Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

4.12.10

MA RÉPONSE À nato
PAR GÉRARD ROUY


Gérard Rouy répond à l'article publié le 2 décembre sur ce blog.

Photographie : © Gérard Rouy



Cher Jean,

J'ai lu avec attention ton texte orné d'un joli timbre vert-de-gris, que j'avais repéré sur Wikipedia, indiquant qu'Eisler a aussi composé l'hymne de la RDA.

D'abord, je bats ma coulpe. C’est très con d'avoir utilisé ce mot de "dégénérescence". Le Petit Robert en donne deux sens : le fait de perdre les qualités de sa race — sens dont les Nazis se sont évidemment emparé — et perte des qualités, état de ce qui se dégrade. J’avoue que je n’avais pas du tout pensé aux funestes ramifications fétides que le mot véhicule désormais. J'aurais mieux fait alors de parler de "dégradation" ou de quelque chose de ce genre. Mais cela t'aura au moins permis de développer avec la verve qu'on te connaît les rapports entre la musique et les Nazis, ce dont je me réjouis, je me régale, je suis "client". Je pourrais ajouter que le fait que les Nazis se soient appropriés tous les pans de la culture allemande, d'avant-garde ou populaire, explique sans doute pourquoi le free jazz allemand, joué par des musiciens nés pendant la guerre ou juste après, a été si violent et brutal et faisait tellement table rase de son passé. Peter Brötzmann me disait qu’ils avaient posé des questions à leurs pères, et qu’ils n’avaient jamais obtenu de réponse. Pour Peter Kowald, il a toujours été impossible de chanter ou de siffler de vieilles chansons allemandes, c’est probablement pourquoi il aimait tant la Grèce.

Tu me reproches d'autre part de confiner le rock à "l'empire du péché". Je fais partie d'une génération qui a découvert le jazz assez tôt (vers 15 ans), qui a grandi avec le jazz et s’est éclaté avec le jazz, ayant en parallèle une forte affinité intellectuelle et politique avec la lutte des Noirs aux Etats-Unis, etc. Même si, comme tout le monde à vingt ans, j'ai été fortement marqué par Hendrix, les Rolling Stones, la soul music..., au moment où j'écoutais avec avidité Coltrane et Ayler. De ce fait, j’ai toujours été étranger au rock and roll, et j’avais tendance à considérer que c’était une invention du capitalisme pour piller la musique des Noirs et en tirer le maximum de profit. Je me souviens même avoir été choqué à l’époque d’entendre Janis Joplin et un peu plus tard Joe Cocker chanter comme des Noirs. J’ai un peu changé d’avis depuis et je conçois aisément aujourd'hui que cette vision puisse sembler participer d'une sorte d'utopie romantique ridicule...

Non, je ne dis pas que "Jef Lee Johnson, Daniel Yvinec, Bernard Stuber et Marc Démereau n'ont pas d'identités propres", je trouve simplement que cette incessante "revisitation" des classiques (le fait que la plupart soient encore vivants ne change rien) — fussent-ils "rock" — ressemble à une béquille autour de laquelle il est "facile" de bâtir des arrangements et de nouvelles orchestrations. Les musiques des Armstrong, Ellington (même s'il a réorchestré "Casse Noisette"), Charlie Parker, Monk (même s'il reprenait "Tea for two" ou "There's danger in your eyes", "Cherie"), Django Reinhardt, Lee Konitz, Steve Lacy, Coltrane (qui n'a pas fait que jouer "My favorite things" ou "Chim Chim Cheree") étaient des jaillissements ininterrompus de bonheur et d'intelligence en rapport avec leur temps, qui n'avaient nullement besoin de béquilles. Ce qu'a fait Gil Evans autour d'Hendrix est différent car il était question, via Miles Davis je crois, que son orchestre enregistre avec le guitariste-chanteur himself. Las ! Mais je suis sans doute "has been"… Même Evan Parker, de nos jours, ne manque pas d'évoquer fugitivement dans ses solos des bribes de Monk ou de Coltrane... Il se dit même que Brötzmann n'est pas sans envisager d'enregistrer un album de standards. Comme Derek Bailey de son temps, sur les conseils de Zorn. Et j’avais beaucoup aimé La fête à Boby Lapointe par Jean-Marie Machado avec Dédé Minvielle l’an dernier à Nevers, justement. Pourquoi ? Va savoir, Max !

Contrairement à ce que tu écris, j'étais présent au concert de Jef Lee Johnson (dont je ne hais point la musique), un chauffeur m'ayant déposé au Café Charbon avec un léger retard. Comme je ne souhaitais pas rester debout au fond de la salle bondée (mes jambes n’ont plus vingt ans !), je me suis assis en face de l'écran à l'entrée (oui, je sais, comme devant la télé). Je n'ai pas pu constater que la musique de Dylan n'était que "furtivement" évoquée, pour la simple raison que je ne connais pas la musique de Dylan. Je me suis fié au programme.

Enfin, je suis heureux que tu pointes avec gentillesse mon "idée juste du monde" et que tu associes mon travail à Jazz Magazine à celui "d'autres plumes de grandes transmissions" comme Philippe Carles ou Francis Marmande. Un compliment que, en toute humilité, je trouve un peu exagéré.

Bien à toi, et vivent les allumés et les allumettes.

Gérard Rouy


***
Le 3 décembre

Cher Gérard,

D'abord ce que j'ai écris sur ce que je considère comme ton importance en tant que critique est vrai. Nombre de tes articles sur la free music ont été très inspirants pour moi. Je trouve peu cela dans la critique d'aujourd'hui. C'est très frustrant.

Ensuite merci pour ta photographie d'Albert Ayler, elle est superbe !

Lorsque j'ai lu ton article paru dans les Dernières Nouvelles du Jazz
dimanche, il m'a agacé et peiné à la fois. Cette histoire m'a occupé l'esprit ces derniers jours et c'est pourquoi j'y ai apporté une réponse hier, car je ne pouvais faire autrement.

Très rapidement :
- ce que tu dis du free jazz allemand et de sa violence est important, ça le rapproche aussi de certaines explosions de rock
- MC5, groupe de Detroit incarnant une certaine revanche de la classe ouvrière de la Motor City jouait un titre de Sun Râ en fin de ses concerts (en 1967)
- si tu as été fortement marqué par Hendrix, les Stones, la soul music, tu n'es donc pas étranger
- Janis Joplin est une grande chanteuse et le blues est partageable
- il existe ici (
Minneapolis) un magasin de disques punk-rock où l'on trouve tout Brötzmann, tout Sun Râ et tout Evan Parker pour seuls disques de jazz
- le rock n'est pas une invention du capitalisme, pas plus que la soul, le rythm'n'blues, le jazz ou le funk. Sa récupération ne fait néanmoins aucun doute, comme ne font aucun doute les récupérations de la soul, du rythm'n'blues, du jazz ou du funk. Il existe aussi tous types de récupérations, il y en a une belle pour la free music aussi.
- les rapports noirs américains-américains blancs, américains-européens sont forcément très complexes (comment ne le seraient-ils pas avec une histoire d'une telle violence) en matière de musique (je connais des musiciens noirs qui trouvent que le free jazz est une forme bourgeoise pour les blancs et des free jazzmen qui pensent la même chose de la free music européenne, il y a d'autres cas de figures inverses). Le rock n'est, par ailleurs, pas une forme exclusivement blanche, loin de là. Living Colour l'a rappelé à point nommé
- nous occupons nous tous d'une musique qui n'est pas la nôtre ?
- le jazz ne fut pas forcément la musique la mieux associée à la lutte pour les droits civiques. À un moment où il avait fait son extaordinaire révolution interne (free jazz), lorsque Miles Davis, Shepp, Ayler et une foultitude d'autres ont voulu donner de la voix dans ce sens, ils sont allés plutôt vers la soul, le rythm'n'blues, le rock ou le funk (et pas nécessairement pour des raisons mercantiles, ce fut souvent d'ailleurs une prise de risque à la hauteur de la plus vertigineuse improvisation)
- je n'ai pas dit que Coltrane n'avait joué que des chansons, simplement qu'il avait obsessionnellement cherché dans l'une d'entre elles. C'est exemplaire. La première fois que j'ai entendu "My Favorite Things" par Coltrane, je n'avais jamais vu
The Sound of Music (je ne l'ai vu qu'au début de ce siècle). Il peut en être ainsi !
- exemple personnel : la récente tournée française de Fantastic Merlins avec Kid Dakota a (en tous cas, ce fut ressenti par les auditeurs) montré une extension de leur projet partant des chansons de Léonard Cohen pour faire entendre aussi dans et hors des chansons, une musique improvisée, un jazz digne de la beauté réelle que tu appelles de tes voeux (comme Coltrane, ils ne jouent pas que des chansons... mais on peut aussi ne jouer que des chansons)
- tu mentionnes justement les chansons jouées par Monk (intéressant aussi d'entendre ce qu'il disait de la chanson), tous les gens que tu cites (Armstrong, Ellington, Charlie Parker, Lee Konitz, Coltrane) l'ont fait plus ou moins abondamment et Django Reinhardt a joué avec Mireille ou Jean Sablon. Il y a des milliers d'exemples dès les origines du jazz
- les concerts devant les écrans ne sont plus des concerts, mais de la télévision. Pour Jef Lee Johnson, tu aurais pu simplement relater ce que tu avais entendu et non le programme, surtout ayant l'avantage de ne pas connaître Bob Dylan
- "
le jaillissement ininterrompu de bonheur et d'intelligence en rapport avec leur temps" que tu mentionnes (j'aime la formule) n'est pas le seul apanage du jazz, loin de là. Je l'ai vécu et le vis aussi en d'autres endroits
- il y a beaucoup de problèmes en ce moment, mais ils sont (à mon sens) plus profonds que formels, beaucoup de confusion (dont on ne fait pas grand chose)
- ce que tu nommes la "revisitation" n'est pas forcément une affaire de répertoire, elle peut se loger partout et très souvent dans les formes dites libres qui ont leur lot de répétitions séquentielles. Je ne pense pas qu'il y ait plus de "revisitation" que par le passé
- ce qui est inquiétant est plutôt cette espèce de demande de
singularité banalisée permanente en toujours plus : "se faire remarquer sans déranger personne !"d'une pesanteur étouffante. Il faut voir ce que l'on (la presse, l'institution) nous demande (aux producteurs, aux musiciens, aux organisateurs...)
- on peut s'inquiéter sur le fait que les grands événements musicaux (occupant l'espace et de ce fait le confisquant) de ces deux dernières années soient : le remastering des disques des Beatles, la mort de Michael Jackson et la réédition de Bitches Brew

Nous gagnons (tous autant que nous sommes) à nous parler, je crois. Nous devrions le faire plus souvent.

Amitiés,

Jean


Référence : DE LA DÉGÉNÉRESCENCE DU JAZZ ÉVOQUÉE PAR GÉRARD ROUY DANS LES DERNIÈRES NOUVELLES DU JAZZ

4 commentaires:

jjbirge a dit…

Oui, le jazz s'est toujours inspiré de la musique pop(ulaire). Les standards sont les tubes de variétés que chantaient les mamans aux futurs jazzmen ! En s'inspirant du rock, ils rénovent un peu leur inspiration...

gerard.rouy a dit…

Là, tu enfonces les portes ouvertes. C'est précisément cette "rénovation" (un peu, selon toi) qui ouvre le débat. Une question de génération, sans doute. Mais au moins, toi, dans tes commentaires, tu ne dis pas d'enfantillages du genre "la petite bourgeoisie en mal de reconnaissance sociale" (sic) ou des arguments wishy-washy à l'emporte-pièce comme "l faut combattre le traditionalisme, même si la tradition à évidement sont importances... et surtout ne pas l'opposer au modernisme, car l'avant-garde est une aberration". Comme disait Jean, vive le débat !

Jean a dit…

Dans le numéro 1 du Journal des Allumés du Jazz, cher Jean Jacques, tu demandais aux producteurs de disques des Allumés du jazz : Avez-vous une bonne raison de produire ?"

Ca reste une très bonne question que nous devons tous chacun dans nos "spécialités"nous poser encore et encore, et plus encore essayer encore plus et encore plus d'y répondre (et si possible trouver l' "ensemble").

brunet a dit…

À la base de la dégénérescence du jazz (appelez ça comme vous voulez : turgescence, convalescence, transparence, évanescence, luminance) il y a la marginalisation dans la marginalisation de tout un tas de musiciens (dont moi) qui n’ont plus aucun moyen de s’exprimer, qui sont considérés comme des purs loosers parce que l’on ne parle jamais d’eux etc. C’est aussi un contexte particulier aux Français (Evan Parker joue aussi devant un public n’excédant pas 10 personnes dans sa bonne ville de Londres)

la marginalisation dans le marginalisation je m’explique : c’est-à-dire que toutes les musiques issues du jazz et de l’improvisation sont marginales par rapport au spectacle TV et même à la soi disant popularité Internet.

Moi aussi j’aime enfoncer les portes ouvertes : dès que l’on est obsédé par une chanson, on la déstructure à force d’obsession, on est baisé par notre retour permanent au passé. On n’entend pas l’explosion fantastique d’un nombre incroyable de jeunes musiciens très doués qui pour le moment n’ont pas trouvé leur voix à force de jouer toujours et encore pour les vieux (potentiels acheteurs) la musique des vieux.

Etienne Brunet