Vol pour Sidney
par Lol Coxhill
Durant mes années scolaires, vers 13, 14 ans, un des profs jouait ce qu’il nommait « le choix des
élèves » : 40 minutes chaque semaine de nos disques préférés. A cette
époque-là, ma propre connaissance de la musique était assez limitée et je ne
demandais qu’à entendre du Bing Crosby, Glenn Miller, The Andrew Sisters, The
Ink Spots, The Mills Brothers et Hoagy Carmichael. Maintenant, j’ai assez peu
d’intérêt pour ces premiers musiciens et chanteurs mais j’ai conservé une
passion pour le chant, la technique et les compositions assez étonnantes de
Carmichael.
J’avais entendu un enregistrement
de Charlie Parker, Dizzy Gillespie et Sarah Vaughan de « Lover Man »
que je trouvais étrangement fascinant. Mais ce n’est qu’à la fin de mes études
secondaires que j’ai entendu (pour la première fois) le 45 tours original de
Charlie Parker « Cool Blues » diffusé en Angleterre par le label
Esquire (basé à Londres). Je me suis passionné pour cette musique peu familière
à tel point que j’ai commencé immédiatement à chercher ces disques, y compris
des importations par contrebande, des articles, des photographies, n’importe
quoi sur Parker, Gillespie et leurs collègues.
Par la suite, j’ai commencé à me
considérer très bien informé en ce qui concerne la musique et le style
personnel de ces musiciens d’élites et je déclarais à mes amis non sans fierté
que j’étais un « Bopper ». Pour être complètement dans le ton, j’ai
changé ma façon de m’habiller afin d’imiter les costumes « American
Drape » portés par mes nouveaux héros.
En assumant ce nouveau rôle, je traitais mes amis indifférents soit de « figues moisies » - un terme
désobligeant pour les amateurs du New Orleans Jazz dans sa forme révisée et
souvent plus fade - soit de « vieux jeu » (square) dans le cas de
ceux qui n’exprimaient aucun intérêt ni pour la musique de Parker ni même pour
les formes plus anciennes du jazz.
Heureusement, une des
« figues moisies » qui comptait parmi mes amis m’a initié aux disques
de Bechet. Malgré mon refus quasi-total et (je croyais !) obligatoire du
jazz d’avant-guerre, j’ai été tout de suite attiré par son interprétation au
saxophone. Actuellement, je trouve son jeu de clarinette également intéressant
mais à cette époque je ne connaissais pas de musiciens contemporains qui
avaient développé une identité à la clarinette comparable à celle de l’école du
« Be-Bop ». Par conséquent, je considérais cet instrument indigne de
moi.
Au début, je trouvais le vibrato
très prononcé de Bechet trop extrême pour mon goût puisque et je préférais le
son plus serré et le rythme moins marqué de Parker et ses associés. Cependant,
Bechet a toujours affirmé cette façon de souffler dans le saxophone pour tous les
disques qu’il a jamais enregistrés et c’est une des caractéristiques les plus
aimées de sa musique. Rapidement, j’en suis venu à apprécier cet aspect de
Bechet d’autant que j’admirais l’énorme puissance, la prestance et
l’originalité de son œuvre. Malgré cela, j’ai acheté mon premier saxophone bon
marché dans l’espoir de pouvoir finalement jouer comme Charlie Parker. Je
n’avais aucune envie d’imiter Bechet. Mon ambition, jamais atteinte, quand
j’étais dans la Royal Air Force, m’a amené à me disputer avec un des membres de
l’orchestre de la RAF qui soutenait qu’il n’y avait qu’une seule vraie façon de
jouer du saxophone. « Il faut imiter
Bechet ». Je n’ai jamais pu le convaincre de la contribution musicale capitale de Parker et de son approche
innovatrice. Quand je relis mon précédent article pour Jazz Ensuite « Le saxophone romantique », je me rends
compte que je risque de décrire mes impressions sur Bechet de telle façon qu’on
puisse croire qu’il fait partie de ces musiciens particuliers. Certes, la
musique de Bechet contient un élément de romantisme et une grande passion, mais
pour moi sa musique est plus aiguisée et exprime une telle urgence qu’on a
toujours le sentiment, même avec ses disques les plus familiers, de l’écouter
pour la première fois.
Je n’ai jamais rencontré un
joueur de soprano qui n’ait pas été impressionné par la façon qu’avait Bechet
d’aborder son instrument.
John Coltrane, Steve Lacy, Evan
Parker et d’autres sopranos liés au jazz ont développé des identités
complètement différentes de celle de Bechet et ces musiciens ont eu une telle
influence que, depuis les années soixante, relativement peu de jeunes musiciens
se tournent vers Bechet pour leur inspiration. Cela n’indique pas un manque
d’appréciation de la part des innovateurs de soprano mentionnés dont certains,
y compris Coltrane et Shepp, ont enregistré des compositions en hommage à celui
qui fut le chef de file de cet instrument. Bechet a été considéré par Albert
Ayler comme un des personnages dont la musique manifestait une grande force
spirituelle et incarnait l’essence même du jazz.
Il y a beaucoup de très bons
exemples de l’œuvre de Bechet sur disque. Les morceaux que je cite sont ceux
que je connais depuis plusieurs années et je les apprécie en tant qu’amateur
aussi bien qu’ « en tant que joueur de soprano».
« Blue in Third » par
le Earl Hines Trio, Bechet à la clarinette avec Baby Dodds, enregistré en 1940,
est un classique de jazz arrangé et improvisé pour petit orchestre. Au premier
chorus, Bechet fait son entrée proche de la mélodie, puis il change de
« sensation », de façon plus lente et plus soutenu pour les chorus
suivants, ensuite le piano soutient la mélodie et Bechet improvise les dernières
parties. Sur deux enregistrement de « Winin’ Boy » par Jelly Roll
Morton et les New Orleans Jazzmen (1935), on est frappé par la très belle
interprétation de Bechet. Les enregistrements faits par « The Red Onion
Jazz Babies » en 1924 avec Louis Armstrong à la trompette et Bechet au
soprano témoignent des débuts de son style fondamental. Bien que celui-ci
continuera à se développer et à mûrir, il n’a radicalement pas changé tout au
long de sa carrière. Même si j’aime ces morceaux, je préfère les
enregistrements des années quarante où Bechet montre plus de capacités à élargir
ses solos.
Dans une version de
« Summertime » diffusée par la radio de New York en 1948 avec
accompagnement de piano, basse et batterie, les variations de Bechet au
saxophone sont ingénieuses et uniques, tout à fait différentes des autres
versions que j’ai entendues de cette chanson. Malgré un manque personnel
d’intérêt pour cette mélodie, j’aime beaucoup ce disque.
Les disques sortis sur le label
« Vogue » en 1957 unissant Bechet avec le très « moderne»
Martial Solal au piano (avec basse et batterie), démontrent la façon dont
Bechet développait un solo, dans ce cas au soprano, tout en gardant un lien puissant avec chaque mélodie initiale. Pierre Michelot, Kenny Clarke, Al
Levitt et Lloyd Thompson jouent plus ou moins à leurs manières habituelles,
bien que les parties de basse et de batterie soient assez cantonnées pour ces
morceaux. En dépit des différences entre le style de Solal et celui de Bechet,
les rapports sont bons. La « section rythmique » soutient le reste si
bien que Bechet, bien que jouant merveilleusement, aurait même pu jouer avec
plus de liberté. J’aime tout particulièrement l’ouverture d’un des morceaux où
les improvisations de la batterie et du saxophone suggèrent « I Can’t Give
You Anything but Love » pour devenir ensuite « Wrap your Troubles in Dreams ».
Charlie Parker, Kenny Dorham et
de nombreux joueurs de be-bop ont fait un enregistrement à la Salle Pleyel en
1949 avec Bechet où il joue un puissant solo suivi d’un chorus dans lequel il
soutient des notes aiguës au-dessus des riffs de l’ensemble avec une force et
une précision instantanément reconnaissables.
Ces quelques exemples de l’œuvre
de Bechet ne présentent pas un tableau complet de toute sa superbe musique. Il
y en a beaucoup d’autres, aussi bien, sinon mieux. Un jour, j’espère tous les
saisir !
Lol Coxhill
(Jazz Ensuite été 1984)