Mercredi 7 janvier, entendu en passant devant une sortie d'école de la bouche d'un petit enfant tenant la main de son papa : "
Je l'ai tapé tellement fort que maintenant, il a peur de moi."...
Sans lien avec ce qui suit (peut-être), quelques remarques en vrac.
Ce même jour, l'impensable s'est produit au siège du journal Charlie Hebdo, deux hommes armés ont fait irruption à la conférence de rédaction et tué de sang froid à l'arme automatique Kalachnikov 12 personnes : Frédéric Boisseau, agent d'entretien, Franck Brinsolaro, brigadier au service de la protection, Jean Cabut dit Cabu, dessinateur, Elsa Cayat, psychanalyste et chroniqueuse, Stéphane Charbonnier dit Charb, dessinateur, Philippe Honoré dit Honoré, dessinateur, Bernard Maris dit Oncle Bernard, économiste et chroniqueur, Ahmed Merabet, agent de police, Mustapha Ourrad, correcteur, Michel Renaud, ancien directeur de cabinet du maire de Clermont-Ferrand, Bernard Verlhac dit Tignous, dessinateur, Georges Wolinski, dessinateur, et blessé onze personnes. Les deux tueurs qui ont crié "Allahu Akbar" seraient des terroristes islamistes (le conditionnel ne sera pas utilisé par les premiers commentateurs politiques). La nouvelle est atterrante, sidérante, déchirante, impossible. Un journal directement attaqué ! Des dessinateurs bien connus comme Cabu dont les dessins accompagnent nos vies depuis les années 60 ! Quelque chose s'écroule avec une incroyable violence. Traumatisme.
La machine médiatique se met en route. "
Les mass media qui nous conditionnent, loin d'élargir les perspectives, les ont rétrécies ou fermées " écrivait Maurice Genevoix (beau-père de Bernard Maris). "
L'info remplace la connaissance" chantait Renaud (actionnaire avec Philippe Val, Gébé et Cabu de la société relançant, après la scission avec La grosse Bertha, Charlie Hebdo en 1992, société dont le nom, rigolo sur le coup, Kalachnikof, sonne affreusement aujourd'hui). Pas de temps pour le deuil, ni pour la réflexion, les besoins politiques n'attendent pas. Chacun y va de ses certitudes.
Quelques heures plus tard, une large foule frappée d'émotion se rend place de la République à Paris. Au milieu de la foule, deux jeunes gens tiennent une pancarte "
Où est charlie ?", référence à un jeu imagé célèbre. La question est puissante et interroge la très rapide uniformisation de tous les "
Je suis Charlie" dont la plupart n'ont jamais lu ce journal (en grandes difficultés financières, faute de lecteurs) multipliés jusqu'au lendemain jusqu'à la nausée dans tous les médias, les entreprises etc. etc.
Nous n'avions nul besoin d'être tous "américains" (comme on nous en a alors prié) après le 11 septembre 2001, nous n'avons pas nécessité d'être Charlie pour ressentir peine et colère. Ce rassemblement de la place de la République, que les commentateurs décrivent comme "
triste" ou "
joyeux", c'est selon, est peuplé de milliers de "
Je suis Charlie" imitateurs, de bougies et de slogans aussi simples que "
Liberté d'expression". (L'après 21 avril 2002 aurait dû nous apprendre beaucoup).
À la radio, on y va gaiement dans les débats sans fond. On demande aux musulmans d'avoir un clergé hiérarchisé... un des commentateurs allant jusqu'à dire qu' "
avec les chiites en Iran c'est plus simple"
(veut-il vraiment vivre dans la "simplicité" iranienne ?). On leur
commande de se démarquer - pour que les choses soient claires - de ces
actes barbares jusqu'à porter un signe distinctif ("Pas en mon nom") comme si,
apriori, de fait, ils en partageaient quelque responsabilité.
Un badaud est fier de dire au journaliste qui l'interviewe qu'il arbore un drapeau français car le bleu est
le signe de la liberté, le blanc de l'égalité et le rouge de la
fraternité. Un peu de révision de l'histoire ferait tous les biens pour
éviter de dire des bêtises. Le drapeau national - qui fit son apparition
en 1792 comme pavillon après différentes versions en 1789 - fut
uniformisé en 1804 sous l'empire napoléonien - il est possible (pas certain) que la
première signification des couleurs fut la reconnaissance par le roi
Louis XVI de la garde municipale parisienne en 1789. Par extension le
blanc, couleur du royaume, devint celle de la France, le bleu et le
rouge représentent jusqu'en 1789 la ville de Paris. Le peintre David
en 1794, puis l'écrivain Lamartine en 1848 ne sont pas étrangers à la
pérennisation de la formule tricolore (contre le drapeau rouge pour le
second) : "
C'est le drapeau de la France, c'est le drapeau de nos armées
victorieuses, c'est le drapeau de nos triomphes qu'il faut relever
devant l'Europe. La France et le drapeau tricolore, c'est une même
pensée, un même prestige, une même terreur, au besoin, pour nos
ennemis !" (Lamartine).
Que penseraient des dessinateurs furieusement anti-cléricaux (ils en sont morts), anti-militaristes, d'un hommage à grand spectacle républicain à coup de drapeaux, d'hymne
d'étendard-sanglant-est-levé, de quadrillage policier bien médiatisé, de
nécessité d'unité nationale bien factice, de messe à Notre-Dame de Paris ?
On nous prie de faire bloc ? Mais faire bloc avec qui ? Avec ceux qui soutiennent les
politiques d'appauvrissement, ceux qui stigmatisent les Roms, ceux qui tricotent et détricotent en bonne démocratie, ceux qui nourrissent avec le meilleur
foin, la montée du Front national ou celle des intégrismes
religieux débiles et meurtriers (et qui les arment quand besoin est),
ceux qui n'hésitent pas à mettre à la une
Marine le Pen ou Eric Zemour (par exemple) pour
in fine assurer leur promotion, ceux qui ne jurent que par
la croissance à tout prix, quelle que que soit l'irréversible destruction
occasionnée, ceux qui sont de gauche de droite, ceux qui sont de droite
de très droite, ceux qui méprisent les
pauvres ou ne savent même plus les regarder, ceux qui préfèrent les
ronds-points, les barrages, les trains à grande vitesse, les aéroports, à
la vie humaine, ceux qui sont
tranquillement racistes, ceux qui
profitent de la vente des armes, du travail des enfants ailleurs loin
dans des pays jugés inférieurs aux nôtres, ceux qui nous collent la trouille comme valeur permanente, ceux qui légitiment qu'il est stupide de mourir pour des idées, ceux qui font
semblant de mauvaise foi, ceux qui font semblant de bonne foi ?
La pensée vaut bien mieux que la croyance et ce qu'a
énoncé Bakounine dans
Dieu et l'État reste plein de bon sens "
Si Dieu existait, il n'y aurait pour lui qu'un seul moyen
de servir la liberté humaine, ce serait de cesser d'exister." En attendant, nous avons besoin de beaucoup, de beaucoup de
Nous, d'affinités, de panoramas, de fraternité étendue, d'innovations minuscules, d'ampleurs hétérogènes, de réflexions considérables ; débattre des fissures tragiques qui
s'emparent de notre monde et contre lesquelles nous pouvons plus que
nous ne le pensons. Encore faut-il être prêt à bien des bouleversements
de nos conforts et nous éveiller autrement, sans nécessité d'
à-coups dramatiquement spectaculaires, pour que les enfants souhaitent autre chose que "
taper tellement fort pour faire peur".