Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

23.2.25

JAMIE MUIR

Il y eut ce simple désir d'inviter le batteur écossais Jamie Muir à Chantenay-Villedieu. La réponse fut une très longue et très belle lettre expliquant où il en était avec la musique. Déjà, en 1984, en bonne partie, conjuguée au passé. L'après est parfois une millimétrique question d'instants. 

Son nom était lié à The Music Improvisation Company (de 1968 à 1971- album ECM 1970) avec Evan Parker, Derek Bailey, Hugh Davies et Christine Jeffrey, et dans ces rapprochements exaltés, à celui du King Crimson de 1972 où Robert Fripp s'offrit l'intelligent luxe de deux batteurs : « Je me suis dit : bon, Bill [Bruford] est un batteur adorable, mais peut-être un peu trop straight pour certaines choses. Puis j'ai pensé à cet allumé, Jamie Muir, que je venais de rencontrer [suggestion de Richard Williams du Melody Maker], un excellent batteur, mais pas vraiment assez carré pour certaines des choses que j'aimerais qu'il fasse... J'ai soudainement eu l'idée d'utiliser les deux, cela semblait si juste ». Entre The Music Improvisation Company et King Crimson : une grosse année. Ce batteur, qui avait commencé par le trombone dans sa jeunesse écossaise, s'illustre brièvement avec le turbulent Pete Brown (le parolier de Jack Bruce qui avait son propre groupe comptant au fil d'un temps court, John McLaughlin, George Khan et Chris Spedding). Avec Don Weller, Allan Holdsworth et Lyn Dobson, il explore les ferments d'une sorte de jazz rock anglais (disons, différent du rock jazz en cours). Comme d'autres improvisateurs, il est aussi invité par le compositeur de musique électronique Laurie Scott Baker. Même si marquante, brève aussi fut l'aventure avec King Crimson, où s'il fut sans doute le musicien le plus provoquant, le plus volcanique, repoussant les limites du groupe, il ne resta que quelques mois. Il disparut sans explication (ce qu'il regretta plus tard) après la sortie de l'album Larks’ Tongues In Aspic (Muir eut l'idée du titre "Langues d'alouettes en gelée") tournant le dos à une imminente tournée. « Certaines expériences sur une période d'environ six mois m'ont fait décider d'abandonner la musique ».

La musique n'offrait sans doute pas les réponses escomptées, il partit se retirer dans un monastère bouddhiste en Écosse. Mais, retour à Londres, revint la tenace free music. Pour Jamie Muir, l'improvisation devait être seulement vivante et jamais intellectualisée. Moment tenace mais fugace, en cet espace 1980 - 1983. Magnifiques éclairs avec Derek Bailey, Evan Parker, Paul Rogers, Alterations... L'improvisation n'apporte pas toutes les réponses ou les apporte-t-elle trop vite ? En 1983, il enregistre avec David Cunningham et Mike Giles (autre batteur de King Crimson) la musique du film Ghost Dance du réalisateur Ken McMullen (avec Leonie Mellinger, Pascale Ogier, Robbie Coltrane et Jacques Derrida). La dance music l'intéresse (il l'expérimente chez lui en multipistes, mais est bien trop méfiant de l'industrie musicale pour persévérer). Ghost ou Dance : le tourbillonnaire revenant délaisse la musique et finalement choisit le retrait et la peinture. Le temps court. Le 17 février 2025, Jamie Muir disparaît sans possible revenir. 

De cet inconnu si connu restent (ici) les mots d'une lettre et (ici et ailleurs) surtout une dizaine d'albums discographiques. 

Photo DR

 

 
 

14.2.25

HOWARD RILEY IN ATLANTIC CITY


Dans le film Atlantic City de Louis Malle (1980), il y a un beau passage musical qu'on identifie facilement en prêtant l'oreille (qu'il ne faut jamais vendre) comme étant ce qu'on nommait à l'époque "Free music". Il semble fort évident que cette partie échappe au compositeur affiché : Michel Legrand. Elle est jouée par une ensemble épatant avec Tony Coe et Evan Parker (anches), Barry Guy (contrebasse), Paul Lytton (batterie) et Roger Kellaway et Howard Riley (claviers). Howard Riley (disparu le 8 février 2025), qui fut un artisan infaillible de la nouvelle musique anglaise avec les gens précités, mais aussi avec Barbara Thompson ou Lol Coxhill ou encore, de façon plus surprenante peut-être, en un duo avec le pianiste américain Jaki Byard.

 

 

2.2.25

DEUX ANGLAISES ET LE CONTINENT :
DELIA MORRIS ET MARIANNE FAITHFULL


 
« Des mots venus de l'autre côté de la rive »
Léo Ferré (Le Chien)

« Elle aimait l’échange ; très attentive, elle écoutait beaucoup. Tellement chaleureuse et toujours partante pour aller découvrir, regarder, entendre des artistes connus ou inconnus. Avant "d’analyser" le concert, elle faisait part avant tout de l’émotion qu’elle percevait chez les musiciens et qu’elle ressentait. » Françoise Bastianelli, co-fondatrice avec Claude Tchamitchian et Marc Thouvenot des disques Émouvance, évoque son amie Delia Morris, qui nous a quittés le 29 janvier de cette année. Les productrices et producteurs phonographiques distribués par Harmonia Mundi (Daniel Lelong puis Alain Raemackers, responsables du jazz), entre la moitié des années 80 et l'aube du XXe siècle, ont connu cette anglaise née à Stafford, titulaire d'une maîtrise de Français, une autre d'Allemand, et une troisième de la School of Oriental & African Studies de Londres, venue s'installer dans le Sud de la France en 1983. Et s'immerger en Arles dans les musiques des collections de Bernard Coutaz. Cohérence.

La musique l'amène à la traduction et l'on sait tout le sens que cela prend de traverser la rivière des langues. Pour des albums discographiques du Quatuor Ysaÿe, d'André Jaume, de Michel Portal, François Raulin, Raymond Boni, Charlie Haden, Jimmy Giuffre, Joe McPhee, Steve Kuhn, Jean-Marc Montera, du Concerto Soave & Maria Cristina Kiehr, de l'Ensemble Venance Fortunat, Claudia Solal, de l'Ensemble Al-Kindî, d'Angelo Debarre, de John Greaves, Biréli Lagrène, Raymond Boni, Claude Tchamitchian, Araik Bartikian, Christophe Monniot, Guillaume Séguron, Bill Carrothers, de l'Ensemble Al-Umayri, d'Ikewan, de Stephan Oliva, Fred Frith, Jean-Pierre Drouet, Louis Sclavis, Tony Hymas, Tony Coe, Anouar Brahem, Sylvie Courvoisier..., parus sur les étiquettes Émouvance, CELP, Ajmi, Harmonia Mundi, Owl, FMP, Hat Hut, Le chant du Monde, FMP, L'Empreinte Digitale, Sketch, Institut Du Monde Arabe, Safar, (Illusions), In Situ, nato, Seventh, ECM, Intakt..., elle traduira des textes signés Christian Tarting, Jean-Paul Ricard, Alain Raemackers, Patrick Williams, Philippe Carles, Francis Marmande, Gérard Rouy, Michel Contat, Stéphane Ollivier, Olivier Cullin, Anne Montaron, Thomas Compère-Morel, Habib Yammine, Steve Shehan, Talia Mouracadé, Luce Carnelli, Manuel Jover... 

Lorsque dans une interview, Bob Dylan confie combien Rimbaud a eu d'influence sur son écriture et l'on sait qu'il ne parle pas français, on réalise l'importance des traducteurs, de leur gigantesque responsabilité de passage. L'horizon. La perception offerte en sa sensible précision. L'autre cœur. Françoise Bastianelli poursuit : « De la rigueur, une grande compétence et cette élégance dans son travail de traduction toujours très littéraire. Delia cherchait, questionnait beaucoup le texte à traduire, le corrigeait encore et encore, se remettait en cause… pour ne pas trahir le sens, et ne pas trahir l’artiste qu’il soit poète ou musicien. Mais sa grande passion, c’était la poésie qu’elle a beaucoup traduite.»
 
Son nouveau siècle sera celui d'une intensité traductrice avec des œuvres de Rosalind Brackenbury, André Ughetto, Sam Hamill, Bill Collins, Yusef Komunyakaa, Jane Hirshfiled, Joël-Claude Meffre, Christian Tarting (qui tenait tant à être traduit par elle)... En musique dans le texte. Dans les livrets des disques, mais aussi lorsqu'elle se joint à l'équipe de l'organisation du festival de La Tour d'Aigues avec Jean-Paul Ricard, Anne-Marie Parein et Bernard Coron. Elle retrouve aussi l'enseignement à l'invitation de Christian Tarting. « Et sa discrétion toujours » conclut temporairement, émue, Françoise Bastianelli. Pilier discrètement essentiel aux élans musicaux, à l'idée poétique qui seule peut encore sauver.

Le lendemain, 30 janvier, autre coup dur pour la poésie. Une des Voix d'Itxassou, la chanteuse Marianne Faithfull, s'éteint.

Marianne Faithfull, c'était sans doute un souvenir sixties un peu Dim Dam Dom, avec couvertures de Mademoiselle Âge Tendre, photographies, beaucoup de photographies (Marianne Faithfull a été très photographiée), évidemment d'infinies histoires de Rolling Stones, une apparition a cappella en 1966 dans le bar de l'hôtel de Made in Usa de Jean-Luc Godard ou une autre, la même année, chantant « Hier ou demain » dans la comédie musicale Anna de Pierre Koralnik (Anna Karina dans les deux films). Ah oui : "As tears go by", cette cloisonnante chanson trop définitive. Oh ! Marianne Faithfull chanta "Downtown" écrite par Tony Hatch pour Petula Clark, autre anglaise continentale dont Miss Faithfull était le contraire complément. Surtout (en tous les cas pour nous), à la fin de rauques seventies, Marianne Faithfull avait enregistré cet album au titre magnifique, Broken English, qu'on disait inspiré en partie par Ulrike Meinhof. Au-delà, il parlait à tous les désillusionnés mis à bas par les tenants du dictionnaire des notices réglementaires. On y (re)trouvait une force non dictée, du rêve aussi (ce qui est un peu de même essence). Une après-midi, au Nouveau-Mexique, John Trudell avait très bien parlé de ce disque, de sa réalité. 
 
Pour les Voix d'Itxassou (qui n'avaient pas encore de titre avant les mots de Francis Marmande pour l'ouverture du "Temps des cerises") et la chanson "Wieder Im Gefängnis", son nom fut immédiatement évoqué. Comme une flagrance brechtienne, un souvenir de Tchekov. Coup de fil immédiat, Marianne Faithfull est d'abord intéressée par ce chant du Goulag et la mention du nom de l'auteur du disque, Tony Coe, génère un immédiat « Wonderful ! Of course. » Rendez-vous fut pris deux semaines plus tard au Lansdowne Studio à Londres. Simple et merveilleux. Après la séance, moment partagé entre tous au pub voisin du studio, où les oreilles de Margaret Thatcher durent siffler. Marianne Faithfull devenait, avec Maggie Bell, François Fabian, Ali Farka Touré, Jose Menese, Aura Msimang-Lewis, Violeta Ferrer, Beñat Achiary, Abed Azrié, Marie Atger, Liria Begeja, Jean-Claude Adelin, Sandrine Kljajic, une des Voix d'Itxassou, terre d'humanité née de l'imagination, la simple imagination de vivre encore l'éclair humain.
 
Delia s'établit en terre continentale et Marianne y alla et vint, pour vivre chacune leurs généreuses Acquaintances


• Photographies : Anne-Lise Thomasson (Delia) - Dr Live (Marianne 1989)