Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

29.12.24

BARRE PHILLIPS

Les disquaires apportent les nouvelles, celles qui réveillent les mémoires. Théo Jarrier du Souffle Continu signale, il y a quelques jours, que Josh Haden (le fils de Charlie Haden, ce n'est pas sans incidence) a exhumé une cassette du concert en trio, le 19 juin 1976, dans un square du 14e arrondissement de Paris, des trois contrebassistes Barre Phillips, Beb Guérin, Léon Francioli. Fameux souvenir : recherche de la basse au sommet. Ce trio, c'est Barre Phillips qui l'a imaginé. Les associations de contrebasse, il sait les porter haut. Dans le disque de Mike Wesbrook en très big big band en 1969, Marching Song, il partageait le pupitre avec Chris Laurence et Harry Miller. Il a l'expérience de l'orchestre (avec Leonard Bernstein) comme celle d'Ornette Coleman. Ce qui ne l'empêche pas - tout au contraire - la même année de coudoyer le torrent rythmique des batteurs Jacques Thollot et Stu Martin dans Monday Morning de Rolf et Joachim Kühn. Dans le Baden-Baden Free Jazz Orchestra conduit par Lester Bowie en 1970, il est avec Palle Danielsson, l'autre bassiste. La même année, duo avec Dave Holland pour les portes alors grandes ouvertes de la maison de disques ECM créée par Manfred Eicher. « J’ai d’abord rencontré vite fait Manfred Eicher quand il était bassiste à Berlin. Puis après qu’il eut créé ECM, je l’ai revu à Hambourg avec le Trio, il y avait aussi Chick Corea Quartet avec Anthony Braxton, Dave Holland et Barry Altschul. Manfred est venu "how are you doing man, j’ai un label et j’aimerais bien…" Et c’est lui qui nous a proposé de faire le disque en duo avec Dave Holland. Avec Dave, on s’est regardé et on a dit : "c’est vrai, bizarre ? why not !" »1. Et puis l'étonnant For all it is en quartet de basses avec Barry Guy, Jean-François Jenny-Clark, Palle Danielsson et le batteur Stu Martin. « Stu Martin m’a prévenu : "si tu ne m’invites pas à participer à ça, je ne te parle plus, tu n’es plus mon ami." On a pu vraiment évoluer sur cinq jours. Je l’ai proposé à Manfred qui a refusé, ce qu’il a regretté. C’est moi qui ai produit la bande. Quand Manfred l’a écoutée, il l’a publiée sur Japo. Ensuite j’ai fait pas mal de choses avec Manfred »1.  Il y aura d'autres signifiantes associations de contrebasses dans ce foisonnant parcours, avec Jean-François Jenny-Clark, Peter Kowald, Joëlle Léandre, Maarten Altena, Barry Guy, Tetsu Saitoh, William Parker, Kazuhiro Tanabe, Masao Tajima, Pearl Alexander, Hélène Labarrière, Jean-Paul Celea, Henri Texier, Takashi Seo, Teppo Hauta-aho... 
 
En 1981, Barre conclut l'album MPS The String Summit, One World In Eight (deux bassistes encore : Bo Stief) par un étourdissant "One for Beb". 
 
Un parcours ponctué de solos de contrebasse déterminants : End to End (retour homérien en 2019 chez ECM),  Portraits (2009 - Kadima Collective), Journal Violone 9 ( titre à l'orientation éloquente pour Émouvance, label de l'admiratif bassiste Claude Tchamitchian en 2001), Camouflage (1990 - Victo), Call me when you get there (situation géographique réalisée à trois en 1984 avec l'œil et l'écoute du cinéaste Robert Kramer et du producteur Manfred Eicher) et bien sûr Journal Violone paru une première fois en 1969 aux États-Unis chez Opus One, immédiatement réédité en Angleterre par Music Man sous le titre Unaccompanied Barre,  puis un an après en 1970 en France par Gérard Terronès pour Futura sous le titre Basse Barre. Trois titres pour un album fondamental, le premier du genre. « Un ami new-yorkais, Max Schubel, m’avait contacté en novembre 1968 en disant : "je viens à Londres pour enregistrer une nouvelle composition avec toi, plus flûte et violoncelle, trouve les musiciens, moi je cherche le studio". Ensuite, il m’a dit faire de l’électro-acoustique au New Columbia University Studios et souhaitait travailler avec mon son. Nous avons donc enregistré dans une église jusqu’à ce que je ne puisse plus. Ensuite, il m’a annoncé qu’il pourrait faire un disque de contrebasse solo avec ça. J’étais complètement étonné. Après discussion, réflexion, on a fait une sélection et composé le disque. Il est sorti d’abord aux US sur son label Opus One sous le titre Journal Violone, en Angleterre sous le titre Uncaccompanied Barre, puis en France sur Futura de Gérard Terronès (Basse Barre). En 72, Portal m’a appelé, "viens avec moi, on va rencontrer des danseurs". On a rencontré Carolyn Carlson qui avait créé une nouvelle compagnie. On a improvisé ensemble. Carolyn voulait travailler avec nous, mais la productrice ne voulait pas payer. Quelques mois plus tard, elle a eu un solo à la fête de L’Humanité et m’a demandé de le faire avec elle. »1.   
 
La petite histoire, la grande histoire. Journal Violone, comme l'image puissante d'un cheminement vers le point éperdu de la lumière. 
 
St Paul Minnesota un soir de mai 2019, le jeune trio Bastard Sycamore (Ivan Cunningham - saxophone, Nicholas Christenson - contrebasse, Jack Dzik - batterie) joue de tout son soûl à Khyber Pass, restaurant afghan tenu par Emel Sherzad, passionné de jazz où les musiciens aiment à se retrouver (Hamid Drake nous l'avait conseillé en 1999). À la fin du set, le bassiste, Nicholas, parle immédiatement de Barre Phillips, un bassiste qu'il admire. La France, pour lui, c'est le pays où Barre s'en est allé. Dans la même ville, en 2010, le contrebassiste Chris Bates était tout émoustillé lorsqu'il a appris que son frère JT allait jouer à Paris avec Barre et Lol Coxhill. Il est des expatriés qui laissent de grandes traces. 

Le parcours de Barre Phillips est un trajet d'expériences toutes inséparables de ses choix musicaux. Musique d'un regard vaste, et par l'observation, du surgissement de la poésie des paysages. Les entretiens avec Barre Phillips disent d'un langage précis, son cheminement et ses intervalles explicites. Cette période américaine, d'apprentissages, de rencontres et d'éclats où l'on relèvera les noms de John Lewis, Leonard Bernstein, Bob James, Gunther Schuller, Frederick Zimmerman, Paul Bley, Archie Shepp (le classique "Matin des noirs"), Don Ellis, Attila Zoller, Don Friedman, Jimmy Giuffre, Peter Nero, George Russell, Benny Golson... 1967, la température monte « C’était noir et blanc dans le sens de racisme et pour la clarté du problème. "Le pacifisme, ce n’est pas ça. Il faut que tu comprennes que, peut-être un jour, je vais casser ta basse, que je vais te tuer, il faut que tu comprennes ça, mais on va jouer maintenant".  Et là tu commences à comprendre, pas parce que tu as peur, mais parce que tu as confiance en ces gens qui sont tes amis »1. Tournée en Europe en 1967 avec Attila Zoller et rencontre à Londres des tenants de la nouvelle free music européenne fracassant la coquille de son œuf : Evan Parker, Derek Bailey, Trevor Watts, Tony Oxley, John Stevens qui l'aide à se loger dans la capitale anglaise. Rencontre exceptionnelle avec John Surman qui donnera quelques temps plus tard le magnifique trio avec Stu Martin tout simplement nommé The trio (double album Dawn, 1970).

Mais les syndicats anglais ne rendent pas la vie facile aux étrangers. Bref retour à New York et tournée en France avec Marion Brown et Steve McCall. Avec Brown et McCall, musique du film Le temps fou de Marcel Camus. Alain Corneau est assistant et joue un peu de percussions dans la musique. La rencontre d'Antoine Bourseiller est capitale... puis celles de Michel Portal (l'ébouriffant Alors pour Futura, réunion de The Trio avec Portal et Jean-Pierre Drouet, ou Splendid Yzlment de Michel Portal pour CBS),  Nino Ferrer, Siegfried Kessler, Mal Waldron, Carolyn Carlson, Colette Magny (le si beau Feu et Rythmes - deux basses encore avec Beb Guérin).
 
La scène est si ample.
 
Et puis cette rencontre avec Robert Kramer. « C’est Juliette Berto qui m’a présenté le cinéaste Robert Kramer. C’est incroyable comme les choses tournent. Kramer ne voulait pas de musique. Tout le monde a dit : "il faut absolument de la musique". Il a répondu : "bon, alors juste une basse". Berto a dit : "je connais le bassiste, j’ai le bassiste, je t’envoie le bassiste". Un travail extrêmement riche ; même dans ces années de politique aux États-Unis, je ne travaillais pas avec des gens avec une réflexion comme cela, ou j’étais trop jeune ou trop naïf pour vraiment la percevoir. Mais travailler avec quelqu’un où ta musique est vraiment au service de quelque chose !... Il n’avait jamais utilisé de musique de film, il était un militant complètement anti-bourgeois et anti-musique de film. Au début c’était un peu froid : "qu’est-ce que vous avez à proposer pour ça ?". Moi, je n’avais jamais fait de musique de film, je n’y connaissais rien, je n’avais pas les réponses éduquées. Alors j’improvisais, j’étais là et disais : "moi, pour cette scène-là, je ferai comme si j’étais sur une autre planète et le son que je fais, c’est le regard de cette autre planète sur ce qui se passe". Il a réfléchi un moment : "ça m’intéresse !" Il a entr’ouvert la porte. Après, on a travaillé vingt ans ensemble. On est restés très amis. Il me disait toujours : "maintenant, moi j’ai fini, tu fais ton film". Donc je faisais ma lecture du film par la musique. Je dirais qu’il a utilisé entre le quart et le tiers de mes propositions, cela ne m’a jamais gêné. Mais toute cette musique, pour moi, elle existe, elle est dans l’air. Donc elle revient, elle ne revient pas, c’est pareil. Pour mon oreille, elle est là. »1 Le tandem Kramer - Phillips est devenu une de ces entités maîtresses dans l'histoire de la musique de film (comme Hitchcock-Hermann, Fellini-Rota, Leone-Morricone), modèle pour tant de suites. 
 
La diversité sera toujours en action pour la couleur. 

Installé dans le sud de la France, Barre Phillips devient une source d'inspiration fulgurante. Toujours lié aux grands improvisateurs européens, mais libre de tous mouvements, il joue en indépendance exploratrice. Interviewé par Yves Pineau dans le bimestriel Jazz Ensuite en 1983, André Jaume confiait « Un fait extrêmement important a été l'installation de Barre dans cette région. Il jouait avec nous parce qu'il n'y avait personne d'autre - un truc exceptionnel. Le fait est que savoir que l'on pouvait jouer avec lui et qu'il avait choisi d'habiter ici était à la fois réconfortant et stimulant »2. Et le village de Barre Phillips devint un autre cœur d'influence rayonnant partout. Invitations de Joëlle Léandre (dans ses Douze Sons, prélude à de nourris échanges au fil du temps), d'Alfred Hart, de Denis Levaillant (trio avec Barry Altschul et Barium Circus du même Levaillant avec Kenny Wheeler, Tony Coe, Yves Robert et Pierre Favre), trios avec Hervé Bourde et Bernard Lubat, Peter Brötzmann et Gunter Sommer, André Jaume et Barry Altschul, Urs Leimgruber et Jacques Demierre, Joe Maneri et Mat Maneri ou Evan Parker et Paul Bley (ECM), duos avec Keiji Haino ou avec son fils David Phillips, également contrebassiste. Aussi ses propres groupes : Music Buy (ECM) en 1981 avec John Surman et Hervé Bourde, Pierre Favre et les voix d'Aina Kemanis et de sa fille Claudia Phillips (chanteuse qui connaîtra le succès populaire avec "Quel Souci La Boetie" en 1987 - les présentateurs disaient toujours « son père est un grand musicien de jazz »), Naxos avec Jean-Marc Montera, Pierre Cammas, Hervé Bourde et Claudia Phillips (Celp), Barre's trio avec Michel Doneda et Alain Joule (Émouvance). 
 
Barre Phillips prospecteur de la vigueur. 
 
Pour le cinéaste Toshi Fujiwara, il conçoit la musique du film No Man's Zone en compagnie d'Émilie Lesbros, chanteuse pour qui Barre Phillips est un "père en musique". Complicité. Elle fait partie du groupe EMIR avec Lionel Garcin, Laurent Charles, Patrice Soletti, Emmanuel Cremer, Anna Pietsch. Plus qu'un groupe, une troupe qui offre le 19 mai 2015, au Centre Culturel André Malraux de Vandœuvre-lès-Nancy, La vida es sueño, opéra improvisé d'après Pedro Caldéron de la Barca. Barre Phillips et EMIR publient en 2021 La ligne rouge, sorte de kit livre disque documentaire : « La ligne rouge est une bande de terrains qui datent de la fin de l'ère Primaire (...) elle s'inscrit dans l'un des paysages les plus vastes et les plus typiques que la terre ait connu ». 
 
An then, the End to End...
 
Le 20 novembre 2021 à Nantes, il offre un dernier concert européen en solo à l'invitation d'Armand Meignan. Barre Phillips s'en retourne ensuite en Amérique, à Las Cruces au Nouveau Mexique où il s'est éteint le 28 décembre 2024 au matin. Dans un entretien pour Jazz Ensuite en 1984, il répondait à une question relative à la situation des musiciens en France : « Parce que les mecs disaient : "on n'a nulle part où jouer notre musique". Je leur ai demandé : "montrez-moi votre musique, où est-elle ?" Et ils me répondaient : "on ne peut pas, on n'a pas d'endroit pour la jouer". Mais c'est pas ça. C'est la chose qui crée le lieu où tu vas la jouer, c'est la musique »3. Barre Phillips nous a appris beaucoup.
 
 

1 Entretien avec Mathieu Immer et Jean Rochard, transcription Christelle Raffaëlli in Les Allumés du Jazz n°20, 4e trimestre 2007
2 Jazz Ensuite n°2 décembre 1983 Entretien avec Yves Pineau
3 Jazz Ensuite n°4 avril-mai 1984 Entretien avec Jean Rochard
 
• Photographie de Guy Le Querrec - Magnum : Léon Francioli, Beb Guérin, Barre Phillips, Paris 14e, 19 juin 1976



26.12.24

EN PENSANT UN INSTANT À ISTRATI

"La nation, c’est un mot dont se parent deux sortes de gens : les très malins et les imbéciles."
Panaït Istrati (La jeunesse d'Adrien Zograffi)
 
 
 

23.12.24

QUATUOR PAUVROS, KASSAP, RICAU, BELLORINI

 

Quelle musique faire dans le rébus d'un monde désaxé ? Hier soir 22 décembre, Les Temps du Corps - Atelier Tampon Nomade proposaient un étonnant groupe qui apportait une réponse si plausible qu'elle adressait de substantiels contrecoups. Le quatuor (car il s'agissait plus d'un quatuor que d'un quartet) Jean-François Pauvros (guitare), Sylvain Kassap (clarinette contrebasse), François Ricau (guitare) et Michel Bellorini (guitare) a offert (et ce particulièrement lors d'une somptueuse première suite) un moment où s'est, sardanapalesquement, déployé le cœur révolté de nos reviviscences.

 

 

 

13.12.24

MARTIAL SOLAL

Ce matin, vendredi 13 décembre 2024 à 7 heures, la journaliste de France Inter annonce parmi les titres du jour : la mort de Martial Soral. Ouf ! On a eu peur qu'il s'agisse de son paronyme pianiste Martial Solal. Et puis quelques minutes plus tard, un autre journaliste fait un (très) rapide portrait de Martial Solal. Ah oui c'est de la musique ! Ce type d'erreur ne doit pas être grave, un peu comme quand, sur la même chaîne était annoncée la disparition du chanteur Beck au moment de la mort de l'homonyme guitariste Jeff. 

Le décès d'Irène Schweizer, le 16 juillet de cette année, rappela d'une force très intime un concert du 14 juin 1980 à Chantenay-Villedieu qui n'avait pas quitté nos mémoires heureuses d'une délicieuse et complémentaire différence que l'on rêvait en nature grandissante. Concert évoqué la nuit du 11 au 12 décembre dernier sur les ondes de France Musique, lors de l'hommage à Irène Schweizer lors de la nuit de l'improvisation produite par Anne Montaron. Soirée chantenaysienne double solo de piano : Martial Solal et Irène Schweizer. Ils avaient tiré à pile ou face l'ordre des passages sur proposition de Martial Solal. Le pianiste joua en premier et fut très attentif spectateur de la seconde partie de la pianiste. Tout était très amical, de sourires, de belle entente, sans rôle à jouer.

Martial Solal était une sorte d'énigme, loin du courant free et d'une insolente liberté. Beaucoup d'encre et de débats radiophoniques à son sujet. Alain Gerber aimait Milford Graves et Martial Solal. Nous aussi. On avait largement apprécié Sans Tambour Ni Trompette (RCA), son disque en trio avec Jean-François Jenny-Clark et Gilbert Rovère, ses solos Ah non (RCA) et Himself (PDU), le duo avec Hampton Hawes Key For Two (Byg), les Piano Conclave de George Gruntz (Atlantic, Mps) ou leur - en quelque sorte - raccourci dans le duo avec Joachim Kühn Duo in Paris (Musica), le duo avec Niels Henning Ørsted-Pedersen Movability (Mps) (Quel plaisir de les avoir vus ensemble aussi). Et puis les multiples albums et concerts avec Lee Konitz : Satori (Milestone), Jazz à Juan (Steeple Chase) JAZZ À JUAN !!! Ah oui alors !, le duo Konitz-Solal Duplicity (Horo - combien de trésors enfouis sur cette étiquette). L'association Konitz Solal, sorte de félicité eurythmique se poursuivra sur scène comme sur plusieurs albums dont quelques-uns en duo. 

Les uns le taxaient de froideur, les autres lui en voulaient d'avoir manqué Coltrane ou, pire, de ses horrifiants commentaires acerbes sur le free jazz (sur lesquels il est en partie revenu)... qu'est-ce que ça pouvait bien faire (disons que ça faisait mais qu'on n'en restait pas là). Si la musique n'était que question de températures ou de qui aime qui... ce n'était pas ce qui guidait certains et certaines d'entre nous pour aller écouter un jour Derek Bailey et le lendemain Martial Solal, lesquels ne jouèrent jamais en duo mais tous deux jouèrent avec Michel Portal (ils enregistreront plus tard deux disques en duo chez Erato et BMG-RCA). Ces sortes d'arithmétiques rêveuses ont leurs petits pouvoirs. Et "Twist à Saint Tropez" co-composé avec Guy Lafitte ne peut être taxé de froideur.

Solal était aussi l'artisan de la rencontre de son trio avec Sidney Bechet en 1957 pour un fameux album chez Vogue (les disques) diversement apprécié. Enregistrement avec Kenny Clarke (qui avait joué avec Bechet avant d'inventer la batterie bop) et Pierre Michelot pour une face, l'autre avec le bassiste Lloyd Thompson et le batteur Al Levitt. Au même moment, Solal et Bechet ne jouent pas la même musique, mais des histoires parallèles se déroulant dans des temps différents. Fascinant ! Comme la température, l'osmose n'est pas tout, il existe toutes sortes de liens qui sont autant d'indépendances affirmées capables d'exister ensemble. Ce genre d'idée nous plaira tant qu'elle sera recherchée et provoquera immédiatement pour certains et certaines, par exemple, l'adhésion à un nouveau courant de musique improvisée anglaise ouvert avec le groupe Alterations (qui dérangera une free music déjà sacralisée avec ses codes).

Forte de cet héritage, la fille de Martial Solal, Claudia Solal prendra en chantant d'autres libres chemins de liberté. Un concert à l’Opéra de Lyon le 14 octobre 2016 les réunira (avec le batteur Bernard Lubat, et le contrebassiste Mads Vinding).

Bon ! Il est d'autres appréciables compagnonnages et amitiés avec Guy Pedersen, Daniel Humair, Charles Bellonzi, Stéphane Grappelli, André Hodeir, Lucky Thompson (oui, oui Godard - Melville - À bout de souffle)... L'histoire de Martial Solal, on ne la fera pas ici tant il est de gens tellement plus compétents pour la raconter, la détailler, l'interpréter. On se contentera de mentionner les entretiens avec Xavier Prévost des 3, 4 & 5 décembre 2003 réalisés par Cati Couteau pour « Musiques mémoires » (Entretiens patrimoniaux - INA) publiés en livre + DVD (éditions Michel de Maule) sous le titre Martial Solal, compositeur de l’instant et consultables en leur intégralité sur le site de l'INA. Tout y est. 

Tout de même pour finir : un autre souvenir, celui de l' irrévérencieuse complicité du duo Martial Solal - Jean-Louis Chautemps. Longue pratique commune, mais duo trop rare. Solal estimait que du free jazz, "Chautemps avait le droit de le faire" et qu' "avec Chautemps, c'est sûr qu'il y a des moments, comme il est, il peut être tellement exubérant, triste ou gai, ou comique, enfin, il peut être tout..."* ce qui s'apprécie particulièrement lors d'un concert inoubliable du 29 décembre 1980 au Studio 106 de la Maison de la Radio qui se concluait par "You Stepped out of a dream". 

 * extraits des entretiens avec Xavier Prévost cités plus haut (consultables ici)

• Photographie : Guy Le Querrec - Magnum : Chautemps et Solal le 29 avril 1988 à L'Europa Jazz Festival du Mans

 


30.11.24

"LE RÊVE" DÉTAILLÉ PAR OCTAVE MIRBEAU

 
En 1889 (alors qu'il vivait aux Damps - rappelez-vous de ce nom), Octave Mirbeau commentait ainsi (dans son article « Les Peintres primés », in L’Écho de Paris, 23 juillet 1889) "Le rêve" d'Édouard Detaille : " Jusqu'ici nous nous imaginions que les soldats, abrutis de disciplines imbéciles, écrasés de fatigues torturantes, rêvent – quand ils rêvent – à l'époque de leur libération, au jour béni où ils ne sentiront plus le sac leur couper les épaules, ni les grossières et féroces injures des sous-officiers leur emplir l'âme de haine. Nous croyions qu'ils rêvaient à de vagues vengeances contre l'adjudant et le sergent-major, qui les traitent comme des chiens. [...] À voir le petit soldat se promener si triste, si nostalgique, il était permis d'inférer que, après les dures besognes et les douloureuses blessures de la journée, ses rêves de la nuit n'étaient ni de joie, ni de gloire. M. Detaille nous prouva que tels, au contraire, étaient les rêves du soldat français. Il nous apprit, avec un luxe inouï de boutons de guêtres, en une inoubliable évocation de passementeries patriotiques, que le soldat français ne rêve qu'aux gloires du passé, et que, lorsqu'il dort, harassé, malheureux, défilent toujours, dans son sommeil, les splendeurs héroïques de la Grande Armée, Marengo, Austerlitz, Borodino. [...] Il fallut bien s'incliner devant cette œuvre, qu'on eût dite – selon le mot d'un juré – peinte par la Patrie elle-même ".
 
Photographie : Jeanne Bacharach (métro parisien, 29 novembre 2024)





 


15.11.24

L'AUTRE GODARD


Dans le champ de l'invention, il existe bien des angles. La bande dessinée en est un bien vivant exemple. À partir de quelle situation œuvre-t-on ? Pour arriver à la poésie, à l'humour, à la réflexion, au désir ? Ou bien part-on de l'arrivée supposée pour une déambulation de plus ample liberté, plus ample, mais moins voyante - moins appuyée, moins volontaire. Doucement libre. Comme les histoires dessinées par Christian Godard. 
 
René Goscinny incarnait une autre tendance et pourtant il a scénarisé (entre autres premières séries dessinées par Godard) Tromblon et Bottaclou dont se souviennent les lecteurs du premier Pilote et vivement encouragé ce Godard-là à suivre sa voie en solo. Ce sera fait avec Norbert et Kari (toujours dans Pilote). Après la création sans succès de Toupet dans le Journal de Spirou, il file chez Tintin où il réalise Martin Milan, pilote d'un avion-taxi, dont le seul but semble d'être intensément  (c'est-à-dire très simplement) humain. Martin Milan, fumant la pipe, au travers de ses petits envols philosophiques, ne cherche aucune bonne affaire, seulement l'entraide. 
 
Après cette série unique dans le monde de la bande dessinée, il scénarisera de nombreuses histoires (La jungle en folie avec Mic Delinx...). Au milieu des langages affirmés de ses confrères et souvent amis, Goscinny, Will, Mittéï, Franquin, Uderzo ou Greg, Godard évolue comme Martin Milan dans une généreuse solitude. Il vient de nous quitter le 6 novembre.
 
 
 
 
 
 

16.10.24

GUILLAUME SÉGURON CHEZ BORIS VIAN
"LIGHTNING SHADOWS OVER DARK (SOCIAL BANDITS)"


Contrebassiste à l'archet archéologique, Guillaume Séguron scrute les tempos de l'histoire, des petits chemins et leurs éclairages d'avenir. Une histoire du "maintenant", la contrebasse est un instrument de relation forte. Ses échanges de jeunesse avec Jean-François Jenny-Clark aideront à en ouvrir les pistes. Album clé de son parcours, Nouvelles réponses des archives, est une signature de généreuse précision. Avec Catherine Delaunay (compagnie de longue date) et Davu Seru, il a même percé un secret, celui de La double vie de Pétrichor.

Ses chemins passent par ceux de Rémi Charmasson, Louis Sclavis, Anthony Ortega, Stephan Oliva, Raymond Boni, Jacques Di Donato, Alexandra Grimal, Régis Huby, Gerry Hemingway, Mat Maneri, André Jaume, Joe Mc Phee, Daunik Lazro, Jean-Luc Cappozzo, Olivier Benoît, François Corneloup, Edouard Ferlet, Tony Hymas... 

Samedi 19, on pourra le retrouver à Chevilly-Larue dans une suite dédiée aux Bandits Sociaux au sein d'un quartet comprenant aussi Léo Remke-Rochard (rencontré en Corrèze en 2016), Émilie Lesbros (une première), Nathan Hanson et Guillaume Séguron (avec qui il a joué une fois le 10 août 2016 lors d'une inoubliable soirée au magasin Général de Tarnac en compagnie de Donald Washington, Catherine Delaunay, Davu Seru, Brian Roessler, Pascal Van den Heuvel).

• Médiathèque Boris Vian, Chevilly-Larue 17h, le 19 octobre - Entrée Libre comme une réponse

Photo B. Zon : Concert avec Catherine Delaunay et Davu Seru à Tarnac (19 mars 2015)

15.10.24

LÉO REMKE-ROCHARD IN CHEVILLY
"LIGHTNING SHADOWS OVER DARK (SOCIAL BANDITS)"


À quinze ans, Léo Remke-Rochard, passionné de musique et de poésie (il fréquente assidument les soirées open mic de Minneapolis et St Paul), fonde avec son compère batteur Jack Dzik, Eyemyth, indépendance de l’indépendance qui publie cassettes (mais aussi LPs ou Cds) de musiciens qu’ils apprécient. Et bien sûr de leur propre groupe le duo Riverdog qui enregistrera plus tard avec Jac Berrocal et Anamaz. 

Outre avec Riverdog, on a pu l’entendre avec Jean-Marc Foussat (album en duo pour la danseuse Stéphane Guillaumon), Jean-François Pauvros, Ursus Minor, Catherine Delaunay. 

Samedi 19, on pourra le retrouver à Chevilly-Larue dans une suite dédiée aux Bandits Sociaux au sein d'un quartet comprenant aussi Guillaume Séguron (rencontré en Corrèze en 2016), ÉmilieLesbros (rencontrée dans le Minnesota en 2012), Nathan Hanson (longues discussions de plusieurs années après les concerts au Black Dog - St Paul, Minnesota -, et invité pour un soir du groupe Riverdog). 

• Médiathèque Boris Vian, Chevilly-Larue 17h, le 19 octobre - Entrée Libre comme un poème 

Photo B. Zon : Concert de Riverdog à Treignac (août 2018)

14.10.24

EMILIE LESBROS IN PARIS
"LIGHTNING SHADOWS OVER DARK (SOCIAL BANDITS)"

Attraction terrestre, tel est - en 2011 - le titre du distingué premier album solo d’Émilie Lesbros, chanteuse alors déjà remarquée dans le groupe Rosa. Titre qui se déplie comme une infinie carte de géographie où les voyages s’organiseront de plus en plus en un plein chant de grande liberté, le plaisir d’être ici ou là, toujours à l’écoute du monde. Le dire aussi. 

Fidèle des orchestres de Barre Phillips, on a pu l’écouter également  en compagnie Darius Jones, Rafaëlle Rinaudo, Craig Taborn, Sylvain Kassap, Kami Octet, Elliott Sharp, Raymond Boni, Willie Murphy, Ill Chemistry, Ches Smith, Sweet Dog On The Moon, Daunik Lazro, les Percussions de Strasbourg ou bien sûr Ona Liza. 

Samedi 19, on pourra la retrouver à Chevilly-Larue dans une suite dédiée aux Bandits Sociaux au sein d'un quartet comprenant aussi Léo Remke-Rochard (rencontré dans les Twin Cities), Guillaume Séguron (une première), Nathan Hanson (avec qui elle a déjà joué dans le Minnesota - on se souvient d'un bouleversant "Gloomy Sunday" en mars 2012).

 • Médiathèque Boris Vian, Chevilly-Larue 17h, le 19 octobre - Entrée Libre comme attraction

Photo B. Zon : avant un concert au  Black Dog - St Paul, Minnesota (16 mars 2012)



13.10.24

NATHAN HANSON IN FRANCE
"LIGHTNING SHADOWS OVER DARK (SOCIAL BANDITS)"

Nathan Hanson, enfant minnesotan, aimait jouer librement sur les disques de Duke Ellington ou Erroll Garner. Plus tard, en Floride, ayant été sélectionné pour être membre de l'orchestre de Dizzy Gillespie, il devient saxophoniste de premier plan, avec comme passion première, l'échange avec les autres musiciens. 
 
En France, on a pu l'entendre avec Fantastic Merlins, No Territory Band de Davu Seru, Jacques Thollot Quartet, Tony Hymas Pacific 345, le duo avec Brian Roessler, Wiwex, Didier Petit, Benjamin Duboc, Sylvain Kassap, et bien sûr le One Another Orchestra dont il est un des six membres fondateurs. 
 
Samedi 19, on pourra le retrouver à Chevilly-Larue dans une suite dédiée aux Bandits Sociaux au sein d'un quartet comprenant aussi Émilie Lesbros (avec qui il a déjà joué dans le Minnesota et à Paris), Léo Remke-Rochard (qui l'a déjà invité avec le groupe Riverdog à Minneapolis) et Guillaume Séguron (avec qui il a joué une fois le 10 août 2016 lors d'une inoubliable soirée au magasin Général de Tarnac en compagnie de Donald Washington, Catherine Delaunay, Davu Seru, Brian Roessler, Pascal Van den Heuvel). 
 
• Médiathèque Boris Vian, Chevilly-Larue 17h, le 19 octobre - Entrée Libre comme l'air
 
Photo B. Zon : Solo de Nathan Hanson au festival Kind of Belou de Treignac (4 août 2018)
 
 

28.9.24

WILLEM VAN MANEN


 

L'histoire du jazz, comme l'histoire du monde, est pleine de recoins sensibles, de bifurcations habiles, de pauses à l'aune, de tournes qui boulent, d'élans moqueurs, de coulisses de l'exploit ou de "Nuit du chasseur" seule perle signée d'une riche carrière. L'unique album du tromboniste Willem Van Manen sobrement titré de son seul nom est tout ça : deux duos avec Misha Mengelberg dont un très éveillé "Panonica", trois trios avec le bassiste Harry Miller et le batteur Martin Van Duynhoven, et quatre solos que les critiques avisés diront "exemplaires". Et une bonne dose d'humour.

L'écrasement catégoriel de l'histoire relayant la curiosité au rang d'infanterie sacrifiée, la mémoire a ses sursauts, celui de se souvenir de la beauté de cet album par exemple. Ou se souvenir de Willem Van Manen, sensationnel tromboniste de la scène hollandaise, dans l'orchestre de Willem Breuker bien sûr, dont il fut l'un des piliers pendant quatre ans, ou dans de petits ensembles comme le dévergondé quartet de The Message avec Breuker, Peter Bennink, Maarten Altena et apparition du mime Will Floor, aussi avec l'ICP Orchestra, Hans Dulfer, Theo Lovendie, Leo Cuypers (Zeeland Suite), aux côtés de ses inventifs pairs d'instrument Albert Mangesldorff, Paul Rutherford, Vinko Globokar, ou encore dans le très politique Orkest De Volharding de Louis Andriessen qui lui passera le relais (mais nom du dieu des cats, pourquoi tous ces albums ne sont-ils pas réédités !!!).

On le sait (encore) moins (ici), à la moitié des années 80, cet impeccable improvisateur, tout en jouant dans l'orchestre qu'il fonde, Contraband (5 albums, avec Theo Jörgensmann), se consacre brillamment et prioritairement à la composition (15 études pour trombone, un opéra de chambre...), puis cesse sa pratique de l'instrument avant de se retirer de la vie musicale. Willem Van Manen s'est retiré de la vie tout court le 26 septembre 2024.

27.9.24

PETIT TRAITÉ DE COSMOANARCHISME de
JOSEP RAFANELL I ORRA



"Vous êtes ici" nous intime le point rouge sur la carte géographique sur le panneau de ville, là où la foule mécontente chante "On est là". Toutes les étagères de la "société" qui s'est prise pour le monde ne suffisent plus à la cruelle illusion du délabrement comme quotidien. Le Livre de Josep Rafanell i Orra Petit traité de cosmoanarchisme publié l'an passé d'avenir (éditions divergences), n'est pas un guide, mais l'indication de quelques boussoles de "l'inépuisable virtuosité des modes d'existence relationnels" sensibles de toutes sortes de loisibles à (re)découvrir où "la bifurcation importe davantage que la signification qui invite à une 'prise de conscience' de ce qui est".
 
 

14.9.24

NO BORDERS

Le Royaume Uni établi une taxe-visa de 12€ pour y pénétrer, l'Allemagne rétabli des contrôles à la frontière : la bêtise frontalière reprend du poil de la bête, mais pas du loup. 
 
• Illustration de couverture : Rochette
 
 
 

29.8.24

CATHERINE RIBEIRO + ALPES : "PAIX"

Il y a des souvenirs qui dorment d'un sommeil si léger que la mort les ramène énergiquement à la vie. Au croisement des découvertes sidérantes de, par exemple, Eternal Rhythm de Don Cherry ou (vu à la télé) Michel Portal Unit à Châteauvallon 1972, toutes les expressivités se nichaient partout où il était sensiblement possible, pour les orphelins de Jimi Hendrix, de les entendre. Ainsi, dans ce frémissement, "Paix" de Catherine Ribeiro + Alpes apparut comme un grand disque, et s'entend toujours ainsi.
 
Photo : JR (Le Mans - Abbaye de l'Épau - 1973)

21.8.24

LA LUTTE PAS TRÈS CLASSE
PAR DAVID SNUG

 

 

Les temps que nous vivons, aussi absurdes que souffreteux, sont évidemment un sujet de pointe pour David Snug, épastrouillant commentateur par ses dessins et BD. Son opuscule La lutte pas très classe paru chez nada (éditeur fort recommandable) revient sur cette lutte des classes qui semble diablement gommée, oubliée même (pourtant fondatrice, disait-on il y a plus d'un siècle, pour parvenir à la véritable société sans classe). On y apprend par exemple, dessins à l'appui, que "Le socialisme sans lutte des classes, c'est le parti socialiste" ou bien que "Alexandre Marius Jacob sans lutte des classes, c'est Arsène Lupin" ou encore que "Les musiciens de rue sans lutte des classes, c'est les pianos dans les halls de gare" et bien d'autres qu'on se fera un plaisir de poursuivre pour se mettre à jour à la rentrée (de la lutte) des classes (c'est quand déjà ?).

 

 

18.8.24

SOUDAIN GENA ROWLANDS

On sera évidemment reconnaissant à José Ferrer (le Cyrano de Bergerac de Michael Gordon) d'avoir offert un premier rôle de cinéma à Gena Rowlands en 1958*, on le sera davantage encore à l'endroit de David Miller pour le très annonciateur Seuls sont les indomptés, scénarisé par Dalton Trumbo, où figurent Gena Rowlands, Kirk Douglas et Walter Matthau. David Miller, c'était le type qui avait réalisé le dernier film des Marx Brothers, ou proposé un rôle atypique à Doris Day pour l'(assez) hitchockien Midnight Lace, mais aussi le très beau Le Masque arraché avec Joan Crawford. Gena Rowlands, lorsqu'elle éclate doucement dans Seuls sont les indomptés, a déjà fait une apparition dans Shadows de John Cassavetes ou dans un épisode de la série Johnny Staccato (avec Cassavetes dans le rôle de ce drôle de détective privé). Ensuite, à double tour, elle fut la vague indomptable de toutes les humanités du cinéma torrentiel de John Cassavetes. Et bien plus encore, mais ça - on l'espère - tout le monde le ressent si fort.

 * L'amour coûte cher (The High Cost of Loving)

 

 

9.8.24

QUESTION SUPER BANCO DU JEU DES 1000€


Question super banco du jeu des mille euros (France Inter) à Saint Marcel Lès Valence (Drôme) le 10 février 2016 :

Le présentateur : "Quelle terme désigne l'odeur caractéristique de la terre après la pluie ?"
La candidate: "... (soupir !)"
ding ! ding ! ding !
Le présentateur : "Odeur particulière que prend la terre après la pluie, on sent bien de quoi il s'agit. C'est un mot qui vient de deux mots grecs d'ailleurs. C'est un néologisme parce que ce terme a été créé en 1964 par deux chercheurs anglais !"
ding ! ding ! ding !
Le présentateur : "... et cela vient de deux mots grecs je vous le disais. Le premier signifie Pierre et le deuxième Sang des dieux"
ding ! ding ! ding !
La candidate : "On va se faire tuer là"
dong ! ding dong !
Le candidat : "Avec l'éthymologie grecque, on va tenter quelque chose..."
Le présentateur : "Est-ce que vous vous êtes bien concertés déjà ?"
La candidate : "Non, mais j'ai déjà la première partie du mot."
Le présentateur : "Evelyne a la première partie. Est-ce que Sébastien a la deuxième ?"
Le candidat : "On va dire : lithothéosonose !"

... Chers auditeurs et auditrices (des disques nato), la réponse est dans l'album ci-dessus représenté.  

Illustration de couverture : Matthias Lehmann



6.8.24

MAZEL

Mazel pensait que Morris « était un narrateur exceptionnel, dans sa simplicité, dans son efficacité ».* Lucky Luke et plus généralement le journal de Spirou, faisaient partie des fanaux de Luc Maezelle (devenu Mazel) comme l'avaient été les lectures familiales de Jules Verne et Alexandre Dumas. Il rêvait de dessin, mais devint architecte. Comédien de théâtre amateur, grâce à un croquis sur un programme, il rencontre à Bruxelles la nièce de Sirius (auteur de Timour et futur participant du Trombone Illustré de Delporte) qui le présente à son oncle, lequel l'incite de suite à faire de la bande dessinée. Il dessine un Oncle Paul évidemment scénarisé par Octave Joly (Un exploit surhumain) qui n'a pas l'heur de plaire à Yvan Delporte. Le rêve d'être dans Spirou, où ses héros sont plutôt ceux qui dessinent, reste rêve. Il lui faudra attendre pour rejoindre cette bande de cols belges et patienter chez le moins déluré journal de Tintin. Là, il publie dès 1960 (Hippolyte homme des cavernes, Cromagnon et le stentor Kalasse, Ivan le petit Moujik... ) et invente les aventures cocasses de deux clochards Riesling et Bôjolet. Y fleurent bon toutes sortes de références passagères (Vittorio de Sica ou Alfred Hicthcock, par exemple). Puis vient Fleurdelys (scénario Vicq), où ressurgit sa passion enfantine de Dumas et ses Mousquetaires. Pilote l'accueille pour quelques séries : une parodie de James Bond O.K. 27-43 (scénario Duchâteau) ou le très prophétique Téléphonophage. Mazel fait aussi à cette époque partie de l'équipe du studio d'animation Belvision. 

Enfin en 1969, année cinétique, il rejoint de justesse le journal de Spirou quand Charles Dupuis, après le départ de Delporte, cherche quelqu'un pour une série de cape et d'épée. Alors, avec le scénariste Raoul Cauvin, Mazel poursuit à haute énergie ce qu'il avait commencé avec Fleurdelys en inventant la série Câline et Calebasse qui deviendra plus tard Les Mousquetaires. Franquin dessine pour l'occasion Spirou s'agitant joyeusement avec un fleuret et disant : « Mazel ? Un pinceau vif comme une épée ! » Et c'est bien cette vivacité qui frappe, cette façon de rendre irrésistiblement vivant ses personnages à l'instar d'autres magiciens de la BD. Le minutieux soin documentaire des décors et des situations aussi impressionne comme l'articulation de la mise en scène/mise en page. Le dessin déborde le scénario, il va plus profondément. Le trait est magnifiquement souple. Et puis la véritable héroïne de la série est, plus encore que le gascon Calebasse ne payant pas heureusement de mine, la jument de trait Câline. Malheur à ceux qui se moquent stupidement de sa corpulence qu'elle écrase de son hennissement content « Hirâhirâhirâhirâ ». Câline est de toute beauté, de toute liberté ; elle piétine les codes imbéciles. Mazel dessinera encore d'autres séries Boulouloum et Guiliguili (Les jungles perdues) ou, en finale, Jessie Jane avec le scénariste (et cinéaste) Gérald Frydman. Mazel s'oriente alors vers la peinture. Vingt ans après...  ce triste 20 juin 2024.

Calîne et Calebasse ont ajouté de l'imagination à l'imaginaire cape et d'épée au même titre qu'André Hunebelle ou Richard Lester, et c'est à ce titre autant que par ce trait vif décrit par Franquin (qui s'y connaissait en trait vif) qu'il serait parfaitement indélicat d'oublier Mazel. « Hirâhirâhirâhirâ ».

* Cité par Patrick Gaumer in Spirou n°4504

 

 

4.8.24

PEDRO SOLER


C'était peut-être grâce au dessin de Picasso ornant la pochette… le 33tours Riches heures du Flamenco semblait être un peu chez tout le monde. Ce devait être normal puisqu'il était sorti en 1963 chez Le Chant du Monde, la maison fondée en 1938 par Léon Moussinac. Une jolie introduction au Flamenco avec La Joselito, Jacinto Almaden, Pepe De La Matrona et le guitariste Pedro Soler. On retrouvait ce dernier dans la série Spécial instrumental de la même étiquette où chaque album était centré de façon pédagogique sur un instrument. S'y illustraient Steve Lacy (le saxophone soprano), François Tusques (le piano préparé), Kent Carter (la contrebasse), Steve Waring (le banjo), Atahualpa Yupanqui (la guitare des Andes) et même John Wright pour la très mésestimée guimbarde. Tout nous disait : "Attention, il y a beaucoup de musiques et il va y avoir beaucoup de musiques" et "Le Flamenco n'est pas une mince affaire". Pedro Soler était un bon guide, ses disques solo donnaient les clés nous permettant de nous immerger ensuite dans la plus vive assemblée flamenca. Il figurait aussi aux côtés de Germaine Montero dans Présence de Lorca (toujours au Chant du Monde) ou, rencontre marquante, de Maria Casarès pour les poèmes d’Antonio Machado. La guerre d'Espagne avait repoussé beaucoup d'Espagnols dans le sud de la France et Toulouse, capitale d’exil, avait ses bouts d'Andalousie. Jacinto Almadén, Pepe de Badajóz pour précepteurs. 

Et puis les chants du monde se sont fait entendre au-delà des ponts et les camarades de Pedro Soler se nommaient désormais Beñat Achiary, Michel Doneda, Ravi Prasad, Renaud Garcia-Fons, Kudsi Erguner, Bernard Lubat, Dominique Regef, Philippe Mouratoglouou Ramon Lopez, Raúl Barboza, Georges Kazazian ou son fils le violoncelliste Gaspar Claus. Après le 3 août 2024, on les écoutera autrement. 

 

 

25.7.24

JOHN MAYALL

En ces temps-là, les 33 tours (on ne disait pas "vinyl") faisaient exactement la taille de nos cartables et pouvaient ainsi s'échanger (relativement) discrètement au moment de la récréation (ou parfois - avec la même discrétion - pendant les cours). Au diable les risques pour la musique. C'était un matin de jour de pluie, dans un coin du préau bondé où s'entassaient les sacs de sport, servant à l'occasion d'oreillers. Assez nonchalamment le long du mur, le cul sur le sol un peu mouillé, un des gars d'un petit groupe repéré (quatre garçons et deux filles), autant pour son amour débordant de la musique que pour sa réticence à aller en classe, avait plus de merveilles discographiques que de livres de classes. Le pick up pouvait résonner sous le préau et les avertissements des "pions" n'y faisaient rien. Devenir copain avec cette bande, c'était aussi s'assurer un sérieux élargissement de sa culture musicale (et un recul certain de celui d'aller en cours). 

Ce matin pluvieux donc, le gars sortit de son cartable l'album Bluesbreakers de John Mayall. Ça valait une leçon d'histoire. Le nom de John Mayall apparaissait soudain dans la voie lactée, comme bientôt celui de son prédécesseur Alexis Korner. Et l'aiguilleur du ciel pointait si bien les noms de Robert Johnson, Memphis Slim, Willie Dixon, Freddie King, Mose Allison... autant qu'il accueillait (mais c'est une histoire parallèle aux nombreux ricochets) à partir de 1963 (British Blues Boom) des talents à l'éminence garantie : Eric Clapton (entre les Yardbirds et Cream), Jack Bruce (avant Manfred Mann), Mick Taylor (avant les Rolling Stones), Peter Green, John McVie et Mick Fleetwood (tous les trois avant Fleetwood Mac), Ansley Dunbar (avant Frank Zappa), Jon Hiseman, Dick Heckstall-Smith (avant Colosseum), Andy Fraser (avant Free), Colin Allen (avant Stone the Crows) ou le moins chanceux batteur et ami Keef Hartley (pour Woodstock, son fin manager, avait accepté le cachet de 500$ mais refusé que son groupe soit filmé... le sens de l'histoire). On pouvait aussi entendre les saxophonistes Alan Skidmore, Ernie Watts et Ray Warleigh, le trompettiste Henry Lowther. Si ça ne suffisait pas, avec ses copains, John Mayall jouait aussi de l'harmonica sur l'album From New Orleans To Chicago de Champion Jack Dupree. 

Les disques continuèrent à sortir des cartables : Blues from Laurel Canyon ou USA Union avec le violoniste défricheur Don Sugarcane Harris, les trop sous estimés guitariste Harvey Mandel et bassiste Larry Taylor. Tous nous emmenaient ailleurs, comme si c'était leur essentielle nature, et puis, alors que les oreilles cherchaient résolument cet ailleurs, le très encourageant Jazz Blues Fusion. À la corde, deux marathoniens de l'histoire du jazz : le trompettiste Blue Mitchell et le saxophoniste Clifford Solomon (et aussi le batteur Ron Selico, entendu avec Frank Zappa dans Hot Rats, le guitariste blues blues blues Freddy Robinson  et la constance du bassiste Larry Taylor). 

Ensuite les disques prirent d'autres voies plus débordantes que celles des cartables. John Mayall fut un sacré bon prof.

20.7.24

IRÈNE SCHWEIZER


 "Jazz meets the world", c'était le nom d'une série d'albums produits en 1967 par Joachim Ernst Berendt pour Saba. Une de ces expérimentations (façon de parler, l'idée de rencontrer le monde pourrait aller de soi) des années soixante, mélange de recherche de racines, de chants insoupçonnés, de confrontations inédites, de respirer autrement, d'éphémère prévisionnel, de renouveau des libellules. Don Cherry ou François Tusques ouvraient des voies parallèles. À la moitié des années soixante-dix, on trouvait facilement ce genre de disques (Saba ou MPS... les productions Berendt) en solde dans les bacs de trottoirs des disquaires du quartier latin à Paris. Pedro Iturralde, George Gruntz, le jeune Paco de Lucia, ou Tony Scott en étaient quelques-uns des artisans. Un album intriguait particulièrement, celui de la rencontre entre le trio d'Inde Dewan Motihar et celui de la pianiste helvète Irène Schweizer augmenté des souffles de Barney Wilen et Manfred Schoof (artistes très bien vus par Berendt). Il émanait du trio d'Irène Schweizer (avec Uli Trepte à la basse et Mani Neumeier à la batterie, deux futurs fondateurs du groupe de ce qui fut un peu étrangement dénommé Krautrock : Guru Guru) quelque chose de profondément impliqué, comme une belle part d'histoire entière immédiatement intensément vécue (cette histoire de liberté qui n'a nul besoin d'inventer des restrictions). Un de ces sérieuses découvertes d'une vie. 

Suffisamment pour se jeter oreille et cœur dans tous les albums où figurait Irène Schweizer, ceux des groupes du batteur Pierre Favre (qu'on trouvait chez les mêmes disquaires) et les premières traces chez Ogun ou FMP (avec Rüdiger Carl, Louis Moholo ou John Tchicai). FMP où sortirent, en 1977 et 1978, Wilde Señoritas et Hexensabbat, deux albums tellement émoustillants qu'on ne pouvait faire autrement que les écouter sans cesse et en parler tout le temps. Si fait qu'il fut de désir bien naturel d'inviter Irène Schweizer en 1980 à Chantenay-Villedieu pour une soirée de deux solos, partagée avec Martial Solal. Le jeune Jean-Marc Foussat avait fait le voyage en Revox. Solal et Irène avaient tiré à pile ou face qui jouerait le premier, ce fut Solal. La relation entre les deux pianistes, en ce petit coin bucolique d'un monde meets the jazz, fut de la plus humaine amabilité. Ils s'entretinrent de moult faits et gestes pianistiques en prenant tout le temps, tous les temps même, comme celui d'Errol Garner. Chacun joua hors les murs (dans un entretien avec le journaliste Gérald Arnaud, Martial Solal parla même de ce concert dans son heureuse différence) et Irène Schweizer - souvenir d'edelweiss africain - chavira le public chantenaysien. Elle revint en 1981 pour un quintet proposé par le saxophoniste André Jaume avec la chanteuse Tamia, le contrebassiste Léon Francioli et son compère Pierre Favre. 

On l'écoutait beaucoup Irène, avec le Feminist Improvising Group, ou ce merveilleux trio avec Joëlle Léandre et Annick Nozati (nuits de Dunois en douze sons), dans nombre d'enregistrements FMP, etc., etc. La plus tendre des fulgurances ou la plus fulgurante tendresse. L'intuition en fusain.

Ceci explique cela : le rapport entre Irène Schweizer et les batteurs éclate de franchise juxtaposée, de hardiesse au plus près du battement. Ainsi soit libre. Les enregistrements publiés par la maison de disques zürichoise Intakt, fondée par Patrik Landolt (avec forte stimulation d'Irène Schweizer), en sont l'impeccable documentation : duos avec Louis Moholo (of course), Andrew Cyrille, Günter Sommer, Han Bennink, Hamid Drake, Joey Baron, Makaya Ntshoko et bien sûr Pierre Favre (on se souvient en passant de l'impression qu'elle fit à Michael Bland émerveillé en l'écoutant à Willisau un 29 août 2004). En complément des enregistrements FMP, on sera bien avisé d'ailleurs de réaliser le travail accompli par Intakt pour tant d'inestimables documents des relations de la pianiste, avec Joëlle Léandre (Les Diaboliques, trio complété par Maggie Nichols ou le Paris Jazz Quartet avec Daunik Lazro et Yves Robert), Marilyn Crispell, le London Jazz Composers Orchestra et Musical Monsters, éblouissant album - perle parmi les perles - enregistré à Willisau avec Don Cherry en compagnie de John Tchicai, Irène, Francioli et Favre. 

 Un nouveau rêve a rencontré le monde. Il perdurera au-delà de ce 16 juillet 2024.


Photographie : Guy Le Querrec - Magnum, Irène Schweizer avec Pierre Favre, Chantenay-Villedieu, 5 septembre 1981.

8.7.24

LA BD À TOUS LES ÉTAGES (DISCOGRAPHIQUES)


  

Il y a bien sûr une joie certaine de croiser, au Centre Pompompidou, dans l'exposition La BD à tous les étages, des œuvres de Killofer, Mœbius, Mattotti, Johan de Moor avec cette petite vibration qui rend heureux en pensant aux couvertures de disques qu'ils ont illustrées. À tant d'autres aussi dont le dessin est de musique... cette conjonction éperdument coordonnée, tellement aimée, de la participation d'illustratrices et illustrateurs de BD aux disques nato : l'inverse du repli : la chair entière.