Un Centre National de la Musique pour quoi faire ?
Il y aura
toujours quelque chose de honteux, de désespéré, dans le fait d’affubler de
badges privatifs et normalisés, des expressions dont toute la beauté a été trouvée à
l’état sauvage.
Comme nombre de structures de production et de diffusion de
la musique, nous, Allumés du Jazz, fédération d’une soixantaine de labels
indépendants, dénomination qui remplace souvent celle historique - mais
toujours en vigueur - de maisons de disques, avons lu le rapport intitulé
« Rassembler la musique - Pour un Centre National » publié en octobre
2017, issu de la mission confiée à Roch-Olivier Maistre par la nouvellement
nommée Ministre de la Culture, Madame Françoise Nyssen. Nous avions bien eu
vent, avant l’été même, d’un projet de « Maison Commune de la
Musique », ce qui pour nous maisons de disques, rompues à tout ce qui
signifie l’habitat de cette pratique artistique, nous avait évidemment intrigués.
À la réception du rapport, nous avons été interpellés, dès
son titre, par le retour de l’appellation Centre National, nous renvoyant de
suite à ce projet sur lequel nous avions exprimé notre position par un dossier
paru dans le Journal Les Allumés du Jazz
en avril 2012 intitulé « La bombe CNM » (dans lequel les défenseurs
du projet avaient aussi eu la parole) puis par un communiqué intitulé « Il
n’existe pas de filière musicale » publié le 1er juillet 2012.
Abandon de la « maison » donc et retour du « centre ». Le
rapport a beau nous expliquer que le « Centre National de la
musique », en belle arlésienne, a, au sein du Ministère de la Culture, des
origines antérieures à 2011-2012, dès 1976 (un coup à droite), puis 1998 (un
coup à gauche), on reste plus que perplexes sur le choix d’un terme qui avait forgé
une telle division lors de sa tentative de création.
Plus perplexes encore lorsque nous regardons page 33, la
« liste des personnalités auditionnées ». Demandant pourquoi nous
n’avions pas été consultés, il nous a été répondu que nous aurions dû en faire
la demande, ce que firent d’autres « petites » fédérations
auditionnées, les habituels tenants décisifs n’ayant pas eu à se donner cette
peine. Les musiciens et musiciennes y sont aussi à peine représentés. Curieuse
façon d’estimer l’intégralité du champ musical qu’un Centre National de la
Musique souhaiterait incarner.
On apprécie tout de même,
par rapport au projet précédent, que cette fois, toute la vie de la musique ne
soit pas déléguée à ce nouveau CNM, comme on a plaisir à lire la plume du
rapporteur égratignant (page 20) une de ces expressions institutionnelles, en
vogue mais dépourvues de signification : « En témoigne l’expression ambigüe de «
musiques actuelles », qui n’a guère de réalité esthétique. »
Mais
puisque nous en sommes aux mots, comment ne pas remarquer que celui de
« disque » et son corollaire « disquaire » ne figurent à
aucun moment dans le rapport. Certes, il ne nous a pas échappé que d’intenses et souvent
brutales mutations technologiques ont ces deux dernières décennies bouleversé
nos équilibres déjà bien fragiles, mais comment faire fi d’un objet qui incarne
par sa seule appellation un changement historique dans la conception même de la
musique, plus qu’une révolution technologique, un chamboulement créatif total.
Souvenons-nous des
prophéties de la première décennie d’internet qui nous donnaient le
téléchargement payant comme solution miracle de remplacement du Compact Disc,
lequel avait remplacé (avec la même précipitation industrielle) le disque
vinyle connaissant aujourd’hui un retour en grâce.
L’accès à la musique
enregistrée est devenu le plus souvent gratuit ou presque dans une société ou
rien ne l’est. Pour preuve les prix faramineux des concerts (noté en p.12 du
rapport) désormais pratiqués par les sociétés représentant les vedettes tant du
show business que du jazz, de la chanson, du rap ou de la musique classique qui
laissent l’amateur financièrement exsangue après de tels sacrifices. Pratiques
qui condamnent la frange la moins assurée de popularité, la moins soutenue par
les médias et l’industrie à se retrouver jouer « au chapeau ».
On
pourra bien nous dire (p.11) que « le streaming connaît
un développement soutenu », pour nous faire avaler les
couleuvres numériques, bestiaire à la mode, alors que le producteur ou
l’éditeur indépendant, le musicien non starifié, perçoivent 3 centimes à se
partager pour 40 écoutes sur Spotify (relevé Sacem). Si le streaming (dont il conviendrait de modifier les clés de répartition) est l’élément de
référence de la musique, alors passons au streaming
l’intégralité de l’économie de notre société.
Il
faut bien reconnaître que l’industrie musicale a très mal défendu ce qu’elle
représentait, allant jusqu’à le brader (la cession de gigantesques catalogues
aux sociétés de streaming par
exemple) et ce bien avant l’invention d’internet. La menace de la disparition
du livre fut brandie, il est encore là, les libraires sont encore là. Les
disquaires eux, lorsqu’ils n’ont pas disparu, souffrent. C’est pourquoi, nous
productrices et producteurs indépendants, bien que composant au mieux avec les
données nouvelles, ne nous reconnaissons aucune parenté avec cette industrie
musicale si souvent méprisante envers son sujet même.
Ce retour du CNM dans un rapport
aux propos non dénués d’ambigüité recycle l'idéologie et le discours de
l'industrie musicale sous une apparente neutralité objective. Il a tout pour
inquiéter les labels, les maisons de disques, que nous sommes. Il prend ses
sources dans le projet controversé du
CNM abandonné en 2012 et le Protocole d’accord pour un
développement équitable de la musique en ligne (2015) plus connu sous le nom de rapport Schwartz, protocole qui a exclu
notamment les artistes interprètes de toute rémunérations de leurs œuvres
diffusées sur internet. On y devine aussi l'absorption/destruction de
structures - autonomes - qui portent un pluralisme et accompagnent les projets
de création artistique les plus exigeants (MFA, FCM, CDMC, MNL, IRMA, FAIR…). La
conclusion fait mystère sur les évolutions futures envisageables. On s’inquiète alors de voir le seul CNV, à qui serait confiée la
charge d’une nouvelle mission élargie, étranger pour l’heure aux questions
relatives à la musique enregistrée, généraliser les aides
automatiques - ne bénéficiant qu'aux grosses structures - au détriment des
"petits " porteurs de projets qui placent la création artistique
au cœur de leur démarche (les compagnies et les labels indépendants, en
particulier ceux du jazz et des musiques improvisées).
Il est bien entendu que la musique est aujourd’hui
diffusée par une grande diversité de supports et de pratiques, la tâche est
donc de les respecter tous et encourager particulièrement les plus estimables,
les plus signifiants sur un autre plan que celui de l’économie pure. Non par
une centralisation qui jamais ne saura être à l’écoute d’un ensemble complexe,
mais par l’aide à une multiplicité convenant davantage à l’incroyable variété
des expressions musicales.
Les Allumés du Jazz, le 12 février
2018
Les Allumés du Jazz est une
association regroupant 64 productions indépendantes www.lesallumesdujazz.com
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