S'il nous arrive de lutter contre les souvenirs, nous sommes aussi souvent en recherche du souffle qu'ils ont pu nourrir. Pas vraiment les souvenirs en formes d'ailleurs, mais ces moments que l'on voudrait embrasser au présent, toujours. Non pour regarder derrière, ni pour être sur ses gardes, mais pour obstinément espérer trouver l'insondable balance qui ferait de demain un autre jour véritable. Le portrait de Gérard Terronès photographié par Christian Ducasse en 1990 laisse passer la lumière pour dire cet instant où tout s'ouvre, cet instant où le souffle continue, fort de son histoire, de ses sentiers aventureux, de ses désirs. Vendredi matin, 17 mars, l'indésirable flash nous fait perdre l'équilibre, la nouvelle est impossible : Gérard est parti la veille.
Le soir, à Lomme, Jazz en Nord a invité Tony Hymas et Eric Lareine pour une soirée consacrée à Léo Ferré. Avant le concert, Claude Colpaert, qui vient d'apprendre la nouvelle, s'adresse aux spectateurs pour rappeler l'importance de Gérard Terronès, dire comment l'homme au chapeau avait généreusement aidé l'association à ses débuts, à quel point il souhaitait que ce genre d'initiative prenne racine. Le pianiste d'Eric Lareine a dû annuler pour raisons familiales et Tony le remplacera. En une heure de répétition avant le repas, avec Eric Lareine, ils font connaissance, potassent la musique, les mots ; tout le monde s'adapte, construit, ce qui compte c'est le poème, les conseils du vent, la boussole, ne rien perdre du Nord. Le pianiste joue d'abord seul, puis avec le chanteur vient le temps d'une rencontre intense de libertés intérieures, de libertés de mouvements, de libertés de langage, de langages, de libertés libertaires. On y danse. "Muß es sein, es muß sein!" Nous sommes là pour être, suivre la seule partition fondamentale : le souffle.
"La dignité d'un homme seul, ça ne s'aperçoit pas. La dignité de mille hommes, ça prend une allure de combat". René Char (Le soleil des eaux)
Dimanche 19 mars 14h, Paris, place de la Nation, Marche pour la Justice et la Dignité. Cela fait longtemps que les Marx Brothers, fussent-ils oubliés par Lénine (Léo Ferré "Paris Je ne t'aime plus"), ne modèrent ni la forge ni le vent. Ils marchent contre la brutalité policière, contre l'oubli de ses nombreuses victimes, contre l'infernal racisme, contre les fatalités programmées de l'inhabitable ancienne maison et ses rafistolages atomiques. Ils marchent aussi pour l'essentielle justice du verbe "être". La rue fait du bien, elle rend la beauté. On ne se terre plus. On y danse. Là, une banque à la vitrine endommagée avec un graffiti "Plus belle la vitre". Les équivalences poétiques disent tout. En arrivant Place de la République, on passe devant le Dejazet, souvenir de Léo Ferré et de Gérard Terronès qui tous les deux y ont forgé, y ont soufflé, lorsque cette scène était Théâtre Libertaire de Paris. La manifestation anti-répression sera réprimée. Peine perdue et uniforme, cela fait mal certes, mais ne suffira jamais à modifier nos paysages jamais essoufflés.
Plus tard, ce même 19 mars, on file à l'Atelier du Plateau. Catherine Delaunay et ses copains Yann Karaquillo, Sandrine Le Grand, Christophe Morisset, Pierrick Hardy, Guillaume Roy, Guillaume Séguron y jouent Jusqu'au dernier souffle, suite inspirée par les lettres des soldats français au front pendant la guerre de 14-18. Ces lettres l'ont bouleversée, c'est sensible et c'est partagé. Debussy (1910) et Berg (1913) sont en tête de chapitres. S'en suivent les mots, leurs peines, leurs dépits, leurs horreurs, leur amour. Eugène à la veille de son exécution "pour l'exemple" écrit à sa femme Léonie : "Nous avons participé à des offensives à outrance qui ont toutes échoué sur des montagnes de cadavres. Ces incessants combats nous ont laissés exténués et désespérés. (...) Cette guerre nous apparaît à tous comme une infâme et inutile boucherie. Le 16 avril, le général Nivelle a lancé une nouvelle attaque au Chemin des Dames. Ce fut un échec, un désastre ! Partout des morts ! Lorsque jʼavançais les sentiments nʼexistaient plus, la peur, lʼamour, plus rien nʼavait de sens. Il importait juste dʼaller de lʼavant, de courir, de tirer et partout les soldats tombaient en hurlant de douleur. (...) Depuis, on ne supporte plus les sacrifices inutiles, les mensonges de lʼétat major. Tous les combattants désespèrent de lʼexistence, beaucoup ont déserté et personne ne veut plus marcher. Des tracts circulent pour nous inciter à déposer les armes. La semaine dernière, le régiment entier nʼa pas voulu sortir une nouvelle fois de la tranchée, nous avons refusé de continuer à attaquer mais pas de défendre. Alors, nos officiers ont été chargés de nous juger. Jʼai été condamné à passer en conseil de guerre exceptionnel, sans aucun recours possible. La sentence est tombée : je vais être fusillé pour lʼexemple, demain, avec six de mes camarades, pour refus dʼobtempérer. En nous exécutant, nos supérieurs ont pour objectif dʼaider les combattants à retrouver le goût de lʼobéissance, je ne crois pas quʼils y parviendront. (...) Ne doutez jamais toutes les deux de mon honneur et de mon courage car la France nous a trahis et la France va nous sacrifier. Promets-moi aussi ma douce Léonie, lorsque le temps aura lissé ta douleur, de ne pas renoncer à être heureuse, de continuer à sourire à la vie, ma mort sera ainsi moins cruelle". La musique composée par Catherine Delaunay et vécue par l'orchestre corrèle, elle chante avec ses humbles petits chahuts son refus de l'émergence du mal. Sa force agit, resitue le souvenir et ses possibilités d'une multitude d'actions contre l'inadmissible.
Intermède : On se demande bien pourquoi pendant trois jours, les médias veulent nous faire croire que Chuck Berry est l'inventeur du Rock'n'Roll. Ce n'est pas le cas, ce qui ne retire rien de son talent, un moment prodigieux. Mais pourquoi diable tout sacrifier aux raccourcis saccageurs, à l'histoire de vitrine, à la gomme du détail et des relations, à la disparition d'une humanité mouvementée, riche et complexe ? Entre deux passages de l'énergique "Johnny B. Goode", ils poursuivent le forcing pour nous faire avaler la farce électorale. Ce n'est pas très marrant.
Mercredi 22 mars à Nanterre, François Robin, joueur de veuze et flibustier des sons présente, devant un parterre divers, réceptif et heureux, La Circulaire, trio l'unissant à ses amis le chanteur Sylvain Girault et le flûtiste Erwan Hamon. La circulaire appelle la respiration, la nécessité du souffle pour le son continu nécessaire à la cornemuse (la veuze étant cornemuse de la région nantaise), le bourdon en haleine, les motifs répétitifs, les variations incarnées, la mise en rythme des sentiments où s'insère la poésie et l'histoire des gens : une façon à chaque tour de rejoindre un peu plus le monde par présages miroitant. Toutes sortes de voies se dévoilent par l'essentielle attention. Là aussi on peut danser.
Jeudi 23 mars, direction le Père Lachaise pour un dernier salut à Gérard Terronès. Trois jours avant, c'était le peintre Henri Cueco qui rassemblait avant de rejoindre la terre de Corrèze. Dans le métro, ligne 2, ligne injustement décriée car on y fait de belles rencontres, un graffiti : "Mon MC favori ? Bakounine". Comme un avant-propos en arrivant au cimetière du mur des Fédérés, là où les partisans de La Commune de Paris furent fusillés et jetés dans une fosse ouverte au pied du mur par l'armée de Mac Mahon et Adolphe Thiers. Nestor Makhno et Bernard Vitet, auteur de La Guêpe, paru en 1972 chez Futura, y sont aussi. La musique est Flamenco, Gérard Terronès aimait la marque espagnole. Noel McGhie prend le premier la parole émue, évoquant l'accueil chaleureux de Gérard Terronès lors de son arrivée à Paris en 1969, ce qu'avait apporté le Gills Club, la rencontre de nouveaux camarades comme Beb Guérin et Bernard Vitet. D'autres évoquent ensuite Massy, Futura, la rue Clothaire, Marge, Futura Experience, Radio Libertaire, Le Totem, le Festival des Musiques Mutantes, le free jazz, l'unité, Jazz Unité, le swing, les étincelles, le football, la Java, les convictions, l'équilibrisme, l'indépendance, la lumière, la pénombre, l'Amérique à Paris, le partage, la vie du jazz, le jazz de la vie... Mais aussi Gérard très jeune adolescent d'Agadir, dans une préhistoire du jazz racontée par son frère Noël, en jeune rocker fasciné par James Dean et Bill Haley. Rires, applaudissements, chagrin.Tant de vies touchées par celle d'un homme, tant de vies inspirées à l'un ou l'autre moment. Moment fort de retrouvailles aussi. Beaucoup d'amitié fraternelle ce jour.
Théo et Bernard, amis disquaires chez qui Gérard Terronès - qu'ils aimaient comme un oncle - appréciait avoir ses rendez-vous, offrent ensuite un moment de partage et de réconfort nécessaires dans cet endroit au nom si bien choisi, si déterminé : Le Souffle Continu.
Photographies : Christian Ducasse (Gérard Terronès), B. Zon (Hymas-Lareine, Marche pour la justice et la Dignité, La circulaire), Hélène Collon (Catherine Delaunay), PG 2395 (texture Rouge et Noir)
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