Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

29.7.12

LOL COXHILL À PROPOS DE SIDNEY BECHET (ET CHARLIE PARKER)
IN JAZZ ENSUITE 1984


Vol pour Sidney

par Lol Coxhill

Durant mes années scolaires, vers 13, 14 ans, un des profs jouait ce qu’il nommait « le choix des élèves » : 40 minutes chaque semaine de nos disques préférés. A cette époque-là, ma propre connaissance de la musique était assez limitée et je ne demandais qu’à entendre du Bing Crosby, Glenn Miller, The Andrew Sisters, The Ink Spots, The Mills Brothers et Hoagy Carmichael. Maintenant, j’ai assez peu d’intérêt pour ces premiers musiciens et chanteurs mais j’ai conservé une passion pour le chant, la technique et les compositions assez étonnantes de Carmichael.

J’avais entendu un enregistrement de Charlie Parker, Dizzy Gillespie et Sarah Vaughan de « Lover Man » que je trouvais étrangement fascinant. Mais ce n’est qu’à la fin de mes études secondaires que j’ai entendu (pour la première fois) le 45 tours original de Charlie Parker « Cool Blues » diffusé en Angleterre par le label Esquire (basé à Londres). Je me suis passionné pour cette musique peu familière à tel point que j’ai commencé immédiatement à chercher ces disques, y compris des importations par contrebande, des articles, des photographies, n’importe quoi sur Parker, Gillespie et leurs collègues.

Par la suite, j’ai commencé à me considérer très bien informé en ce qui concerne la musique et le style personnel de ces musiciens d’élites et je déclarais à mes amis non sans fierté que j’étais un « Bopper ». Pour être complètement dans le ton, j’ai changé ma façon de m’habiller afin d’imiter les costumes « American Drape » portés par mes nouveaux héros.

En assumant ce nouveau rôle, je traitais mes amis indifférents soit de « figues moisies » - un terme désobligeant pour les amateurs du New Orleans Jazz dans sa forme révisée et souvent plus fade - soit de « vieux jeu » (square) dans le cas de ceux qui n’exprimaient aucun intérêt ni pour la musique de Parker ni même pour les formes plus anciennes du jazz.

Heureusement, une des « figues moisies » qui comptait parmi mes amis m’a initié aux disques de Bechet. Malgré mon refus quasi-total et (je croyais !) obligatoire du jazz d’avant-guerre, j’ai été tout de suite attiré par son interprétation au saxophone. Actuellement, je trouve son jeu de clarinette également intéressant mais à cette époque je ne connaissais pas de musiciens contemporains qui avaient développé une identité à la clarinette comparable à celle de l’école du « Be-Bop ». Par conséquent, je considérais cet instrument indigne de moi.

Au début, je trouvais le vibrato très prononcé de Bechet trop extrême pour mon goût puisque et je préférais le son plus serré et le rythme moins marqué de Parker et ses associés. Cependant, Bechet a toujours affirmé cette façon de souffler dans le saxophone pour tous les disques qu’il a jamais enregistrés et c’est une des caractéristiques les plus aimées de sa musique. Rapidement, j’en suis venu à apprécier cet aspect de Bechet d’autant que j’admirais l’énorme puissance, la prestance et l’originalité de son œuvre. Malgré cela, j’ai acheté mon premier saxophone bon marché dans l’espoir de pouvoir finalement jouer comme Charlie Parker. Je n’avais aucune envie d’imiter Bechet. Mon ambition, jamais atteinte, quand j’étais dans la Royal Air Force, m’a amené à me disputer avec un des membres de l’orchestre de la RAF qui soutenait qu’il n’y avait qu’une seule vraie façon de jouer du saxophone. « Il faut imiter Bechet ». Je n’ai jamais pu le convaincre de  la contribution musicale capitale  de Parker et de son approche innovatrice. Quand je relis mon précédent article pour Jazz Ensuite « Le saxophone romantique », je me rends compte que je risque de décrire mes impressions sur Bechet de telle façon qu’on puisse croire qu’il fait partie de ces musiciens particuliers. Certes, la musique de Bechet contient un élément de romantisme et une grande passion, mais pour moi sa musique est plus aiguisée et exprime une telle urgence qu’on a toujours le sentiment, même avec ses disques les plus familiers, de l’écouter pour la première fois.

Je n’ai jamais rencontré un joueur de soprano qui n’ait pas été impressionné par la façon qu’avait Bechet d’aborder son instrument.

John Coltrane, Steve Lacy, Evan Parker et d’autres sopranos liés au jazz ont développé des identités complètement différentes de celle de Bechet et ces musiciens ont eu une telle influence que, depuis les années soixante, relativement peu de jeunes musiciens se tournent vers Bechet pour leur inspiration. Cela n’indique pas un manque d’appréciation de la part des innovateurs de soprano mentionnés dont certains, y compris Coltrane et Shepp, ont enregistré des compositions en hommage à celui qui fut le chef de file de cet instrument. Bechet a été considéré par Albert Ayler comme un des personnages dont la musique manifestait une grande force spirituelle et incarnait l’essence même du jazz.

Il y a beaucoup de très bons exemples de l’œuvre de Bechet sur disque. Les morceaux que je cite sont ceux que je connais depuis plusieurs années et je les apprécie en tant qu’amateur aussi bien qu’ « en tant que joueur de soprano».

« Blue in Third » par le Earl Hines Trio, Bechet à la clarinette avec Baby Dodds, enregistré en 1940, est un classique de jazz arrangé et improvisé pour petit orchestre. Au premier chorus, Bechet fait son entrée proche de la mélodie, puis il change de « sensation », de façon plus lente et plus soutenu pour les chorus suivants, ensuite le piano soutient la mélodie et Bechet improvise les dernières parties. Sur deux enregistrement de « Winin’ Boy » par Jelly Roll Morton et les New Orleans Jazzmen (1935), on est frappé par la très belle interprétation de Bechet. Les enregistrements faits par « The Red Onion Jazz Babies » en 1924 avec Louis Armstrong à la trompette et Bechet au soprano témoignent des débuts de son style fondamental. Bien que celui-ci continuera à se développer et à mûrir, il n’a radicalement pas changé tout au long de sa carrière. Même si j’aime ces morceaux, je préfère les enregistrements des années quarante où Bechet montre plus de capacités à élargir ses solos.

Dans une version de « Summertime » diffusée par la radio de New York en 1948 avec accompagnement de piano, basse et batterie, les variations de Bechet au saxophone sont ingénieuses et uniques, tout à fait différentes des autres versions que j’ai entendues de cette chanson. Malgré un manque personnel d’intérêt pour cette mélodie, j’aime beaucoup ce disque.

Les disques sortis sur le label « Vogue » en 1957 unissant Bechet avec le très « moderne» Martial Solal au piano (avec basse et batterie), démontrent la façon dont Bechet développait un solo, dans ce cas au soprano, tout en gardant un lien puissant avec chaque mélodie initiale. Pierre Michelot, Kenny Clarke, Al Levitt et Lloyd Thompson jouent plus ou moins à leurs manières habituelles, bien que les parties de basse et de batterie soient assez cantonnées pour ces morceaux. En dépit des différences entre le style de Solal et celui de Bechet, les rapports sont bons. La « section rythmique » soutient le reste si bien que Bechet, bien que jouant merveilleusement, aurait même pu jouer avec plus de liberté. J’aime tout particulièrement l’ouverture d’un des morceaux où les improvisations de la batterie et du saxophone suggèrent « I Can’t Give You Anything but Love » pour devenir  ensuite « Wrap your Troubles in Dreams ».

Charlie Parker, Kenny Dorham et de nombreux joueurs de be-bop ont fait un enregistrement à la Salle Pleyel en 1949 avec Bechet où il joue un puissant solo suivi d’un chorus dans lequel il soutient des notes aiguës au-dessus des riffs de l’ensemble avec une force et une précision instantanément reconnaissables.

Ces quelques exemples de l’œuvre de Bechet ne présentent pas un tableau complet de toute sa superbe musique. Il y en a beaucoup d’autres, aussi bien, sinon mieux. Un jour, j’espère tous les saisir !

Lol Coxhill
(Jazz Ensuite été 1984)

1 commentaire:

Essel a dit…

Stupéfiant que la presse française ait été quasiment muette sur la disparition de ce grand saxophoniste.