En 2007, nous avions interviewé Alan Douglas à la requête du magazine Muziq. S'en était suivi un lot de conversations, d'échanges et d'esquisses suspendues. Il vient de nous quitter.
THE SOUND OF MUSIC
Interview d’ALAN DOUGLAS
Produire un chanteur
français a-t-il jamais été un rêve pour vous ?
Un rêve ? Ha ! Ha ! Pas vraiment. Mais à mes
débuts, c’est vrai que Nicole Barclay m’avait donné la possibilité de
travailler avec Edith Piaf. Hélas, la chanteuse est morte juste après. Nicole
m’avait invité à venir à Paris. Elle était ma muse. Elle m’a aidé. C’est elle
qui m’a obtenu plus tard le deal à United Artists.
La chanson française est le thème de vos deux dernières
productions. ?
Je suis un grand fan de Brel et Aznavour et j’avais depuis
pas mal de temps cette idée de faire des versions instrumentales de leurs
grandes chansons un peu avec cette manière américaine des song books comme pour Irving Berlin ou George Gershwin. Un jour,
j’étais à Marseille à la Fnac, mon œil a été attiré par un disque qui était
tombé par terre et qui s’intitulait « Jazz in Marseille ». Je l’ai
pris et je me suis dit : « tiens, c’est peut-être
intéressant ! ». J’aime toujours découvrir des gens nouveaux. Je l’ai
tout de suite écouté et j’ai aimé François Cordas et Perrine Mansuy avec une
musique expressive et minimale. L’idée du répertoire Brel-Aznavour m’est alors
revenue à l’esprit. Leur manière pouvait parfaitement convenir à mon projet. Ce
que je cherchais vraiment, c’était des gens qui puissent jouer les paroles
plutôt qu’une simple adaptation instrumentale. Les paroles sont essentielles
aux chansons. Je leur ai demandé s’ils sentaient les paroles. Ils m’ont dit
« faisons un essai ». Ce n’était pas tout à fait ce que je
souhaitais, mais la qualité était là. Puis, on a travaillé ensemble et c’était
bien. On ne pense jamais assez aux mots des chansons sans lesquels elles ne
peuvent exister.
Les mots ont justement une importance particulière dans
votre production ?
Les années soixante ont été une période où les mots
fusaient, une période d’activité intellectuelle intense avec des leaders ou
poètes remarquables. Alors que j’avais pu gagner 25000 dollars, pour ma
participation à une musique de film, j’ai créé Douglas records, ma propre
compagnie. Un ami m’a présenté à la mère de Lenny Bruce qui m’a dit que Lenny
avait accumulé des quantités de bandes avant de mourir. Je lui ai donné 5000
dollars et écouté, classé, organisé toutes ses archives pour les publier. J’ai
aussi enregistré Malcolm X pour lequel j’avais beaucoup d’affection et bien sûr
les Last Poets qui venaient directement du message de Malcolm. Le besoin
d’expression était puissant et reflétait les bouleversements en cours. Allen
Ginsberg ou Timothy Leary avaient aussi beaucoup à dire. À cette époque, nous
étions naïfs, dans le disque de Timothy You Can Be Anyone This Time Around , il y avait des samples des Beatles et
des Rolling Stones et d’autres groupes. À aucun moment lorsque j’assemblais la
musique accompagnant les mots de Timothy, je ne m’imaginais que ce sampling qui
ne se faisait guère à l’époque pourrait poser problème. Aujourd’hui on serait
poursuivi pour ça. Le disque a été très populaire et les groupes à qui on avait
emprunté de la musique n’y ont vu aucun inconvénient.
En parlant de
recréation à partir d’éléments existants, ce que vous aviez fait avec les
bandes d’Hendrix avait entraîné à la sortie de Crash Landing des réactions épidermiques.
Oui, mais ce qui
comptait pour moi était de faire un bon disque. Ce qui a choqué alors est
devenu monnaie courante de nos jours. Les puristes seraient sans doute choqués
d’apprendre que dans quelques morceaux de l’Expérience, c’est Jimi qui joue la
basse. Dans « Mannish Boy », Jimi avait fait 27 prises et n’arrivait
pas à une prise satisfaisante. Il insistait car il aimait beaucoup Muddy Waters
mais pour je ne sais quelle raison ne parvenait pas à en jouer une heureusement
d’un trait. Alors, quand j’ai monté le morceau pour la sortie de Blues, j’ai fait un composite des
différentes prises pour en recréer une bonne, ca a duré trois semaines, prendre
un mot ici, un accord là. Les mêmes types qui m’ont critiqué pour Crash Landing étaient ravis par ce
morceau parce qu’ils ne savaient pas. L’important c’est que ça marche n’est-ce
pas ?
Hendrix cherchait-il des directions
nouvelles et le fait que vous soyez un producteur de jazz ouvrait-il cette
possibilité ?
Je ne crois pas,
il n’était certainement pas un musicien de jazz. Il était très intuitif, mais
je ne crois pas qu’il était dans une recherche précise. Jimi était très vite
fatigué de ce qu’il faisait. Il écrivait des chansons tout le temps au dos
d’une enveloppe sur une boîte d’allumettes et saisissait la moindre opportunité
d’essayer des choses. Malheureusement, son management ne l’entendait pas ainsi.
Je ne voulais pas interférer, mais nous avions quelques idées que nous avions
essayées. Mais la confusion régnait avec son entourage qui le poussait à
tourner sans cesse. Vous pensez sans doute à cette histoire du rendez-vous
manqué de Miles Davis et Jimi que j’ai raconté mille fois. Nous étions
simplement amis. Jimi achetait des vêtements dans la boutique de ma
femme, mais c’est à Woodstock où j’avais une équipe qui filmait que je l’ai
rencontré.
Qu’est-ce qui vous a
attiré vers la production, étiez-vous musicien ?
Non pas vraiment, même si bien sûr, tout jeune, je jouais un
peu avec mon oncle qui avait un petit orchestre. J’étais très attiré par la
musique. Je pense que comme tous les producteurs qui ne sont pas musiciens, je
suis avant tout un fan. Et si vous êtes un fan, vous voulez faire partie du
truc, et comment en faire partie si vous n’êtes pas musicien ? En
produisant ! J’ai grandi avec les types qui étaient à la Boston School of
Music. Sam Rivers était très investi. J’ai tout d’abord été un fan de Rythm’n
Blues puis de jazz.
C’était le temps de
grands changements ?
C’était un peu avant. Enfin je ne sais pas, les choses
allaient très vite, tout changeait tout le temps. Le jazz était alors une musique
très populaire. J’ai commencé à être producteur maison pour United Artists en
1962. Il y avait toutes ces compagnies indépendantes, Blue Note, Prestige, qui
ne pouvaient pas toujours payer correctement les artistes. Une maison comme
United Artists avait des moyens, mais personne sous contrat. En fait, tout a
commencé ici à Paris alors que Nicole (Barclay) m’avait demandé de donner un
coup de main à une production avec Duke Ellington et Billy Strayhorn. De retour
à New-York, Duke m’a appelé en me demandant si je ne voulais pas faire un
disque avec lui. J’ai pensé à un disque de piano et ai suggéré Charles Mingus
et Max Roach comme rythmique. Money
Jungle est aujourd’hui réédité avec ce qu’ils appellent des
« alternate takes », mais qui sont en fait des prises rejetées, aussi
intéressantes soient-elles, et non des prises alternatives. On tend aujourd’hui
à exhumer des choses, beaucoup trop, que l’on ne souhaitait pas sortir alors
parce que jugées peu intéressantes.
C’est le lot des
classiques ?
Oui, mais c’est aussi une façon de ne pas chercher
aujourd’hui. Avant d’être un classique le disque de Duke avec Max et Mingus a
d’abord été un disque qui a été bien reçu. La musique était belle même si les
séances n’étaient pas faciles, Mingus était difficile. Ensuite, j’ai produit Undercurrent de Bill Evans et Jim Hall.
J’aimais bien mettre en présence des gens qui n’avaient jamais joué ensemble.
J’ai aussi travaillé avec Art Blakey. Une année avec beaucoup de succès et des
choses douloureuses comme le Town Hall concert de Mingus.
Pourquoi avoir quitté
United Artists ?
Je faisais quasiment un disque par semaine et ça devenait
trop. Je ne ressentais plus le même plaisir qu’au début. Et puis il se passait
d’autres choses dehors, qui me titillaient. L’explosion du folk ou le
développement des radios FM. Nous avons ensuite monté notre propre maison où
j’ai pu enregistrer deux disques avec Eric Dolphy dans la même semaine avec la
crème des musiciens de New-York. Eric était aussi important que Coltrane. Il
était un peu comme Hendrix. Ce sont parmi mes plus beaux souvenirs. Cass
Elliott, future Mama des Mamas and Papas a aussi enregistré avec moi. Il y
avait aussi un disque de Bill Cosby.
Qu’est-ce que vous pensez être la grande différence entre
aujourd’hui et les années soixante ?
Je ne sais pas, mais l’acide avait certainement une
influence majeure sur ce qui se faisait ces années-là. Le discours était
révolutionnaire. Tout le monde était « parti » et puis quand le grand
trip a été fini, tout le monde est retombé en retournant au travail ou à
l’école.
Qu’est-ce qui vous
donne l’impression d’avoir fait un bon disque ?
Je suppose de me sentir bien. Pour le reste, il s’agit d’une
certaine manière de documenter l’époque où les époques que je traverse et de
montrer la force de la musique. Mais quel que soit le travail ou la minutie que
l’on accorde à un disque, ce qui compte c’est le matériau, les thèmes, les
mélodies. Ce qui fait la réussite du disque de Pete La Roca Turkish wormen, at the bath par exemple,
c’est la qualité des compositions, belles et simples.
Propos recueillis par JR le 20 mars 2007
Photographie Douglas avec Mingus - DR
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