Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

16.12.19

ANNA KARINA ET JEAN WIÉNER


L'Alliance, deuxième long métrage de Christian de Chalonge ne sera sans doute pas le grand film immortalisant (quel drôle de mot !) la retentissante présence d'Anna Karina, elle qui - est-il utile de le rappeler ? - fut l'actrice étourdissante des films de Jean-Luc Godard qui percèrent l'épaisse pellicule du cinéma français : Le Petit Soldat, Une femme est une femme, Vivre sa vie, Bande à part, Pierrot le Fou, Alphaville, Made in USA, mais aussi de la si particulière Religieuse de Jacques Rivette ou encore de quelques bourrasques d'autres cinéastes très autonomes tels Tony Richardson, André Delvaux, Rainer Werner Fassbinder... Mais dans cet appréciable film plein de bestioles affolées par les mutations du monde, film qui coule fort bien dans sa rivière immanquablement 1971, doté d'une singulière musique de Gilbert Amy comme on n'en ose plus (guère) au cinéma, on assiste à la rencontre de celle qui vécut les vies de Marianne Renoir, Natacha Von Braun, Paula Nelson, Veronica Dreyer, Nana Kleinfrankenheim ou Suzanne Simonin avec Jean Wiéner, ici dans le rôle d'un scientifique annonciateur d'un dérèglement généralisé qui ne relève, de nos jours, plus du tout de la science-fiction : « Un léger perfectionnement dans les armes d'une espèce et le fameux équilibre est rompu, bonsoir tout le monde, l'homme disparaîtrait ».

Jean Wiéner fut un infatigable porteur de musique du XXe siècle dans un élan actif de plus de 75 ans, ouvrant toutes les portes qui lui étaient possibles. On le vit pianiste remarquable, compositeur inspiré, critique déterminé, organisateur bouillonnant. Défenseur de la musique contemporaine de son jeune temps (Arnold Schönberg, Erik Satie, Igor Stravinsky et ses amis du Groupe des Six) autant que de l'idée d'une musique populaire de haut vol (Concerto pour accordéon), compositeur facétieux à l'occasion (Brandebourgeoisement), accompagnateur décidé de chanteurs de nouvelles vogues (Charles Trenet, Maurice Chevalier, André Claveau, Mireille, Edith Piaf,  Cora Vaucaire, Germaine Montero, Michèle Arnaud), Jean Wiéner, pensant que le « gros apport du siècle, c'est la musique negro-américaine », mit sa pensée en pratique (Concerto franco-américain). Il  inventa les Concerts Salade ainsi définis : « On peut faire passer des choses difficiles et insolites en les proposant tout de suite après des œuvres admises à l’avance ».  On y jouait du ragtime, du Mozart, du Cole Porter, du Webern, des chansons autant que les œuvres nouvelles de Georges Auric, Louis Durey, Arthur Honegger, Darius Milhaud, Francis Poulenc et Germaine Taillefer (le Groupe des Six). Avec Jean Cocteau et Blaise Cendrars, ce fut le Bœuf sur le Toit chahutant plus encore l'académisme où l'on put entendre de grandes nouveautés comme le Pierrot Lunaire de Schönberg ou le Billy Arnold’s Novelty Jazz band en 1920 (soit une des premières représentations du jazz en France) ; voisinage qui deviendra pendant 15 ans le fondement du duo de pianos Wiéner et Doucet (avec Clément Doucet). Yvonne George y fricotait allègrement avec Beethoven. En 1936, sous l'effet déclencheur du Front populaire, Wiéner devint communiste et entendit que sa musique s'en ressente, ce qu'il avait anticipé musicalement après la Première Guerre mondiale, époque « épouvantable socialement et sublime intellectuellement ».

Jean Wiéner, c'est aussi un fabuleux générateur de musiques pour un fort pan d'histoire du cinéma : Jean Renoir, Jean Epstein, Léo Janon, Paul Grimault, Pierre Chenal, Marcel L'Herbier, Julien Duvivier, Jacques Becker, Edmond T. Gréville, Georges Franju, Robert Bresson. Il ira jusqu'à croiser, au fond assez logiquement, la Nouvelle Vague avec Jacques Rivette (Duelle).

Pourquoi évoquer Wiéner lorsqu'Anna Karina tire tristement sa révérence (le 14 décembre) ? Simplement parce que dans cette photographie extraite de L'Alliance, Anna Karina observe le regard d'un homme d'un autre temps, un autre temps appartenant brusquement au même temps, celui où Le Pierrot Lunaire rencontre Pierrot le Fou. Wiéner scrute loin, il pense peut-être plus au futur qu'à son glorieux passé. Les deux regards de deux figures de moments saillants d'un siècle se lient sans exagération, indissociables des fragments émergés de la possibilité de renversements. Deux regards, deux chants même, qui participent d'une gigantesque résonance conjointe, celle de la confirmation affirmée des sentiments en mouvement.

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