez des disques à 15 francs »), c’est bien ça l’histoire. Bobby Few, pianiste de Cleveland émigré à New York où il rencontre Bill Dixon et Frank Wright, enregistre avec Marzette Watts, Booker Ervin, Albert Ayler et se rend à Paris qui sera le centre du monde du Center of the world, quartet l’unissant à trois autres expatriés, Frank Wright, Alan Silva et Muhammad Ali. Moments explosifs, concerts de fêtes à défaire où on n’était plus jamais les mêmes. Comme après avoir entendu Howard Johnson[3] et ses voix graves, celles qui pointent la plénitude des êtres, en perspective. Pharamineux tubiste, saxophoniste baryton, clarinettiste basse, le choix des instruments ne trompe pas, celui des partenaires non plus, Hank Crawford, Archie Shepp, Freddie Hubbard, McCoy Tyner, Gato Barbieri, Roland Kirk, Carla Bley, Charlie Haden, Gil Evans, Michel Portal, mais aussi Bette Middler, BB King, Paul Butterfield, Paul Simon ou Taj Mahal avec qui il enregistre The real thing[4], album de blues qui fait le choix du très grave (ensemble de tubas où, avec Johnson, on retrouve Bob Stewart, Earle McIntyre, Joseph Daley). Oui c’est ça, la chose vraie, pas une question de style, mais de ton. Le ton de tout un peuple.
Tout un peuple ! C’est bien avec tout un peuple que Patrick Williams[5] a grandi, tout un peuple qu’il nous a fait découvrir, tout un peuple victime des pires a priori, des pires mensonges, de la pire arrogance. Tout un peuple, les Roms, qui subissait, au mois d’août 2010, une violence raciste instiguée par l’état. Dans le numéro d’automne du journal des Allumés du Jazz de l’an 2010, cet ethnologue de l’intérieur signait un article intitulé « Le grand film du mois d'août[6] » qui fit un peu de bruit, dérangea, relevant très précisément ce qu’il en était de l’amorce renouvelée d’une forme d’horreur de l’incompréhension entretenue. La suite dans les idées pouvant être celle de la lutte pour l’humanité, trois autres articles suivirent[7]. Qui les a lus n’a plus aucune excuse. Pour ce chanceux journal et son heureux lectorat, Patrick Williams avait aussi publié en janvier 2003, « Cordes Gitanes[8] », revenant sur la nature même de cette forme de jazz qu’il connaissait si bien, dont le phare fut Django Reinhardt. Moment où le jazz manouche était formellement à la mode, sans pour autant que les préjugés racistes disparaissent. Patrick Williams écrivit un bon temps dans la revue Jazz Magazine autant que dans Etudes tsiganes. Il savait la nature des relations entre la musique et la vie, la poésie fondatrice de l’être, l’activité transformatrice du jazz si souvent oubliée, vers de poignantes épreuves de fraternité, d’expressions équilibrées dans le cadre large du feu des alchimistes. on le verra rejoindre même sur scène son ami le guitariste Raymond Boni pour dire avec lui Les Quatre vies posthumes de Django Reinhardt, trois fictions et une critique[9]. Les vies posthumes, vies de bohèmes, de Patrick Williams seront celles d’ouvrages précieux qu’il nous a généreusement laissés, propres à comprendre toujours la place de l’autre qui n’est autre que soi[10].
Tout un son ! Lorsqu’il présentait Pop 2 à la télévision française au tournant des années 60/70 du siècle dernier, Patrice Blanc-Francard s’insurgeait contre l’idée que « River Deep Mountain High[11] » d’Ike & Tina Turner fût la plus impressionnante production de l’histoire de la pop music ainsi que le prétendait le journal Pop Music Superhebdo. Nous étions néanmoins quelques-uns à être baba devant ce titre de 1966 imaginé bien sûr par Phil Spector[12] (sans oublier les renforts de Jeff Barry et Ellie Greenwich), délirante production autour de l’éruptive Tina Turner, 4 guitares dont Barney Kessel, 1 contrebasse, 3 guitares basses dont Carol Kaye, 4 pianos dont Harold Battiste et Leon Russell, 2 batteurs dont Jim Gordon, 2 percussionnistes dont Frank Capp, 9 soufflants dont Plas Johnson, 5 choristes dont Darlene Love, le tout arrangé par Jack Nitzsche, enregistré dans tous les recoins possibles du studio (cuisine et toilettes comprises). Ce mur du son d’entrée des années soixante nous avait déjà pour partie déniaisés, sorte de rêve dans le dur, hypothèse d’escapade mono. Phil Spector avait accompli un truc dingue pendant quelques années avec Darlene Love, les Ronettes, les Crystals, Bob B. Soxx & the Blue Jeans, The Righteous Brothers. Son Back to Mono refusait une forme de division de la musique que nous prenions pour une division du monde. A Christmas Gift for You from Phil Spector, percutant album défiant le genre en boules, fit commercialement flop (pour cause d’assassinat de Kennedy) et River Deep Mountain High ne fit pas mieux. Il fallut John Lennon et Allen Klein pour récupérer l’animal qui réalisa à partir des prises abandonnées par un célèbre groupe en pleine séparation, l’album Let it be, dont le titre aurait pu être le Tombeau des Beatles. Après quelques disques (réussis) avec George Harrison et John Lennon, ça a déraillé sec à faire flipper les Ramones et Leonard Cohen et, de chouettes trucs dingues, on est passé au sinistre dingue tout court, au dingue à flingue, meurtrier… la musique s’était fait le mur.
Tout un monde d’harmonie ! Autant de musique et pas de crime. Eva Coutaz[13] fut une productrice moins tapageuse, pour sûr, mais non moins impressionnante. Quelques 800 disques de musique dite classique (parfois « contemporaine ») produits si soigneusement depuis 1975 (à commencer par les splendides derniers enregistrements d’Alfred Deller) ont largement contribué à établir la somptueuse réalité musicale d’Harmonia Mundi, maison de disques au sens fort, créée par Bernard Coutaz en 1958. Elle y était entrée comme attachée de presse en 1972. Mariée deux fois au très unique Coutaz à l’ingéniosité fertile, elle prit sa suite en 2010 avant d’être contrainte en 2016 de nous faire la triste surprise de céder à Pias, le maître-mettre-mètre étalon de la production musicale made in France.
Marianne Fernel[14] vient aussi de nous quitter. Avec magnifique constance, elle assista Gérard Terronès, producteur proverbial de Futura, puis Marge, pendant plus de deux décennies, aussi discrète qu’indispensable au présent d’une musique dont on connaît trop ce qui se photographie d’office et pas assez ce qui s’œuvre au fond. Harmonia Mundi comme Futura sont aujourd’hui des mots, des marques, puissent-elle demeurer des empreintes, des enseignements.
Tout un chant du monde. Récemment, on croisait souvent Guem[15] au studio Campus - Terrain d’Entente, agréable figure de patriarche qui avait pris ses marques, à son arrivée à Paris en 1970, au Centre Culturel Américain où les musiques d’Afrique rencontraient le jazz libre, la chanson des sens. Avec Colette Magny, avec Steve Lacy, avec Areski et Brigitte Fontaine, avec Michel Portal, avec l’Intercommunal Free Dance Music Orchestra de François Tusques (exemple : partie de conga sur « Un peuple qui en opprime un autre ne peut pas être un peuple libre »). Zaka, son groupe de percussions, né au même endroit, fit même du « Serpent[16] » un tube qui contribua largement à installer les tambours dans la vie de bien des corps en demande. À Campus - Terrain d’Entente, l’humaine rencontre de toutes les musiques reste possible, comme au Centre Américain de 1970. Guem aimait bien ça. Douce émulation.
L’élan des jours tend à décentrer la gravité, et pourtant la vie s’arrête, portant les marques du large cadre des traces en objet de description. Cicely Tyson[17] n’était pas que la (belle) photographie de Richard Noble de la marquante couverture d’un (bel) album daté 1967 de Miles Davis (qu’elle épousa en 1981), mais après avoir été mannequin remarqué dans Ebony, une comédienne qui figura au cinéma avec Robert Wise, George Cukor, Leo Penn, Martin Ritt, John Korty, qui joua Jean Genet au théâtre. Mieux, elle inspira bien des gens de tout un peuple. En anglais, mannequin se dit modèle. Cicely Tyson fut un modèle.
Tout un champ. Celui de John Russell[18], guitariste improvisateur, qui comme beaucoup avait fait ses débuts avec John Stevens au londonien Little Theatre Club, avant de devenir une figure primordiale, déterminée et déterminante du genre avec Evan Parker, Toshinori Kondo, Steve Beresford, John Butcher, Radu Malfatti, Terry Day, Maarten Altena … Celui de MF Doom[19], rappeur prolifique et facétieux aux mille masques dont l’album Operation: Doomsday affrontait directement l’industrie musicale. Son décès en octobre 2010, ne fut révélé que deux mois après. De Sophie[20], qui a bousculé la musique électronique avant de s’éteindre brutalement d’un accident athénien. De Jean-Pierre Bacri[21] que tout le monde a l’air d’avoir connu et qui connaissait la chanson. De Claude Brasseur[22] qui jamais de pourra être plus subitement jeune que dans Bande à Part de Jean-Luc Godard. De Michael Apted[23], plus qu’honorable cinéaste qui réalisa, pour tout un peuple - tant oublié - le primordial documentaire Incident à Oglala[24]. D’Alexandre Skirda[25], écrivain qui a salutairement traduit Makhno, Makhaïski et écrit à propos des Anarchistes russes, les soviets et la révolution de 1917 ou de Kronstadt 1921. De Michel Le Bris[26], l’étonnant voyageur qui fit ses classes en 1968 dans la rue comme à Jazz Hot dont il fut le bousculant rédacteur en chef avant de se faire virer par le fondateur Charles Delaunay en décembre 1969 angoissé de voir sa revue devenir bien trop politique. Trop free ! La cause de tout un peuple.
Tout un temps qui passe. À Eymoutiers (2 000 habitants, Limousin), il y a une librairie qui s’appelle Passe-Temps. Elle fut fondée par Guy Valente qui passa, après mai 68, par la case Gauche Prolétarienne comme Michel Le bris. Guy a été alors ouvrier spécialisé en usine, militant pour ce fameux rapprochement (qui n’a pas encore vraiment eu lieu malgré moult tentatives). Plus libre que les mots d’ordre, il est parti ailleurs, sur le plateau de Millevaches. Passe-Temps[27], lieu de foyers inextinguibles, de livres intéressants, d’expositions des unes et des autres (Guy Valente était aussi un distingué photographe), de rencontres de toutes formes (qui avaient vraiment lieu), tenu par un homme d’une intégrité méticuleuse dans un Studio Ensoleillé. [28]
On ne sait jamais trop comment dire... départ, disparition... en évitant les boutades en sourires forcés du type : « sacré jam session là-haut » héritées de bizarreries chrétiennes mises en images, ou le timbré anglophile RIP quand la paix post mortem est si souvent affaire d’éloges brèves, d’affronts des solitudes, de catégorisations embaumées, de racontars, d’arrangements et d’oublis. Rien de paisible. Moment d’expérience de nos dignités humaines et d’apprentissage soudain de cette fameuse transmission et, à la façon du chef de gare de nos existences sur une carte égarée, d’attention aux départs.
Photographie : Guy Le Querrec (Michel Le Bris a d'ailleurs préfacé son livre le plus récent : Guy Le Querrec en Bretagne, Les éditions de Juillet, 2017) prise à Artists Quarter's en octobre 2005 avant les deux sets du quartet George Cartwright, Tony Hymas, Adam Linz, JT Bates
[1] Bobby Few (21 octobre 1935 - 7 janvier 2021)
[2] Bobby Few, More or Less Few (Center of the World - Sun Records, 1973)
[3] Howard Johnson (7 août 1941 -11 janvier 2021)
[4] Taj Mahal, The real thing (Columbia - 1971)
[5] Patrick Williams (2 mai 1947- 15 janvier 2021)
[6] n°27 du journal Les Allumés du Jazz Le grand film du mois d'août (octobre 2010) page 5, illustrations Johan de Moor et Jazzi
[7] n°31 du journal Les Allumés du Jazz Paysage avec Roms (janvier 2013) page 17, illustration Sylvie Fontaine
n°32 du journal Les Allumés du Jazz Des Roms et de la vocation (octobre 2013) page 5, illustration Sylvie Fontaine
n°33 du journal Les Allumés du Jazz Nettoyage de Printemps (octobre 2014) page 8, illustration Sylvie Fontaine
[8] n°8 du journal Les Allumés du Jazz Cordes Gitanes (janvier 2003) page 8, photographie Guy Le Querrec
[9] Patrick Williams : Les Quatre vies posthumes de Django Reinhardt, trois fictions et une critique (éditions Parenthèses, 2010)
[10] Nous, on n'en parle pas - les vivants et les morts chez les manouches (Maison des sciences de l'homme, 1995), Django (Parenthèses 1998), Tchavo et la musique tzigane (Gallimard, 1999), Les Tsiganes de Hongrie (Actes Sud, 1999), Mariage tsigane ; une cérémonie de fiançailles chez les Rom de Paris (L'harmattan, 2000), Des tsiganes en Europe (Maison des sciences de l'homme, 2011 - avec Michael Stewart), Une anthropologie du jazz (Biblis, 2011 - avec Jean Jamin) , Certains personnages inconnus qu’on appelle : Gitans, Tsiganes, Bohémiens, Roms, Rroms, Romanichels, Gyspsies, Gens-du-Voyage, Romanos, Manouches, Rabouins… (3 volumes auto édités 2021)
[11] Ike & Tina Turner River deep mountain high (A&M records, 1966)
[12] Phil Spector (26 décembre 1939 - 16 janvier 2021)
[13] Eva Coutaz (26 février 1943 - 26 janvier 2021)
[14] Marianne Fernel ( - 30 janvier 2021)
[15] Guem (9 mars 1947 - 22 janvier 2021)
[16] Guem et Zaka Percussion (Le chant du monde, 1978)
[17] Cicely Tyson (19, décembre 1924 - 28 janvier 2021)
[18] John Russell (19 décembre 1954 - 18 janvier 2021)
[19] MF Doom (13 juillet 1971- 31 october 2020)
[20] Sophie (17 septembre 1986 - 30 janvier 2021)
[21] Jean-Pierre Bacri (24 mai 1951 - 18 janvier 2021)
[22] Claude Brasseur (15 juin 1936 - 22 décembre 2020)
[23] Michael Apted (10 février 1941 - 7 janvier 2021)
[24]
Voir sur ce Glob : Léonard Peltier, 20 janvier 2021
[25] Alexandre Skirda (1942 - 23 décembre 2020)
[26] Michel Le Bris (1er février 1944 - 30 janvier 2021)
[27] La mise en train de notre l’album Chroniques de résistance (Tony Hymas) doit aussi à une fameuse soirée au printemps 2013 - temps d'un voyage à Treignac, voir les amis de Kind of Belou - pleine de tous les bons hasards à la librairie Passe-Temps
[28] Notes de Patrick Williams in Raymond Boni Octet, Le Goût Du Jour (CELP 1991)
7.2.21
JAZZMAGNEWS