Les 387 habitants de Tignes (Savoie) avaient lutté de toutes leurs forces contre la construction du barrage dit de Chevril (projet esquissé en 1921, élaboré en 1929, resté d'actualité en 1941 malgré l'occupation) avec son lot de petits arrangements opaques et de scandaleuses conditions. En dépit de l'hostilité organisée, le chantier (où périrent 52 ouvriers) fut mené à terme, de 1947 à 1952, sous la surveillance et la répression des Gardes Mobiles et des CRS. Le 26 mars 1952, un arrêté préfectoral ordonne l'expulsion manu militari des habitants qui voient dans les trois semaines suivantes leur village dynamité puis noyé sous les eaux du plus grand barrage-voute d’Europe, orgueil saignant de la France moderne. Nombreux en garderont une inconsolable amertume.
À Paris, ce 26 mars 1952, au Studio Pathé-Pelouze, le saxophoniste Don Byas enregistre sa version de "En ce temps-là", la chanson de Charles Trenet. Le très expatrié Art Simmons est au piano, l'ellingtonien Joe Benjamin à la contrebasse et, à la batterie, le compagnon des nuits parisiennes de Dizzy Gillespie ou Mary Lou Williams, Bill Clark. Le groupe s'appelle Don Byas and his Rhythm, comme si cette formidable prééminence n'allait pas de soi, qu'il fallait la signaler avec élégance. Ce qu'y joue Don Byas, c'est l'admirable prise de conscience qui transparait partout, dans le son tout d'abord, gigantesque et ardent, dans le phrasé, aussi, d'une assurance impétueuse, dans la respiration même. La sagesse se mêle à tous les risques, rien d'illusoire. Don Byas joue plus la franchise que la ruse, sa fraternité est débordante, son intériorité réfléchie, sa conviction et sa détermination ébahissantes.
Il n'y avait pas de projet de barrage à Paris ce jour-là. Y subsistait un village. Un village musical lové dans la dévorante où se trame tant. La vallée ne semblait pas encore céder et pourtant ses habitants, ceux de l'intérieur, y jouaient en ce temps-là la description d'un monde forcément menacé. Autrement, après l'épouvantable conflit de la décennie précédente. En percevaient-ils l'urgence ? Celle de la description, du témoignage tellement vivant, avant que la vallée ne prenne l'eau, avant que les traces ne soient contraintes à s'estomper. Dire qu' "En ce temps là" n'était pas déjà passé.
• Don Byas : En ce temps là (Jazz in Paris - Gitanes Jazz Productions, édition 2002)
2 commentaires:
Merci de m'avoir fait entendre ce saxophoniste trop peu connu, Sylvain T
Merci Jean, je t'embrasse
Enregistrer un commentaire