Immense Fonderie
François est parti cette nuit.
On fait non de la tête dans le froid.
C’est la mécanique, ça bouge tout seul.
Non, je ne contrôle pas.
Chaque mort a son armée de familles de sensations, mais une comme ça, si brusque, si brusque si brutale, comme ça.
Puis après je me suis dit à Carrefour il y était lui à Carrefour, il aurait été attendri par le hochement de tête du caissier ou pas.
Le regard commence sa ronde, il est partout, il veille, il navigue, sa présence est redoublée, par l'absence, le regard vient s’ajouter à la guirlande lumineuse de regards qui entourent les corps de nous restant.
Partir brusquement c’est très bien pour soi, on n’enfle rien, on ne rajoute pas au rajout.
Pour les autres ça fait du blanc, du blanc sans adjectif, un trou blanc avant et après chaque pensée, Ça me fait ça.
La pudeur de François était trop forte, elle indisposait.
Un gros socle, François, un socle de pierre très délicate, douce, avec des éclats paillette bruns-dorés,
Où est ce qu’on peut trouver une délicatesse comme ça.
Qui va comprendre et continuer ce geste là.
En fait ça n’est pas croyable du tout.
François est bouleversé par les apparitions, les formes humaines, les corps, il plisse les yeux pour ne pas être ébloui.
Et bien François j’ai finalement saisi les forces de ton travail le 11 novembre dernier.
J’ai vu, comme dans un rêve, tes glissements de terrain et j’ai vu que tous ceux sur scène avaient vu, et étaient libres de glisser, glisser, sans théâtre, sans dispositif, glisser comme des âmes sur un toboggan.
Et le 11 novembre c’est le jour où mon père est devenu résistant en 1940, place de l’étoile, définitivement résistant.
Et toi tu es venu à la mort de mon père je ne t’y attendais pas, je ne sais pas comment tu as su, tu es sorti du sol, on dirait, tu es apparu.
Tu m’as tendu un dessin fait je suppose pendant la cérémonie, un dessin de mémoire, un dessin de la tête de mon père, son sourire, ses yeux, ses petits yeux de chinois, on ne sait pas s’il vous regarde ou pas, toute l’étrange malice de mon père est sur ce petit dessin.
« Une fois qu’on a vu, une fois qu’on a vu qu’on s’est bien détesté jusqu’au bout, qu’on a vu, qu’on est allé au bout de ça, qu’on a bien vu », c’est la phrase que tu m’as dite quand on a essayé entre deux portes d’évoquer la boisson.
C’était très clair ça, ce que tu viens de dire, des fois tu n’es pas clair parce que trop clair pour toi, lumineux pour toi, limpide pour toi, et pour moi ça ne l’était pas, parce que tu raccrochais aux autres là où tu en es toi, c’est comme ça que tu fais je crois, tu vois l’autre et tu es tout barbouillé de ce que tu es et de ce qu’il est aussi, et ça forme une pâte, et tu offres cette pâte instantanément aux autres quel que soit leur état, de ta matière présente, et tu rentres dans ta matière présente, et tu en sors, et tu essayes d’en sortir parce que l’autre apparaît.
Et on croit que les autres sont là, qu’ils nous traversent, on traverse, on se traverse.
Et tu es tout apparaissant pour l’autre, mais l’autre doit comprendre qu’il te faut du temps pour revenir, pour être là, et tu mélange tout de suite l’autre à ça que tu es, et l’autre doit comprendre qu’il y a des abysses, tout le temps, et qu’on n’en revient pas comme ça, donc tu trouves le pont où ça se mélange entre l’autre qui apparaît et toi.
En quelques instants, ça se passe comme ça.
Tu tends un bâton, une perche comme si on était en pleine mer agitée.
Si l’autre ne comprend pas, tu t’en vas, et tout de suite, tu reviendras.
Tu pars, tu reviens comme une ombre, tu bricoles l’armoire, l’armoire métal de Redayef, Tunisie, tu pars mais tu es là, puis dans le camion on est allés chercher un instrument aller-retour à Tunis, 500 aller retour? Les cigognes, Chems au volant, on a le temps de dire des insanités, et ton silence et cette joie d’enfant muet derrière banquette arrière, somnolence, et nos propos vulgaires tu n’en reviens papa.
Mais que l’action qui compte, qui plane, qui nous absorbe, alors ça va.
François c’est faire circuler des ronds avec les mains, du physique de la cantique, des chants de l’évaporation qui veille, de la vase qui remue que les uns et les autres comprennent cette matière, avec des forces, François c’est le creux qu’il offre délicatement, un fauteuil, une chaise qu’il offre, une chaise, un plat il faut manger, il vous met quelque chose dans la main pour que vous ayez un territoire sur le moment, avant le moment suivant, et puis faire cette armoire en métal pour qu’elle sonne, et la refaire et elle ne sonne pas, ça ne fait rien, au pire on donnera des coups de pieds dedans, voilà.
Vision simple, intuition simple, absence, présence, matière, glissement de terrain, expression physique des forces, le graphisme, les traits, les fils tendus en hauteur avec des choses qui pendent, déplacer son corps pour aller pêcher ce qui est disponible pour tous, un espace où tous peuvent intervenir en allongeant simplement les bras, est ce que c’est possible ?
Pour ceux qui trop influencés par les mètres étalons occidentaux seraient tentés par dire que François est un être supérieur, sans provocation aucune je dis qu’il est un être inférieur, il travaille en sous terrain, et déplace des choses, des formes et des énergies par en-dessous, pour vous offrir du clair, un travail à plein temps, et vous n’imaginez pas la pénombre, des rais de lumière, des espaces, et vous invite à déplacer, remuer la vase profonde – celle où il pouvait s’engluer, bras, pieds, mais, tout, et dans le cambouis de l’antiquité jusqu’à nos jours, pas de différence, nos jours à nous, - à votre tour, on déplace, on se fait de l’espace, on fait de l’espace pour tous, et on continue.
D’une berge à l’autre, nous passons, je sais que chaque instant est un glissement de terrain, physique, pratique, évident, aussi évident que le rebouteux vous enlève une brûlure à distance, très simple, très pratique, c’est brut, et de la même manière entre théâtre, musique, et vie, c’est la pâte, la même pâte, tout est réuni, tout est un devoir, de réunir, de faire des offrandes à cette pâte invisible qui nous unit, on doit contenir les situations par en-dessous, parce qu’elles sont sauvages, incompréhensibles, et sorties de nulle part, tu le sais, c’est ta vie.
Fantazio 7 décembre 2022