Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

6.10.07

L'USINE ASSASSINE



« Le sentiment ou la conscience du droit est dans l’individu l’effet de la science théorique, mais aussi de son expérience pratique de la vie » écrivait M. Bakounine dans Lettres à un Français sur la crise actuelle.

Dans notre crise actuelle à nous (à moins que ce ne soit la même qui aurait changée de costume), le vocabulaire s'éteint au profit de sons automatiques. Lorsque le bonheur vient à manquer, fleurissent les sinistres expressions "Que du bonheur !" "Elle est pas belle la vie ?" pendant que les tenants imposent aux aboutissants laborieux d'autres mots insidieux nous privant de toute réflexion. Pas un dîner en ville où la bonne société progressiste ne critique le "libéralisme" sans pour autant jamais oser parler de "capitalisme" comme si le "libéralisme" n'était qu'une maladie curable de ce dernier dont on ne pourrait se passer. Le "développement durable" en est un autre. Un petit yoyo écolo, c'est beau. Il existe désormais une "société civile" à laquelle l'autre (mystérieuse) société fait appel de temps à autres. Les gens, eux, n'existent pas. Autre belle trouvaille l"altermondialisme" qui permet avec belle conscience de voir le Tiers Monde sans le regarder. Le "décomplexé" sur les langues de toutes les vipères des médias fait avaler toutes les couleuvres et "la rupture" garde la porte grande ouverte au pire toujours possible (avec le sourire). On saupoudre de "CAC40" ci et là et d'autres imbécilités comme "le Grenelle de l'environnement" (avant d'être l'endroit où le gouvernement gaulliste et les syndicats poignardèrent la classe ouvrière par leurs accords "minabilitaires", Grenelle était une commune qui devint partie de Paris lorsque la ville s'aggrandit), de "parler vrai" (pour être sûr de bien sculpter la langue de bois), d'"ouverture" (pour réduire le regard que l'on peut porter sur le monde à un cadre restreint n'allant pas plus loin que la pensée d'un Kouchner - par exemple) et les bonnes âmes de gauche regardent le monde dans leur planeur à la Yann Arthus Bertrand. Tant qu'on peut faire ses courses !

Un mot qui n'est plus guère prononcé, c'est USINE ("Ensemble de bâtiments ayant remplacé les manufactures depuis la fin du XVIIème siècle et destinés à la production industrielle. On y transforme généralement des matières premières ou semi-ouvrées en produits finis, ou en énergie").

"Vous aurez la voiture de la couleur que vous désirez, du moment qu'elle est noire". disait Henry Ford (industriel antisémite dont les usines ont travaillé à équiper le Troisième Reich Allemand). Depuis l'usine a réussi à en faire voir de toutes les couleurs en détruisant toujours plus corps et âmes de ceux qui y travaillent.

Jean-Pierre Levaray, ouvrier depuis 28 ans dans une usine de produits chimiques de la région de Rouen a fait le tour de tout le nuancier. Dans Putain d'Usine (livre important édité par l'exceptionnel éditeur L'Insomniaque et réédité par Agone) décrit son exploitation permanente : «Tous les jours pareils. J’arrive au boulot et ça me tombe dessus, comme une vague de désespoir, comme un suicide, comme une petite mort, comme la brûlure de la balle sur la tempe. Un travail trop connu, une salle de contrôle écrasée sous les néons – et des collègues que, certains jours, on n’a pas envie de retrouver. On fait avec, mais on ne s’habitue pas. On en arrive même à souhaiter que la boîte ferme. Oui, qu’elle délocalise, qu’elle restructure, qu’elle augmente sa productivité, qu’elle baisse ses coûts fixes. Arrêter, quoi. Qu’il n’y ait plus ce travail, qu’on soit libres. Libres, mais avec d’autres soucis. Personne ne parle de ce malaise qui touche les ouvriers qui ont dépassé la quarantaine et qui ne sont plus motivés par un travail trop longtemps subi. Qu’il a fallu garder parce qu’il y avait la crise, le chômage. Une garantie pour pouvoir continuer de consommer à défaut de vivre. On a remplacé l’équipe d’après-midi, bienheureuse de quitter l’atelier. C’est notre tour, maintenant, pour huit heures. On est installés, dans le réfectoire, autour des tasses de café. Les cuillères tournent mollement, on a tous le même état d’esprit et aussi, déjà, la fatigue devant cette nuit qui va être longue. »

À ses heures, il rêve d'une société fraternelle sans classes et sans Etat.

Avec le dessinateur Efix (qui avait contribué au Chronatoscaphe et a dessiné la couverture du numéro 20 des Allumés du Jazz), il a adapté son Putain d'Usine en bande-dessinée (éditions Petit à Petit). Efix a comme Levaray, connu l'usine, mais lui en est sorti. Le choix d'Efix comme dessinateur est une vraie trouvaille qui sort des réflexes automatiques de l'attendu "ce qui va avec quoi" (voir premier paragraphe). Son trait rond taquine le trait sombre du récit de Levaray et en confirme l'humanité.

Parce que plus fort que dans les brèves du Parisien, l'usine tue (suicides, accidents ou petit feu), parce que cette fabrique reste le plus violent révélateur des contradictions de nos vies, la bande dessinée d'Efix et Levaray et les ouvrages de ce dernier sont les indispensables boulons qui redonnent un peu de vérité à notre vocabulaire.

8 commentaires:

Anonyme a dit…

hélas même lorsque l'on offre une rose certains restent muets et stériles, les usines à rêves sont mortes, ont a beau vouloir resserrer les boulons même avec l'aide de Chaplin, la fatigue de vivre devient la plus forte, putain d'usine...
dure métier de vivre !

Anonyme a dit…

Récemment, chez Renault, plusieurs ouvriers se sont suicidés. Ce n'est pas nouveau. On n'en parle pas souvent, mais c'est tellement fréquent.

Anonyme a dit…

Ah oui le capitalisme, c'est vrai on n'en parle jamais plus, mais c'est sans doute parce que tout le monde l'aime bien. Il a gagné.

Anonyme a dit…

Elle est pas belle l'Usine ?

Anonyme a dit…

Et puisque vous aimez les quizzs

Qui a dit :
"Le travail c'est la liberté "

Qui a dit :
"Travailler plus pour gagner plus"

Anonyme a dit…

Question de détail comme dirait Jean-François Lepenillon

Anonyme a dit…

Efix avait fait un album, les amis de Josy ou un titre comme ça, il y a déjà pas mal de temps, qui devait avoir une suite qu'on attend encore. Savez vous si cette série continuera ?

Anonyme a dit…

"Les amis de Josy", tome 1 de la série "Lieutenant Kate" (paru en 2003) fut un échec. Sans rentrer dans les détails, sa réalisation fut désastreuse,longue et mal organisée. Et le résultat à l'avenant : mal mis en scène, mal dessiné, etc. Malgré quelques lecteurs satisfaits et cette question qui revient souvent, cet album est un mauvais souvenir pour tout le monde (à part quelques moments lumineux : le travail avec la coloriste, la franche rigolade avec Chric, mon ami brillant scénariste).
Et comme - feu d'artifice final - il n'a pas marché, mon éditeur a décidé de mettre de côté la série. On en parle régulièrement... La dernière info sur le sujet me fut donnée à Darnétal, il y a 15 jours : "C'est l'éventuel succès de "Putain d'usine" qui conditionnera le reste : Kate, le retirage de mon autre série ("Mon amie la poof", 5 tomes, série finie, quelques 9000 lecteurs) et le reste."
Comme Putain d'usine marche au-delà de nos espérances, on peut rêver.