Pour Davu Seru
Minneapolis, aube des
seventies, un ancien garage à autobus situé sur First Avenue devient un club de musique simplement intitulé
The Depot, puis plus simplement encore
First Avenue (après s'être nommé
Uncle Sam's quelques temps). Pour son inauguration du 3 avril 1970, le hangar accueille l'extravagante tournée américaine
Mad Dogs and Englishmen du chanteur britannique Joe Cocker. Mais ce n'est ni pour cet instant de folle déraison, ni pour les groupes en devenir parvenant au(x) sommet(s) qui s'y sont précipités (comme en atteste le récemment publié et remarquable ouvrage de Chris Riemenschneider
First Avenue: Minnesota's Mainroom - éditions MNHS) que
First Avenue s'inscrira dans l'histoire, mais parce qu'il fut, dans les années 80, le lieu d'éclosion du Prince minnesotan, lequel n'y joua pourtant que 9 fois - certes marquantes. Qui dit l'histoire, qui fait l'histoire, qui vit l'histoire ?
Ces questions plein la tête, on ira écouter le 9 novembre 2017, à l'endroit qui ouvrit ses portes à la démence du rock, à la place qui vit naître les révolutions d'un Prince, le saxophoniste ténor Kamasi Washington avec son orchestre : Patrice Quinn (chant et danse),
Rickey Washington (flûte et saxophone soprano), Ryan Porter (trombone),
Jamael Dean (claviers),
Miles Mosley (basses),
Tony Austin, et Robert Miller, batterie. Ces questions plein la tête parce qu'il est difficile d'arriver vierge quand la publicité serine à qui veut l'entendre (et même aux autres) que Kamasi Washington EST "le futur du jazz". Alors on a le choix : se foutre de la publicité pour apprécier ce qu'on appréciera (du moins, c'est ce que l'on croit car finalement ce n'est pas si facile), ou bien choisir l'expérience proposée (simuler l'expérience ?) d'un futur qui ne ferait guère frémir Tony Newman et Doug Phillips (les savants aventuriers d'
Au cœur du temps) tant l'impression future serait passée.
La salle (bondée comme la veille pour le même orchestre) est conquise d'emblée et l'exprime. Le groupe est très compétent, le pianiste impressionne, le saxophoniste s'impose sans laisser-aller avec un beau son très plein. Tout semble très épanoui, tonique, raffiné, joyeux même. Mais, le niveau de débordement immédiatement fixé, d'une joie très contrôlée, est très soigneusement identique à chaque morceau. On pourrait s'attendre (bien sûr un seul concert ne fait pas règle) par la publicité (encore elle) clamant aussi haut et fort que le jazz de Kendrick Lamar, c'est Kamasi Washington, à trouver un public différent des salles de jazz habituelles. Pas vraiment, il ressemble dans sa majorité à l'affluence usuelle des concerts de célébrités de jazz : bourgeoisie moyenne plus vraiment toute jeune et en majorité blanche. Le jazz comme substitut respectable du hip hop et le futur en retraite.
Les applaudissements à tout rompre d'un solo avant qu'il ne soit joué (mais après présentation indicatrice : "
Vous allez entendre un solo par mon ami qui est un génie") sont-ils réellement une marque de futur dans la mesure où l'appréciation de l'action se déroule avant qu'elle n'ait lieu ? Acclamer le futur comme garantie de bonne conduite. À une époque où même les petits boulots nécessitent une formation
accélérée, on peut contempler les images d'images en défilé accéléré et
l'instauration d'un climat de confiance, lorsqu'on ne sait plus quoi
inventer, évitera toute velléité de présence d'esprit révolutionnaire. Le tromboniste, un ami d'enfance, est présenté à plusieurs reprises comme "
Soul brother number one". James Brown risque-t-il sa place dans le jardin du futur ? Rickey, le père de Kamasi est aussi sur scène ; ici la famille ne pâtit pas amateurisme.
Les titres sont définitifs ne souffrant d'aucune critique possible :
Harmony of difference, "Desire", "Humility", "Knowledge", "Perspective","Integrity". L'esprit chagrin honteusement méfiant devant tant de bonnes intentions se remémore
Love Devotion Surrender de John McLaughlin et Carlos Santana doté d'une version gobe-mouche de "A Love Supreme". Kamasi Washington, plus subtil, s'assure que la démarche de chaque morceau est parfaitement comprise avant de les jouer. Titre culminant et présenté comme tel, "Truth", avec explication détaillée sur la construction de la pièce faite de cinq mélodies qui fonctionnent bien entre elles, en harmonie, catachrèse du monde rêvé, du monde de demain. Le public exulte, "
Ça alors ! mais c'est merveilleux, on y avait pas pensé". C'est très bien agencé pourtant l'esprit chagrin se dit que cette vérité là, "
Une métaphore pour dire combien nous sommes tous si beaux", très calculée, très travaillée, très arrangée devrait s'appeler "Ma vérité", cinq mélodies soigneusement choisies pour se marier, aucune renégate, dissonante, rechignarde ou "
foutant le bordel" (pour citer le président de la République Française qui a sa vision de l'harmonie).
Noël Coward (auteur en 1931 de la chanson "Mad Dogs and Englishmen") estimait les réponses plus indiscrètes que les questions, alors il en est deux où trois qui prêtent le flanc. Est-il vraiment nécessaire, pour appuyer l'effet "communion
complète", que Patrice Quinn lorsqu'elle ne chante pas (c'est souvent)
élève avec insistance ses bras au ciel après avoir joint ses mains ? Puis pourquoi diantre s'évertue-t-elle ensuite à jouer de la guitare virtuelle (
air guitar),
instrument figuré par Joe Cocker (élaboré sous l'effet de quelques
substances ravageuses) et largement
éprouvé/éprouvant devant les caméras filmant sur la même scène, presque 50 ans auparavant,
Mad Dogs and Englishmen ? S'il peut être pratique de justifier cette incursion d'un cliché très passé dans ce futur sans présent par ce qu'écrivait
Friedrich Nietzche “
Le futur appartient à celui qui a la plus longue mémoire", ce type de détail devient tout de même fort compromettant.
D'autres questions ne se gêneront donc pas pour affluer pendant ces deux heures d'amour universel sans cesse proclamé où la stricte
mise en place, fusse-t-elle celle d'un kaléidoscope parfaitement figuré, remplace les foldingues fibres enjoliveuses d'un temps où on absolvait avec une certaine facilité créatrice fondée sur un bouillant héritage récent.
Exemple : la série d'albums réalisés entre 1969 et 1972 par Pharoah Sanders :
Karma,
Jewels Of Thought, Black
Unity,
Thembi,
Village Of The Pharoahs,
Wisdom Through Music se voulait-elle expression d'un futur envisagé comme le présent de Kamasi Washington ? La contemplation, la béatitude semblaient alors moins un moyen d'entrer dans le futur qu'une fuite inconsciente pour trouver une porte de sortie. On chantait l'amour à tue-tête en cherchant ses clés face à une société qui redressait ses murs. Il s'agissait, traumatisés par les échecs du grand
soulèvement, de perpétuer les instants de jouissance avant qu'il ne soit trop tard et tous les messages étaient bons, même danser sur "
le master plan du créateur" qui avait pourtant de quoi faire rigoler. La représentation du futur s'auto-dévorait et le splendide et plurivalent héritage de Coltrane se trouvait dilapidé dans les réminiscences dérivées de
A love supreme, du type "Elevation" ou "Love is everywhere". On ne boudait pas (trop) notre plaisir, même si les contresens, rapport à Coltrane, ou du moins la mise en sommeil (relative) de la partie la plus, cette fois, intimement questionnante de son œuvre gigantesque ("
Je ne sais pas ce que je cherche. Quelque chose qui n'a jamais été joué")
(1) ne permettait guère de faire face à la réorganisation du monde telle que l'on ne l'avait pas souhaitée.
Vinrent, dans un monde de plus en plus dangereusement unifié, d'autres bouleversements musicaux, d'autres signaux tranchants, d'autres improvisations se saisissant du présent constant, d'autres
mad dogs, d'autres visions dont le jazz n'était plus vraiment ou peinait à être (ou ne voulait plus être). L'esprit chagrin prendra donc acte de l'annonce tonitruante de son retour plein de bonnes intentions avec Kamasi Washington. Qui sait ? L'harmonie étant affaire de progression, le meilleur reste toujours
avenir.
(1) L'héritage de Coltrane offrit moult directions : du hippy jazz de Charles Lloyd, en passant par l'indépassable territoire coltranique de ses ex compagnons ou le rock ambitieux garanti non hippy de Magma, jusqu'à la prise en compte, pour un autre développement, des éléments les moins voyants mais les plus intérieurs par Evan Parker.
Photo : B. Zon