"La vision est l'art de voir les choses invisibles." a écrit Jonathan Swift, auteur des célèbres Voyages de Gulliver, (mais aussi du Conte du tonneau, de Instructions aux domestiques, de La Mécanique de l'esprit ou de l'implacable Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres dʼêtre à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public). Souvent classé plume de littérature "merveilleuse", Swift a été un des plus vifs observateurs de la nature humaine et l'un des plus avancés "photographes" de son époque. D'autres auteurs classés "merveilleux" - on citera Lewis Carroll bien sûr - ont su avec une perspicacité que l'on pensait être l'apanage des chats, nous transmettre une certaine quête du plus fort de nous-mêmes et la mise en perspective, jusqu'à l'insupportable, de notre pire souvent tristement risible. C'est le cas aussi d'Isabelle Nuffer, leur cousine moderne, qui, par son impressionnant premier ouvrage intitulé Corliande (livre premier), ne quitte le monde du réel que pour y revenir par cette autre porte à l'oeilleton bourgeonnant où l'on en voit mieux le bout (s'il existe), où on l'habite en délié par le saisir en plein. Le voyage de ses deux jeunes héros, Baltos et Serylia, natifs de l'état de Corliande nous entraîne loin. On ne dévoilera rien ici, si ce n'est qu'il est aussi fort question d'une infernale cité du mensonge. Les descriptions sont stupéfiantes et ce livre fait mieux que se placer au premier rang d'un genre aujourd'hui débité par trop de faibles onirismes et de naïvetés inoffensives, il touche le couloir du rêve, ce conduit qui mène à la meilleure découverte de nos propres recherches. Corliande est publié comme conte d'auteur et disponible seulement par correspondance sur le site Lulu. Nous avons rencontré cette écrivain (et illustratrice) inattendue.
Tes personnages sont en quête de connaissance d'eux-mêmes. La place de la vérité dans ton récit est cruciale. Qu'est-ce qui t'a poussée à créer ces deux jeunes gens ?
IN : Cela me reporte assez loin en arrière. J'ai mis longtemps à l'écrire, et, avant la rédaction proprement dite, j'y ai pas mal réfléchi. En fait, j'ai d'abord vu des images. (Adolescente, je voulais être cinéaste) N'ayant aucun moyen matériel de créer ces images, j'ai décidé de les mettre par écrit. Mais je n'avais pas encore d'histoire.
Mes deux "héros" ne sont pas arrivés tout de suite. J'ai d'abord su, très vite, ce que serait la fin. Le début, donc le village et ses habitants, mais surtout les deux enfants, et enfin leur quête, tout cela s'est construit à mesure que j'avançais dans l'agencement du récit. La connaissance de soi est évidemment au cœur du livre. Ce n'est pas une idée neuve, mais elle me paraît toujours cruciale, et je dirais même inévitable (je dois dire que j'ai même été surprise de constater combien je cherchais à me connaître, et combien je parlais de moi, en croyant parler de tout autre chose). Elle implique forcément l'idée de se confronter à la vérité, au sens le plus profond, et sans éviter les obstacles, c'est à dire en comprenant le plus justement possible, avant tout, ce qu'elle n'est pas. Mais tout cela, encore une fois, s'est fait de façon assez "naturelle".
Le fait de placer la vérité au centre du récit, c'était aussi un moyen d'éviter le fameux poncif, particulièrement récurrent dans les contes, de l'opposition entre le bien et le mal. Cette dualité, outre qu'elle ne présente pas beaucoup d'intérêt à mon avis, sur le plan artistique, est aussi, je pense, une conception simpliste dont on a beaucoup de mal à sortir, notamment parce qu'elle engendre toutes sortes de règles, de jugements et de dogmes. Mais la vérité n'a de valeur que si elle mène à la liberté, au sens philosophique. Et là, la question du bien et du mal ne se pose plus.
Les personnages, tu les as vus avant de les (d)écrire, ils avaient un corps, un visage, identiques aux dessins ?
Non, pas tout à fait. D'ailleurs, le premier personnage à m'apparaître était, en fait, le narrateur. Mais je ne peux pas trop en parler sans dévoiler l'histoire. D'autant que les livres 2 et 3 ne sont pas encore parus. Les Corliandais avaient une apparence plus animale lorsqu'ils ont pris naissance. Je les voyais assez proches des lémuriens, avec de grands yeux étonnés. (Je ne sais pas très bien pourquoi ils avaient un costume recouvert de plumes !). Sophie Lopez, une amie, devait faire des illustrations, et nous avons passé une après-midi pluvieuse au zoo de Vincennes à les observer. Puis elle a fait plein de croquis. À un moment, je lui ai dit : voilà, c'est bon ! C'est Baltos. Ce fut une expérience assez magique. Puis les années ont passé. Le projet avec cette amie ne s'est pas concrétisé. Elle a juste fini un très beau dessin que j'ai toujours. Mais lorsqu'il m'a fallu envisager de faire une couverture, je ne pouvais pas les reprendre tel quel. En outre, je m'étais rendue compte en terminant mon livre qu'ils étaient plutôt humains dans leurs réactions. Mais j'ai cherché longtemps la façon de faire leurs visages, de leur donner une identité. Cela peut paraître simple pourtant. Mais j'ai assez peu dessiné, finalement. Mon expérience dans ce domaine se limitait surtout à de la copie. Je n'ai pas eu beaucoup l'habitude de créer des personnages. Cela dit, d'une certaine manière ils avaient pris forme, même si le trait ne suivait pas. Il fallait juste qu'une rencontre se fasse entre deux parties de moi, celle qui dessine et celle qui écrit. Surtout, ils existaient mentalement de façon très forte, à tel point que je n'avais jamais à réfléchir à leur comportement, ou même à leurs répliques. Tout cela est à la fois très banal, et très curieux, mais c'est vrai.
Tu écris tu dessines, tu es aussi musicienne. Ces formes d'expression sont-elles complémentaires, comment les articules-tu ?
Musicienne, c'est beaucoup dire ! J'ai tâté un peu du clavier, du chant. Ayant commencé assez tard, je ne me suis jamais sentie très à l'aise dans cette forme d'expression. En revanche, il est vrai que des musiques me trottent parfois dans la tête. Certaines liées au conte. Comme j'imaginais d'abord un film, cela incluait des images, avant tout, mais aussi une bande son. Je pense profondément que ces trois disciplines peuvent marcher ensemble, au moins dans l'abstrait (quelle que soit la façon de le dire, on dit à peu près la même chose) Mais sur le plan technique, c'est différent. Il m'aurait fallu travailler beaucoup plus pour pouvoir aller au bout de mes idées musicalement. D'autre part je n'étais pas faite pour la scène. Je ne travaille bien que dans l'ombre, seule, et sans pression extérieure. La musique me permet juste parfois de "rêver autrement", quand j'ai du mal à écrire ou à dessiner.
Le merveilleux est souvent une façon de s'échapper du monde. Mais dans le cas de Corliande, on a l'impression que c'est l'inverse, que c'est une manière de se connecter avec lui...
C'est une question assez complexe, mais je comprends ce que tu veux dire. Au fond, c'est un peu le sujet du livre. Il y a différentes façons d'envisager l'utilisation du merveilleux. C'est sans aucun doute une échappatoire, et c'est effectivement considéré comme tel par la plupart des gens. Quelqu'un à qui je disais que j'écrivais un conte (je précise que c'était bien avant la série des "Harry Potter", et la sortie au cinéma du "seigneur des anneaux", donc une période où cela suscitait l'étonnement autour de moi; ce serait moins le cas aujourd'hui), cette personne, donc, m'avait répondu : "moi, si je devais écrire, ce serait plutôt pour exprimer mon dégoût du monde actuel". Je n'ai pas relevé sur le moment, malgré tous les sous-entendus que cette phrase impliquait. Mais il est évident pour moi que le fait même d'écrire un conte, à moins de manquer singulièrement de profondeur, c'est exprimer un certain rejet du monde, surtout de celui que l'on nous impose. Alors bien sûr, on peut se contenter de fuir. Encore faut-il être conscient de ce que l'on emporte avec soi, lorsque l'on s'imagine fuir. Comme le dit à peu près l'un des personnages, il y a forcément des morceaux de réalité qui s'accrochent à nous, comme la boue se colle au soulier, et l'on ne peut créer que ce qui nous ressemble. C'est tout l'intérêt du symbolisme dans les contes. Ils peuvent contenir une critique très virulente, et qui peut avoir une portée d'autant plus grande qu'ils s'adressent en général à un public assez jeune. Je pense à Swift, en dépit du fait que lui, précisément, pensait être lu plutôt par des adultes, ou même Andersen.
Mais il y a aussi un autre aspect très important pour moi dans le merveilleux. Puisqu'il s'agit de créer un monde (on est un peu démiurge, tant pis si cela paraît prétentieux... D'ailleurs ça l'est !) autant réfléchir à ce que ce monde pourrait être, et surtout devenir. On transmet quelque chose que l'on a fabriqué tant bien que mal et qui va continuer d'exister, ou peut-être prendre une autre forme. Quelque chose qui nous dépasse et qui, on peut toujours l'espérer, nous survivra. Dans cette optique, bien plus porteuse d'espoir, le merveilleux c'est avant tout créer de la beauté, au sens le plus profond du terme, sans la dissocier de la sensibilité, et de la réflexion qui l'accompagne. C'est, non pas se figurer que l'on peut inventer un monde parfait, mais penser que celui-ci est "vivant", donc en perpétuel évolution, et qu'il peut tendre à devenir plus juste et plus vrai. C'est pourquoi les événements terribles que j'évoque dans mon livre, je les ai volontairement situés dans le passé. On peut ne pas être d'accord, c'est un sujet délicat, mais je suis intimement persuadée que décrire en détail des horreurs, au présent, c'est peut-être les dénoncer, mais c'est aussi y trouver son compte, les perpétuer en quelque sorte. Cette façon de voir m'éloigne sensiblement des auteurs actuels d'héroic fantasy, genre dont je ne me suis jamais sentie très proche en fait.
Et puis, sur un plan beaucoup plus personnel, psychologique, il y a l'éternelle question : comment vivre dans et avec cette réalité ? La recherche permanente du rêve est presque toujours un piège pour celui qui le vit, mais s'il peut faire quelque chose à partir de ce rêve, une construction quelconque, cela peut aussi l'aider à vivre, même si la confrontation avec la réalité lui est encore plus pénible.
Tu verrais Corliande au cinéma ?
Et bien, pas forcément, en fait. Cela peut sembler bizarre, mais si j'imaginais d'abord un film, n'abordant la narration, donc, que par défaut, j'ai finalement pris goût à l'écriture. Je voulais d'abord faire très simple, pas dans le style d'un scénario mais presque, et petit à petit j'ai eu envie de faire un vrai travail littéraire. J'ai essayé de soigner un maximum mes descriptions pour traduire le plus justement possible les images que je voyais. C'est difficile, car les descriptions ralentissent le récit, et beaucoup de lecteurs sont tentés de passer outre pour rester dans l'action. D'ailleurs le cinéma, et surtout la télévision, ont terriblement amplifié ce phénomène. Les gens sont habitués à ce qu'on leur fournisse tout instantanément, l'image, le son, et l'intrigue. La lecture suppose un effort plus grand, mais elle stimule l'imagination. Moi qui aime tant le cinéma, je suis souvent désolée de voir que l'on porte aussi facilement à l'écran des livres à succès, qui peuvent parfois être des bons livres, au lieu d'inventer des histoires originales. Et par ailleurs un livre vraiment beau, et vraiment bien écrit, n'a pas pour vocation de devenir un film. Il peut se suffire à lui-même.
Corliande au cinéma ? Vraiment, je ne sais pas... Les images sont presque trop réelles pour moi, je n'arriverais pas à les recréer sur un écran de façon satisfaisante dans un dessin animé, par exemple, et d'autres le sauraient probablement encore moins. Un film d'animation, mais avec aussi de vrais acteurs ? Pourquoi pas ? Avec qui ? Je n'en ai pas la moindre idée. Comment ? Il faudrait sans doute utiliser pas mal d'effets spéciaux, et outre le fait qu'ils coûtent cher, je les trouve un peu trop omniprésents dans ce type de films. Et puis, il y a cette fameuse technique du 3D, qui n'arrive pas à me convaincre. Elle génère des images trop froides, des personnages qui peuvent être assez réalistes, mais qui sont infiniment moins expressifs et vivants que s'ils étaient tracés à la main. Non, dans l'immédiat, je pense que ce livre doit rester un livre. Et cela tombe très bien, car, à première vue, personne ne devrait me proposer d'en faire un film.
Propos recueillis le 25 novembre 2010
Corliande (livre premier 197 pages) par Isabelle Nuffer, 16€ sur Lulu
À consulter aussi site de Sophie Lopez, l'amie du zoo.