Avec Armand Gatti : ici, hier, maintenant, ailleurs, demain
Pour une deuxième aventure de l'Homme.
Par Francis Juchereau
Le "toujours maquisard" limousin "Don
Qui ?" est mort le 6 avril, à l'arrivée du printemps. Fils de prolétaires
émigrés, Armand Gatti fit de sa longue existence (1924-2017) une extraordinaire
aventure combattante et multiple : la recherche d'une possible deuxième
aventure de l'homme, hors des chemins de la catastrophe en cours.
Issus du monde des paysans pauvres du Piémont, les
parents de Gatti émigrent en Amérique après la Grande guerre. Brutalement de
retour en Europe, ils trouvent du travail à Monaco alors que Mussolini instaure
le fascisme à deux pas, en Italie.
C'est en 1924, année de la (première) naissance du futur maquisard-poète
prénommé Dante. Sa mère, Laetitia, est femme de ménage et admire François d'Assise.
Son père Augusto, balayeur-éboueur anarchiste, a connu l'indicible violence des
tranchées en Italie du nord, puis l'impitoyable répression patronale dans le
Chicago des années 20, au temps de Sacco et Vanzetti.
Dante Gatti naquit pauvre et apatride... à Monaco :
paradoxe originel qui le fera rebelle.
Sa vie durant, il préservera farouchement cette marque
de fabrique qui lui permettra de ne pas succomber. Car l'homme, dit-il, a la
possibilité de s'émanciper, mais seulement s'il refuse catégoriquement cette
société marchande et spectaculaire qui le happe. Il y réussira à la seule condition
qu'il résiste, qu'il se déprenne de ce monde qui le rend "petit" et précipite
la catastrophe.
L'argent, la richesse, le lucre n'auront pas prise sur
la vie et la pensée de Gatti. Et celui-ci se tournera naturellement vers un
humanisme cosmopolite. Il s'engagera en faveur de la vie aux côtés des
hérétiques, des "vaincus", des pauvres, pour "un homme plus
grand que l'homme", par delà les frontières de l'espace et du temps.
L'historien Eric Hobsbawm nomma "Âge des
extrêmes" le "Court XXe siècle" (1914-1989). Durant moins d'une vie
humaine, surgirent deux guerres
mondiales, des génocides (des arméniens, des juifs... peu après des tutsis) et une
gigantesque techno-science qui cachera derrière son étiquette "Progrès"
des boucheries industrielles de l'homme par l'homme et des saccages de notre
planète. Face à cette démesure-ci, des révolutions et des luttes de libération surgirent
mais furent interrompues brutalement, ou s'avérèrent des impasses, ou furent
terriblement dévoyée.
Gatti déploiera avec ferveur sa passion existentielle à
travers les tumultes de ce siècle. Il sera journaliste, cinéaste, dramaturge...
et toujours poète. En 1968, le milieu culturel officiel (TNP, Avignon...)
l'avait quasiment consacré.
"Sous les pavés, la plage", slogan culte de 1968, est une
réplique issue de son théâtre à l'heure du succès. Mais bientôt une de ses
pièces sur le dictateur Franco sera interdite par le pouvoir. Alors Gatti se
place délibérément en marge des institutions culturelles et sort définitivement
du cadre son théâtre comme le langage qui s'y crée. Ces vingt dernières années,
il élabora au long de ses écrits et de ses "expériences" (une
autobiographie "improbable", La
parole errante et les 17 textes et pièces de La traversée des langages) une parole exploratrice porteuse d'une
vison du monde différente et nouvelle. Cette expression, complexe et d'un
lyrisme certain, qui cependant participe à une véritable révolution culturelle,
passe aujourd'hui quasiment inaperçue (la plupart des médias ne se réfèrent
qu'à ses pièces d'avant 68, éditées au Seuil). Malgré cela, la grande presse qui a largement annoncé sont
décès, flaire une postérité prometteuse à travers des titres comme, "la
légende d'un siècle", "mort d'un révolutionnaire du théâtre", "figure
du théâtre du vingtième siècle", "miroir éclaté des utopies".
Mais c'est d'abord sur la montagne limousine, accueilli
par des paysans communistes et planqué dans un
trou de maquis au cœur de la forêt de la Berbeyrolle près de Tarnac, que Gatti
connaît, assure-t-il, sa
"seconde naissance". Arrêté
puis interrogé, il découvre alors la parole poétique comme arme (prosaïquement,
les gendarmes notent sur le procès-verbal de son arrestation :
"l'intéressé (...) simule l'idiotie").
"Ô
forêt seul langage inventé par la
terre pour parler au soleil", déclame-il au même endroit, soixante trois
ans après, amorçant sous l'orage la lecture publique de son poème en hommage à
Georges Guingouin, au Limousin et à la longue marche de toutes les résistances.
Et de finir le poème par ces mots : "Les lettres
d'Antonio Gramsci, lues à haute voix aux arbres pendant les heures de garde,
nous remplissaient de la conscience que les cinq noms de Résistance de Georges
Guingouin étaient une barricade, la même que celle de Madrid, le même combat,
le même futur à chaque instant créé."
Laissons conclure le poète, devenu à son tour
"notre mort".
Ainsi, sur une pierre, au trou de la Berbeyrolle , le
Toujours maquisard Don Qui ? a voulu placer ces mots :
"Prolétaires du monde entier, descendez dans vos
propres profondeurs. Cherchez-y la vérité. Inventez là, vous ne la trouverez
nulle part ailleurs". Nestor
Makhno.
"Nous ne sommes rien, soyons tout". Nicole
Gompers.
Armand Gatti et le cercle Gramsci
Gramsci-Guingouin-Gatti,
une conjonction extraordinaire en Limousin
Si le G du logo du Cercle représente naturellement la
première lettre du patronyme d'Antonio Gramsci, il a, au fil de sa
"carrière" plus que trentenaire, indissolublement incorporé celle des
noms Guingouin, puis Gatti.
En
juillet 2005, Armand Gatti
a rencontré pour la première fois le cercle Gramsci en venant tout un week-end à
Ligoure fêter les 20 ans du Cercle, avec Hélène Châtelain[1].
Ce fut un moment mémorable où les salles du château résonnèrent des chants de
la Chorale des résistances sociales et où ses murs nous permirent d'admirer le
film tourné par Hélène à Los Angeles lors de la création dans cette ville de la
pièce "Chant public devant deux chaises électriques"(à partir des
derniers moments de Sacco et Vanzetti). Si cette rencontre, permise par Manée
Teyssandier et nos camarades de Peuple et Culture Corrèze, fut un moment
capital pour la vie du Cercle, elle marquera sans conteste aussi un moment
important dans le parcours d'Armand Gatti et de son œuvre.
L'automne 2005 fut marqué par la mort de Georges
Guingouin, survenue au moment même où Gatti, invité par le Cercle, venait faire
une lecture à Gentioux, organisée sur le plateau de Millevaches notamment grâce
à un des "anciens" du Cercle, Francis Laveix de Royère de Vassivière.
Nous pouvons parler de ce moment en termes de conjoncture extraordinaire, car
il marque à la fois un retour créatif de Gatti sur les lieux de son maquis et
sa rencontre avec une vie nouvelle foisonnant alors sur le Plateau, laquelle fera
beaucoup parler d'elle médiatiquement à partir de 2008 avec l'affaire de
Tarnac.
En effet, aux lendemains de Gentioux, Gatti écrivit un
grand poème en hommage à Guingouin, "Les cinq noms de Résistance de Georges Guingouin",
poème qu'il confia au Cercle. Grâce aux liens antérieurs liés par le poète avec
l'éditeur limousin Jean Louis Escarfail (éditions Le bruit des autres), le Cercle
put coéditer ce poème. Cette édition fut réalisée en vue d'une lecture
mémorable du poème par son auteur devant la ferme de la Berbeyrolle (commune de
Tarnac), ferme de la famille Hélie qui, en 1943, avait recueilli Gatti, devenu
maquisard-poète dans la forêt éponyme.
Après cette lecture, Armand Gatti reviendra très
régulièrement dans sa "Corrèze". Il sera notamment invité par Pierre
Coutaud, maire de Peyrelevade, en vue de fonder un lieu de création
international, université véritable ouverte à tous, porteuse d'une culture
transformatrice issue des exigences nouvelles de ce siècle. Ce projet ne se
réalisera pas en ce lieu et avec Gatti, mais Armand Gatti pourra entreprendre
en 2010 avec l'aide d'Henry Roy, maire de Neuvic d'Ussel, sa dernière grande
"expérience" qui réunit tout l'été un groupe de 30 stagiaires venant
du Limousin, de différents lieux de France et internationaux. Cette pièce,
"Science et Résistance battant des ailes pour donner aux femmes en noir de
Tarnac un envol d'oiseau des hautes altitudes" fut un événement majeur dans
la littérature et le théâtre selon Olivier Neveux, présent à Neuvic. Celui-ci
écrivit à chaud : "les mots peinent à dire et décrire ce dont plusieurs
centaines de personnes furent, cette fin d'été, les témoins. Comme si les
catégories qui permettent l'analyse théâtrale s'avéraient sinon fausses du
moins vaines, comme à côté. Quelque chose fut, en effet, à nul autre
pareil".
Après 2010 et l'expérience de Neuvic, Armand Gatti reviendra
fidèlement en Limousin, n'oubliant pas le Cercle. Le 13 novembre 2010, il fut
l'invité d'honneur d'une soirée mémorable, salle Jean-Pierre Timbaud, sur le
thème "création littéraire et engagement politique". Lors de cette
soirée, son frère en poésie, le toulousain Serge Pey et sa compagne sarde, accomplirent
une performance avec des portraits de Gramsci sur le texte de son poème
Graffiti, puis Serge remit à Gatti un bâton de poète, recouvert d'un texte
qu'il avait spécialement gravé.
En octobre 2012, Armand Gatti vint à Limoges plus
particulièrement pour une soirée du Cercle sur "l'actualité de
Gramsci" animée par Ramiz Keucheyan. Il participa tout simplement au débat,
avec la même attention, le même intérêt et le même bonheur que celles et ceux
venus ce soir là débattre et réfléchir ensemble à propos de la pensée d'Antonio
Gramsci.
[1] accompagnés de
Jean Jacques Hocquard, l'"amiral" de La Parole errante à Montreuil,
d'Olivier Neveux universitaire spécialiste du théâtre d'A Gatti et d'Emmanuel
Deléage, son assistant franco-américain, habitant Los Angeles.
Photo prise pendant l'expérience de Neuvic d'Ussel, en 2010 et lors d'un séjour avec Armand Gatti et Hélène Chatelain, Francis Juchereau et Christophe Soulié, dans le moulin d'Hélène, Berry - 2013. Merci à Christophe Soulié
Photo prise pendant l'expérience de Neuvic d'Ussel, en 2010 et lors d'un séjour avec Armand Gatti et Hélène Chatelain, Francis Juchereau et Christophe Soulié, dans le moulin d'Hélène, Berry - 2013. Merci à Christophe Soulié
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