Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

23.11.17

RED NIGHTS AT THE BLACK DOG

"Nous aimons le rouge comme nous aimons le noir"
Anonyme du XIXe siècle (toujours vivant)

Le jazz on peut l'aimer rouge, rouge une valeur de blues aussi simple que le “Quand je n'ai pas de bleu, je mets du rouge” du peintre andalou Pablo Picasso, une valeur d'entrailles et de clairvoyance aussi : le jazz comme musique d'intérieur, de nos intérieurs inquiets, ravagés, révoltés, méditatifs, amusés, pleins de rythmes, d'amour où l'émotion n'est jamais paralysie.

En trois jours devant le red curtain du Black Dog, samedi 18 novembre et lundi 20, se sont succédés deux orchestres en une suite au hasard très objectif : le Red 5 du bassiste Chris Bates (ce soir contrebasse et basse électrique) avec Pete Whitman (saxophones ténor et alto), Chris Thomson (saxophones ténor et soprano), Steve Kenny (trompette), JC Sanford (trombone), Thomas Nordland (guitare) et Red Planet avec Dean Magraw (guitare), Chris Bates (contrebasse), Jay Epstein (batterie). Le bassiste ne sera pas la seule figure commune de ce coup double écarlate.

Les sciences fiction quotidiennes, la température, les amitiés, la conscience, l'éveil, les relations des galbes visibles et dansées, l'autre, une certaine fibre, sont quelques estampilles de la musique de Red 5 composée, impulsée, par Chris Bates. Red 5 ce soir sont 7, ce n'est pas toujours le cas, ce ne sont pas forcément les mêmes non plus. Chris Bates est un bassiste qui aime l'unité, pas l'unité de parade, mais celle des petites hauteurs de dignité qui se dessinent, des encouragements en profondeur, des mains sans cesse tendues, et de la diversité des voix. Avec Davu Seru, batteur nitescent, il fait la paire, celle-ci matérialise les traits constitutifs, les énoncés sensoriels. La confiance règne et ça se voit, se respire dans tout l'espace. À l'avant-centre les deux saxophonistes, Pete Whitman, le vétéran qui a un bon bout d'histoire dans l'anche (une histoire qui passe par Woody Herman ou Rosemary Clooney, Curtis Fuller ou Jack McDuff), Chris Thomson, l'un de ces jeunes loups qui ont chaviré le jazz des Twin Cities à l'arrivée du nouveau siècle (avec ceux de Fat Kid Wednesdays, Happy Apple...) ; de part et d'autre les trompette de Steve Kenny (cet intense musicien et metteur en scène de ces "Saturday night Jazz dirait "flumpette" : le vécu, le vécu) et trombone de  JC Sanford, protégé de Bob Brookmeyer, compositeur, partie prenante de projets prenants (John Hollenbeck, Alice Coltrane...) ; de l'autre côté du batteur, la guitare incisive de Thomas Nordland. Tout prend le temps, roule le bon temps, tout suggère, tout sollicite, tout bout. Abondamment en toutes formes de trajets. Les titres indiquent, simplement. "Dark Matters" aux accents ibériques, "Maliopolis" dédié  à la fois à Ali Farka Touré et aux amis de Minneapolis, une évocation afghane ou l'incontestable "I think we all feel". La musique contre l'engourdissement.

Deux jours plus tard, on retrouve Chris Bates avec un autre habitué des lieux - un habitant devrait-on dire - Dean Magraw. Jay Epstein complète le trio. Davis Wilson, le monsieur loyal du défunt club Artists Quarter est dans la salle. L'Artists Quarter, un club géré par des musiciens pour des musiciens, avait en Davis Wilson une présence, une voix dont tous les amateurs de musique des Twin Cities se remémorent pour son érudition, sa gentillesse et cette façon tellement signée de présenter les groupes. Dean le fait applaudir. L'histoire du jazz se fait aussi par des gens comme Davis Wilson. En deux parties de concert, dans un mouvement où jouxtent recueillement et révolte attentive, provenance et destination, les détails occupent une place immense. Chaque geste, regard, a le pouvoir de construire. Les trois hommes forment un trio d'une cohésion éprouvée, ultrasensible et munificente. D'entrée, "Let's cool one" de Thelonius Monk suivi de "Little Wing" de Jimi Hendrix ne portent aucune nostalgie, elles sont les choix fondateurs pour un récit bien présent d'un tranquille passage des lignes de partage. Tout alors rougeoie. La batterie de Jay Epstein joue les imperceptibles changements de ton, les jeux de sonorité dans le rythme. Elle motive. La basse de Chris Bates préfigure, détermine, pointe l'horizon, réactive et lors d'un solo qui est tout sauf un passage attendu, elle se prend d'un vertige doté d'une force morale époustouflante. Elle pénètre. La guitare de Dean Magraw a bien d'autres choses à apporter que de l'espoir, elle joue l'aurore, sans cesse, distincte et lorsqu'elle cite, il ne s'agit pas de clins d'œil, mais de minis havres de respiration qui mèneront jusqu'au vent. Elle souffle. Le dernier morceau est le plus long. Dean Magraw l'annonce en se mettant le doigt derrière l'oreille pour en augmenter le pavillon : "Vous vous souvenez où c'est l'Afghanistan ?" et dévoile le titre : "Mazâr-e Charîf", lieu de grande souffrance et lieu de vent, de vent incessant. Tous les voyants de Red Planet et sa musique de vent garde sont alors au beau rouge, tout interroge, tout témoigne, tout voyage, se perd, se suspend,  tout s'envole, se retrouve délice, s'embrasse, l'autre est là, chéri, aimé pour être entendu. Red Planet, trio rêvé, est un exemple de résistance constante et, humainement, intégralement complémentaire, jamais clamée, toujours présente, toujours vivante contre ce qui nous menace.

Oui c'est vrai : "Nous aimons le rouge comme nous aimons le noir". Merci à Red 5 et Red Planet de cette bienvenue mise à jour. Nous aimons la musique, c'est vrai.

Nota bene : et comment ne pas célébrer un trio qui se présente en jouant "Shopping for Clothes" des Coasters ?

Red Planet avec Davis Wilson

Photos : B. Zon

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