Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

23.6.23

PETER BRÖTZMANN


Photographie : Guy Le Querrec - Magnum 
Günter Sommer, Peter Brötzmann et le Bagad de Kemperlé, Chantenay-Villedieu 
2 septembre 1984

Il est des musiciens dont on a rêvé le son, l'invention, la puissance, l'expressivité, par ce qu'on lisait à leur propos, par ce qu'on entendait dire. Les disques ne se trouvaient pas facilement là où on était. C'était avant que, par la béatitude technologique, l'on croit tout disponible.

C'était le cas pour Peter Brötzmann. Quelle musique pouvait-il jouer pour mériter de tels mots ? Le pinacle ? L'érection sacrée ? L'armature hallucinante ? Un saxophone colossus - on avait déjà Rollins comme repère, on connaissait Ayler par le disque et Frank Wright nous avait un jour soufflés ? Et puis soudain, on se trouvait face à lui, face au duo avec Han Bennink, face au Globe Unity Orchestra d'Alexander von Schlippenbach ; on se procurait les disques de Machine Gun, du trio révolutionnaire Brötzmann-Van Hove-Bennink et même le 45 tours paru chez FMP "Einheitsfrontlied" ("Chanson du front uni" du mouvement ouvrier allemand ), une version de l'hymne d'Hanns Eisler et Bertolt Brecht sans les paroles ("Range-toi dans le front de tous les ouvriers avec tous tes frères étrangers"), mais avec une fougue propre à faire sauter le mur de Berlin. Baba ! BA-BA ! B.A.! B.A.! Avions-nous déjà senti un vent vif ? Une de ces expériences tourneboulantes aptes à rebattre les cartes d'une folle géographie. Peter Brötzmann jouait quelque chose d'entier, quelque chose d'hurlant qui sortait de l'immense blessure allemande des années 40 (naissance 6 mars 1941, le mois de l'élargissement d'Auschwitz, de la Bulgarie allemande, de la guerre dite "d'extermination" à l'est, et en France de la création du Commissariat général aux questions juives par le gouvernement Pétain). Il parle très bien de ça dans le livre au titre tellement éloquent que Gérard Rouy lui a consacré : We thought we could change the world (Wolke Verlagsges. Mbh - 2014), ouvrage caractéristiquement substantiel. 

Le sens d'un Free jamais giratoire, parce que l'inhérence d'éclosion était le domaine sans bornes de Peter Brötzmann dont le cri s'allia avec tous les soulèvements de la liberté. Le tout en un puissant poème ignorant tout poste de douane. Ce qui pouvait donner aussi bien le confident 14 Love Poems (FMP 1984), le rudement tendre "Two Birds In A Feather" (in Solo FMP 1976), le mémoriel Die Like A Dog (Fragments of Music, Life and Death of Albert Ayler) (FMP 1994) ou l'au-delà du volcan où bouillonnent tous les rocks, tous les jazz, toutes les fissures, Last Exit (avec Bill Laswell, Sonny Sharrock, Ronald Shanon Jackson) auquel se joindra Herbie Hancock... 

En 1984, Peter Brötzmann était venu à Chantenay-Villedieu (une si chouette année) pour jouer en plein air avec Günter Sommer et le Bagad de Kemperlé. À puissances populaires égales. En 2006, nous le retrouvions à Saint Paul pour le festival Minnesota-sur-Seine en trio avec Anthony Cox et Mark Sanders. Moments éminents. 

Peter Brötzmann soufflait le ravage qui rassure la terre de ses meilleures semences. L'imparfait n'est pas, depuis hier, un temps juste.




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