Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

23.6.19

LES DÉSACCORDS DE FRANCE MUNIQUE


La fête de la musique fut imaginée en 1976 par Joel Cohen, musicien américain spécialiste de musique ancienne (luthiste) qui travaillait alors à Paris comme producteur pour France Musique. En 1982, le ministre de la culture Jack Lang et son directeur de la musique Maurice Fleuret reprennent l’idée, l’officialisent et l’événement aura lieu tous les ans le 21 juin, jour du solstice d’été.

Les jours dédiés ont ceci de particulier que leur sujet rejoint bien souvent, dès le lendemain des festivités les 364 autres jours de l’année, la cohorte des traitements anonymes, lorsque ce n’est pas l’oubli ou la disgrâce. La musique ne fait pas exception et l’on continue de constater avec quel acharnement les occasions ne manquent pas de lui faire sa fête.

Ce 20 juin 2019, dernier jour du printemps donc, pas grand chose à fêter, pas même la fuite du roi à Varennes (1). À 17h28, un groupe de musiciennes et musiciens et autres gens de musique se pressent pour la seconde fois (2) devant la Maison de Radio France, suite aux suppressions brutales d’émissions sur France Musique et bidouillages attenants, avec force slogans, chants et instruments, pour dire leur réprobation, leur écœurement et leur colère (3)(4). Deux jours plus tôt, le 18 juin, date fortement ancrée dans les mémoires, la Maison Ronde est le théâtre d’une grève très largement suivie. Le communiqué de l’intersyndicale explique : « Les 60 millions d’euros d’économie à réaliser annoncés sont la conséquence du désengagement de l'État et du plan de la Direction, dont le choix d'investissements massifs dans le numérique/web (à hauteur de millions d’euros) au détriment de la production radiophonique (…) Radio France a déjà fait les frais de plans d'économies successifs, qui ont conduit à des salaires bloqués depuis 7 ans, de nombreux départs non remplacés et la politique de redéploiements au profit d'activités nouvelles, qui ont désorganisé bon nombre de secteurs. » (5) La casse du service public, de l’hôpital à l’éducation nationale en passant par la radio, va de pair avec les rognures permanentes infligées à la liberté d’expression. Bâillons : enfants de la patrie.

À 17h40, tout un symbole, l'économiste multi-cartes Jacques Attali sort de l'édifice pour rejoindre sa voiture avec chauffeur. Conseiller du président François Mitterrand (époque Fête de la Musique), promoteur de la rigueur économique en 1983, puis conseiller des présidents Nicolas Sarkozy (pour qui il fut le chantre de la croissance libérée), François Hollande (entré en "grande" politique par les soins recruteurs d'Attali qui plus tard lui inspirera les lois "Macron" passées au 49.3) et Emmanuel Macron (dont il fut le co-géniteur politique), cet ex-directeur de la dispendieuse Banque européenne pour la reconstruction et le développement, fait partie de la très boursoufflée et ravageuse mistoufle intellectuelle qui encombre les plateaux de télévision et de radio à propos de tout et de rien depuis des années. Ce spécialiste de la manigance infinie et des photocopies à répétition est aussi un « spécialiste de musique ». Il a publié en 1977 un inepte livre sur le sujet intitulé Bruits (Presses Universitaires de France) que d'aucuns ont pris au sérieux malgré sa pensée courte et son truffage de contrefaçons (une habitude) et d'erreurs (au hasard : naissance du free jazz en 1969). En janvier 2007, au Midem de Cannes, il se fit le promoteur du MP3 et de la gratuité de la musique, pour lui art consommé de l'entrepreneuriat individuel. Voilà donc un deus ex machina de la République, sinistre clown blanc ultralibéral, incarnation du pouvoir broyeur, pour quelques minutes à peine, face à des artistes récalcitrants, refusant l'idée d'art mouliné par la machine économique. Trop gentils ou pas assez physionomistes, ils le laisseront regagner son automobile. Ce 20 juin, pas de fuite à Varennes.

On parle de nouvelle grille des programmes, le terme a effectivement une odeur de brûlé et des allures prisonnières lorsque le mot "rentrée" a des relents de "sortie". Il est ainsi prévu de supprimer À l'improviste, émission hebdomadaire créée en septembre 2000 et animée par sa productrice, Anne Montaron. On a pu y entendre une extraordinaire ruche de musiciennes et musiciens de tous horizons adeptes de l'improvisation : Joëlle Léandre, Michel Doneda, John Butcher, Barre Phillips, Catherine Jauniaux, Claude Tchamitchian, Ève Risser, Serge Pey, Didier Petit, Jacques Di Donato, Seijiro Murayama, Didier Lasserre, Hélène Labarrière, Beñat Achiary, Daunik Lazro, François Corneloup, Sarah Murcia, Kamilya Jurban, Camel Zekri, Erik M, John Edwards, Sylvain Kassap, Denis Charolles, Valérie Philippin, Claudia Solal, Ramon Lopez, Sylvain Lemêtre, Benoît Delbecq, Paul Rogers, Noël Akchoté, Dominique Pifarély, Valentin Clastrier, Mark Sanders, Raymond Boni, Catherine Delaunay, Xavier Charles, Elise Dabrowski, Géraldine Keller, Edward Perraud, Vincent Courtois, Jean-Jacques Avenel, Steve Beresford, Vincent Peirani, Hasse Poulsen, Jean-Marc Foussat, Charles Pennequin, la Marmite Infernale, pour n'en citer que quelques-uns, tous en situation de création réelle dans les studios de Radio France - et tant à venir. L'émission se faisait également régulièrement le témoin de nombre de festivals à la verve créative. Le legs est conséquent, la documentation phénoménale. À l'improviste fait partie des très grandes émissions de l'histoire de la radio made in France, ces émissions qui ont su être l'écho complice de la vie musicale même, son excitation et non sa contrainte. Bien plus qu'une tranche horaire dédiée à un style de musique, elle est une force inspiratrice pour n'importe quelle musique et c'est bien ce qu'auraient dû comprendre les directeurs et directrices de cette Maison qui ne tourne vraiment plus très rond. Ainsi ne l'auraient-ils pas imbécilement supprimée, mais l'auraient-ils mise davantage en valeur, en vis-à-vis de l'ensemble du monde musical. Ce sont mille À l'improviste qu'il faudrait créer, mille émissions capables de transformer l'aboutissement en geste premier, de relever des indices de vie féconde, de doute superbe, d'assortir poésie et action.

   Interlude pas si rigolo :
• France Inter 21juin, 6h45, au micro de Sophie Parmentier à l'occasion de la fête de la musique, Lauren Douvret, qualifié de "musicien-policier" [sic] : « On utilise vraiment aussi la musique comme outil essentiel à des règles, c’est-à-dire que le musicien répond à des règles : une partition, un chef, une hiérarchie, du coup c’est ce qu’on essaie de leur montrer [aux jeunes] , de la même façon, il y a des lois, il y a des règlements dans leurs écoles, mais également dans le pays et du coup également le respect de ces règles, et des autres, des plus grands et des chefs… ».

La musique est un langage, une terre, un cœur, un poumon, une source mobile, un héritage, une saine provocation. En sa forme entière, elle ne saurait tolérer petits arrangements lâches ou accords attaliques pour quelque annexion honteuse que ce soit, quelque bâillonnement, quelque expulsion, quelque ordre policier.  À l'heure où elle vit tant de souffrances, priée à chaque instant de s'insérer dans les rangs d'une forme de dictature technologique stérilisée, tous les À l'improviste qui portent bien leur nom sont et seront autant d'oxygène verdoyant, d'enthousiames portés sur le triomphe de la vie.


(1) 20 juin 1791, fuite de Louis XVI à Varennes
(2) Grince Musique
(3) Pour le maintien de la création musicale à l'antenne de France Musique Pétition sur Change.org
(4) Lettre ouverte à propos de la suppression de cinq émissions sur France Musique in Les Allumés du Jazz
(5) Crise à Radio France : un rapport dément les chiffres de la direction par Laurent Mauduit in Mediapart, 16 juin 2018

Photo : David Jisse

1 commentaire:

FM a dit…

Toujours en grande forme, et le verbe précis, Jean !
Total soutien,
francis marmande