Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

16.6.18

PARCOURS SOUPE



Le bebop, le rock'n'roll, le free jazz, la free music, le punk, le hip hop (par exemple) furent tous d'incroyables gestes libérateurs, des secousses affolantes, des signaux indispensables au monde, laissant augurer d'incroyables lendemains. Forts (ou affaiblis, c'est selon) de nouvelles habitudes intellectuelles et/ou économiques, ils établirent souvent à leur corps défendant de nouvelles cloisons dans l'espace clos des réalités. Gestes d'école sécurisés, fins de non recevoir, mish mash, vigueur moins fondamentale, dés-hardiesse, théorie guidée, précisions superflues là où l'origine nous plongeait dans un déchirement que l'univers aurait semblé inapte à contenir tout entier. Mais chemin faisant, l'infusion reste toujours possible. Chemine.

13 juin 2018, à la Brêche,  partie de l'EHESS (École des hautes études en sciences sociales) occupée, se retrouvent lycéens, parents d'élèves et autres soutiens contre les iniques arrestations ayant fait suite à la brève occupation du lycée Arago le 22 mai dernier, protestation contre Parcoursup, nouvelle trouvaille discriminante de l'Éducation Nationale Macroniste. Films, discussions, tombola, crêpes, salades, buvette et musique pour une fête précédent l'audience  au tribunal du 15 juin. Retour sur un moment de musique de cette tonique soirée.

Il est déjà tard lorsque s'installe le groupe de circonstance Parcours Soupe : Antonin-Tri Hoang (saxophone alto), Ève Risser (clavier), Francesco Pastacaldi (batterie) rejoints - fait de situation - par Jean-François Pauvros (guitare). Le transformateur du clavier implose - frustration de quatre à trois -  et deux rappeurs de groupes ayant précédé refusent obstinément sans méchanceté, mais avec une probable et prononcée influence dionysiaque oblitérant un utile discernement, de céder le micro, imposant un enchaînement dont la seule issue est de se déchaîner. De prévisibles, les positionnements (rien de ce qui est prévu du rien n'est prévu ne se passe comme prévu) vont alors basculer dans une perte d'orientation, où émerge tant bien que mal le bruit d'abord confus puis assuré ouvrant le rideau soudain vers une sorte de configuration convulsive et visionnaire. En quelques minutes, après une cavalcade d'impossibles où l'incapacité de s'entendre - Dionysos ne lâche pas le morceau - ne peut mener qu'à l'impossibilité de s'écouter, Ève Risser se saisit d'un antimachiste micro pour une partie vocale faisant passer Dean Jones et Phil Vane pour des émules de Jean Sablon. Hoang, Pauvros et Pastacaldi forgent enfin l'indescriptible bienvenu, la poésie revêche sans à bout, pleine de souffle. Éclate alors en folle densité une héroïque compression de ce que nous n'arrivons souvent plus à assumer : les malentendus d'une lutte des classes déclassée, les lambeaux des mirages de l'expression libre tranquillisée, la rage des saluts à bons entendeurs. Faramineuse représentation dans le nœud - est-il insurmontable ? -  de ce qui nous cloue encore lorsqu'on se libère dans la "longue et douloureuse nostalgie qui règne dans le présent" (Bakounine). Vacillent les certitudes rapides et s'allument les lueurs irréductibles. L'irréductible dans un vieux dictionnaire, c'est l'écoute vigoureuse mieux que la prise de pouvoir avec ou sans objet.

Quelques minutes de musique de chair totale comme on la rêve sans cesse et par là même qu'on la redoute, en filiation directe du monde épineux, une extraordinaire perception de l'éclatement des frontières de nos irréalisables. Nous avons mieux que des coulisses à partager.

Photo : B. Zon

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