avec Guillaume Séguron : contrebasse, Catherine Delaunay : clarinette, Davu Seru : drums
invités : Donald Washington : saxophones ténor et baryton, Nathan Hanson, saxophones ténor et soprano, Doan Brian Roessler : contrebasse et Pascal Van den Heuvel : saxophones alto et baryton
Le soir du 7 août, l'énergie et l'harmonie de Kind of Belou à Treignac (Corrèze) ne pouvaient en rester là. Alors le Magasin Général à Tarnac (Corrèze aussi) offrit le 10 août un nouvel accueil, une suite inattendue. Nathan Hanson et Doan Brian Roessler avaient rejoint ce petit monde avec une bouillonnante envie de jouer. La bonne entente entre Kind of Belou et le Magasin Général folâtre hors des bermes frivoles. Elle puise son inspiration dans les maturités de l'indépendance attentive et des solides préludes.
Le 10 août, la petite troupe arrive à Tarnac avec joie, instruments et enfants : Minnesotans, Bretons, Volque Arécomique, Treignacois et Parigots. Le choix sera vite fait de jouer à l'extérieur et à l'aise, juste derrière le mastroquet "tapi dans l'ombre" (1). L'endroit a son rythme, propice, aéré, lumineux. Les instruments se déploient, se logent pendant qu'on installe les bancs, les chaises, la lumière et la buvette. On s'accorde. Préférence acoustique (amplis pour les contrebasses seulement). Les conversations vont bon train ; s'élabore doucement un programme pendant une courte répétition : pourquoi pas "India" de Coltrane ? Le repas collectif - toujours succulent ici - est servi sur de belles tables en chêne : sympathies sensibles et thèmes communs.
Les chiens font place aux loups et la nuit s'avance. Belle et heureuse affluence aux âges mêlés. Au fond du jardin, un feu pour ceux qui auraient froid. C'est naturel. Tout le monde a l'air bien et le concert peut commencer ; première ligne : les souffleurs Catherine Delaunay, Nathan Hanson et Donald Washington, rejoints par Pascal Van den Heuvel sur la moitié des titres, deuxième ligne : le batteur Davu Seru entouré des deux contrebassistes Doan Brian Roessler et Guillaume Séguron.
Très vite on sait que l'on est dans un des ces moments rares, une sorte de célébration première où tout s'accorde le plus simplement du monde. "India" qui ouvre le deuxième set, par exemple, porte la dimension vertigineuse du souvenir, reconsidère ce qui a été atteint, que l'on respecte et que l'on sait, pour reprendre le bâton, donner naissance à des ondulations neuves surgies d'images du passé. Pendant un long chorus, Donald Washington, dans une prestesse élégante, s'avance et s'adresse aux premiers rangs, aux enfants particulièrement. Ce soir le saxophoniste offre un précieux legs : la musique joue la mise à jour, le registre de la langue, le refus du néant, l'ailleurs extraordinaire et intimement proche. Les musiciens semblent reliés par les innombrables réseaux de la vie, retentissants de levers. Pas de hasard, ça se passe ici !
On évoque aussi Sidney Bechet, Ornette Coleman, Nina Simone, Guy Warren - Black lives matter ! Mais aussi Beb Guérin au travers de son morceau "Kronenche" (2). Beb Guérin qui fut avec Jean-François Jenny-Clark, l'un des contrebassistes les plus signifiants du nouveau jazz en France dans les années 60 et 70. Il mit fin à ses jours en novembre 1980 à 39 ans. Beb Guérin, musicien libre et fraternel, rêvait d'égalité, il revendiquait une attitude nouvelle non seulement dans la musique, mais aussi et surtout par rapport aux autres. Pour ce musicien engagé et lucide, le jazz participait à l'avènement d'un autre futur. Cette nuit pas d'oubli, l'ensemble ne joue pas autre chose.
Guillaume Séguron et Doan Brian Roessler forment la plus épastrouillante paire de contrebassistes (comme Beb avec Léon Francioli). Leurs lignes de basses façonnent sûrement, parfois serrées, épaisses et solides ou au contraire virevoltantes d'éclats, toujours solidaires, patientes jusqu'à la fulgurance. Catherine Delaunay et Nathan Hanson prononcent les notes justement habitées, formulent l'initiative d'esprit, chantent l'ampleur des réponses. À partir de traits subtilement ébauchés, ils se rejoignent par essence d'invention et d'expressivité pour ensuite partager leurs trouvailles avec Donald Washington, en vol, et tous de s'en donner à cœur joie. Sur quelques titres, avec un son précis d'intention, Pascal Van den Heuvel arrive en renfort scellant finement les riches perspectives en cours. Les tambours de Davu Seru sont au cœur de cette parole, de cette danse et ses volontés de rencontre, ils provoquent, défient jusqu'au partage collectif : la beauté puissante.
Comme à Treignac, le groupe joue "Roi mère mort", composition toute fraîche du batteur. Cette fois-ci en un septet un tantinet mingusien. À Treignac, Catherine Delaunay avait présenté le titre, mais ici Davu Seru le fait lui-même. Il vient au devant des gens et raconte en anglais et par gestes l'histoire de son oncle. Le 4 avril 1968, ce parent apprend par la télévision l'assassinat de Martin Luther King. Il se lève et dit : "Je vais tuer le premier Blanc que je rencontre". Il quitte son appartement et tire sur un type qui descend du bus. Puis se rend à la police en disant : "Vous pouvez me tuer, ils ont tué mon King". Après son temps de prison, aux obsèques de sa femme, l'oncle prononce ces mots : "Mes enfants n'auraient jamais pu avoir meilleure mère. J'ai du m'absenter pendant tout ce temps. C'était une période très difficile pour notre peuple". Dès les premières notes, l'image se métamorphose et s'approfondit. Le silence frappe au milieu des choses sombres. Lors de la répétition, Davu avait demandé à Nathan Hanson et Donald Washington d'improviser dans ce titre en duo : "et pas seulement parce que tu es blanc et que tu es noir". L'évocation est puissante, incisive, jusqu'à l'éclatement : le jaillissement inattendu de l'emprise brutale.
L'esprit est nomade et l'insolite généreux dans ses différents fils insurgés. Une fantaisie polonaise (écrite par un suédois) au lyrisme doux rappelle la fidélité des itinéraires, sa sédition des registres obligés. "Four women" de Nina Simone, blues dévorant sujet à la transe contenue, à son immanence, s'affirme, se cache, se dépasse. La clarinettiste par une sorte de puissance d'aspiration offre le relais au vieux titulaire. Le temps s'inverse, déterminé, insaisissable. Et puis Catherine Delaunay troque sa clarinette pour l'accordéon et annonce "A la huelga" (de Chicho Sánchez Ferlosio). "Tout le monde doit en être !" Rappel approprié. Le concert se termine, le feu continue, quelques insectes y risquent leur chance en une taille invraisemblable. On ne part pas facilement, on échange, rêve, rit, devise, regarde les étoiles. Expression libre. Expression libre. Expression libre.
C'était un 10 août 2016 (par hasard anniversaire de Commune Insurrectionnelle de 1792), un soir où la musique taquinait le cours du temps, où cette musique appelée du terme contesté de jazz rendait compte de sa propre profondeur, émergeait sans gêne, sans crainte de son exposition par effractions, sans crainte de dire ses amours, ses luttes, sa relation au monde, sans pose, loin des sources taries et des salons "autorisés". Un jazz capable de panser ses estafilades. C'était au magasin Général de Tarnac, un moment de musique, un moment de vie, unique, inoubliable.
(1) Référence à l'hilarant commentaire du journal télévisé de 20h sur France 2 le 11 novembre 2008
(2) Guillaume Séguron, Catherine Delaunay et Davu Seru ont repris "Kronenche" dans La double vie de Pétrichor (2015, nato 4954). Beb Guérin avait enregistré en septembre 1980 Conversations en duo avec François Méchali (nato 5), le premier titre du catalogue nato
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Photo : B. Zon
Le soir du 7 août, l'énergie et l'harmonie de Kind of Belou à Treignac (Corrèze) ne pouvaient en rester là. Alors le Magasin Général à Tarnac (Corrèze aussi) offrit le 10 août un nouvel accueil, une suite inattendue. Nathan Hanson et Doan Brian Roessler avaient rejoint ce petit monde avec une bouillonnante envie de jouer. La bonne entente entre Kind of Belou et le Magasin Général folâtre hors des bermes frivoles. Elle puise son inspiration dans les maturités de l'indépendance attentive et des solides préludes.
Le 10 août, la petite troupe arrive à Tarnac avec joie, instruments et enfants : Minnesotans, Bretons, Volque Arécomique, Treignacois et Parigots. Le choix sera vite fait de jouer à l'extérieur et à l'aise, juste derrière le mastroquet "tapi dans l'ombre" (1). L'endroit a son rythme, propice, aéré, lumineux. Les instruments se déploient, se logent pendant qu'on installe les bancs, les chaises, la lumière et la buvette. On s'accorde. Préférence acoustique (amplis pour les contrebasses seulement). Les conversations vont bon train ; s'élabore doucement un programme pendant une courte répétition : pourquoi pas "India" de Coltrane ? Le repas collectif - toujours succulent ici - est servi sur de belles tables en chêne : sympathies sensibles et thèmes communs.
Les chiens font place aux loups et la nuit s'avance. Belle et heureuse affluence aux âges mêlés. Au fond du jardin, un feu pour ceux qui auraient froid. C'est naturel. Tout le monde a l'air bien et le concert peut commencer ; première ligne : les souffleurs Catherine Delaunay, Nathan Hanson et Donald Washington, rejoints par Pascal Van den Heuvel sur la moitié des titres, deuxième ligne : le batteur Davu Seru entouré des deux contrebassistes Doan Brian Roessler et Guillaume Séguron.
Très vite on sait que l'on est dans un des ces moments rares, une sorte de célébration première où tout s'accorde le plus simplement du monde. "India" qui ouvre le deuxième set, par exemple, porte la dimension vertigineuse du souvenir, reconsidère ce qui a été atteint, que l'on respecte et que l'on sait, pour reprendre le bâton, donner naissance à des ondulations neuves surgies d'images du passé. Pendant un long chorus, Donald Washington, dans une prestesse élégante, s'avance et s'adresse aux premiers rangs, aux enfants particulièrement. Ce soir le saxophoniste offre un précieux legs : la musique joue la mise à jour, le registre de la langue, le refus du néant, l'ailleurs extraordinaire et intimement proche. Les musiciens semblent reliés par les innombrables réseaux de la vie, retentissants de levers. Pas de hasard, ça se passe ici !
On évoque aussi Sidney Bechet, Ornette Coleman, Nina Simone, Guy Warren - Black lives matter ! Mais aussi Beb Guérin au travers de son morceau "Kronenche" (2). Beb Guérin qui fut avec Jean-François Jenny-Clark, l'un des contrebassistes les plus signifiants du nouveau jazz en France dans les années 60 et 70. Il mit fin à ses jours en novembre 1980 à 39 ans. Beb Guérin, musicien libre et fraternel, rêvait d'égalité, il revendiquait une attitude nouvelle non seulement dans la musique, mais aussi et surtout par rapport aux autres. Pour ce musicien engagé et lucide, le jazz participait à l'avènement d'un autre futur. Cette nuit pas d'oubli, l'ensemble ne joue pas autre chose.
Guillaume Séguron et Doan Brian Roessler forment la plus épastrouillante paire de contrebassistes (comme Beb avec Léon Francioli). Leurs lignes de basses façonnent sûrement, parfois serrées, épaisses et solides ou au contraire virevoltantes d'éclats, toujours solidaires, patientes jusqu'à la fulgurance. Catherine Delaunay et Nathan Hanson prononcent les notes justement habitées, formulent l'initiative d'esprit, chantent l'ampleur des réponses. À partir de traits subtilement ébauchés, ils se rejoignent par essence d'invention et d'expressivité pour ensuite partager leurs trouvailles avec Donald Washington, en vol, et tous de s'en donner à cœur joie. Sur quelques titres, avec un son précis d'intention, Pascal Van den Heuvel arrive en renfort scellant finement les riches perspectives en cours. Les tambours de Davu Seru sont au cœur de cette parole, de cette danse et ses volontés de rencontre, ils provoquent, défient jusqu'au partage collectif : la beauté puissante.
Comme à Treignac, le groupe joue "Roi mère mort", composition toute fraîche du batteur. Cette fois-ci en un septet un tantinet mingusien. À Treignac, Catherine Delaunay avait présenté le titre, mais ici Davu Seru le fait lui-même. Il vient au devant des gens et raconte en anglais et par gestes l'histoire de son oncle. Le 4 avril 1968, ce parent apprend par la télévision l'assassinat de Martin Luther King. Il se lève et dit : "Je vais tuer le premier Blanc que je rencontre". Il quitte son appartement et tire sur un type qui descend du bus. Puis se rend à la police en disant : "Vous pouvez me tuer, ils ont tué mon King". Après son temps de prison, aux obsèques de sa femme, l'oncle prononce ces mots : "Mes enfants n'auraient jamais pu avoir meilleure mère. J'ai du m'absenter pendant tout ce temps. C'était une période très difficile pour notre peuple". Dès les premières notes, l'image se métamorphose et s'approfondit. Le silence frappe au milieu des choses sombres. Lors de la répétition, Davu avait demandé à Nathan Hanson et Donald Washington d'improviser dans ce titre en duo : "et pas seulement parce que tu es blanc et que tu es noir". L'évocation est puissante, incisive, jusqu'à l'éclatement : le jaillissement inattendu de l'emprise brutale.
L'esprit est nomade et l'insolite généreux dans ses différents fils insurgés. Une fantaisie polonaise (écrite par un suédois) au lyrisme doux rappelle la fidélité des itinéraires, sa sédition des registres obligés. "Four women" de Nina Simone, blues dévorant sujet à la transe contenue, à son immanence, s'affirme, se cache, se dépasse. La clarinettiste par une sorte de puissance d'aspiration offre le relais au vieux titulaire. Le temps s'inverse, déterminé, insaisissable. Et puis Catherine Delaunay troque sa clarinette pour l'accordéon et annonce "A la huelga" (de Chicho Sánchez Ferlosio). "Tout le monde doit en être !" Rappel approprié. Le concert se termine, le feu continue, quelques insectes y risquent leur chance en une taille invraisemblable. On ne part pas facilement, on échange, rêve, rit, devise, regarde les étoiles. Expression libre. Expression libre. Expression libre.
C'était un 10 août 2016 (par hasard anniversaire de Commune Insurrectionnelle de 1792), un soir où la musique taquinait le cours du temps, où cette musique appelée du terme contesté de jazz rendait compte de sa propre profondeur, émergeait sans gêne, sans crainte de son exposition par effractions, sans crainte de dire ses amours, ses luttes, sa relation au monde, sans pose, loin des sources taries et des salons "autorisés". Un jazz capable de panser ses estafilades. C'était au magasin Général de Tarnac, un moment de musique, un moment de vie, unique, inoubliable.
(1) Référence à l'hilarant commentaire du journal télévisé de 20h sur France 2 le 11 novembre 2008
(2) Guillaume Séguron, Catherine Delaunay et Davu Seru ont repris "Kronenche" dans La double vie de Pétrichor (2015, nato 4954). Beb Guérin avait enregistré en septembre 1980 Conversations en duo avec François Méchali (nato 5), le premier titre du catalogue nato
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Photo : B. Zon