Enfants d'Espagne

Enfants d'Espagne

10.4.20

TELÉPRIX QUI CROYAIT PRENDRE
Réponses aux questions posées
par les Allumés du Jazz

Les Allumés du Jazz ont demandé à leurs membres, maisons de disques et labels discographiques, de répondre à quelques questions sur la façon dont ils vivent l'actuel confinement, ce qu'ils prévoient aussi. Voici notre réponse. L'intégralité des réponses, croissante chaque jour, se trouve sur le site des Allumés du Jazz.

Il y a bien sûr l’effet de sidération, le choc immédiat si fort, presqu’irréel, que cela fait passer au deuxième plan ce qui pourrait être une catastrophe pour une maison de disques aussi fragile que la nôtre. Les difficultés s'accumulent déjà. Les difficultés économiques trop habituelles - usantes - d'une chaîne très longue vont être décuplées pour les sociétés sans possibilité de trésorerie conséquente (euphémisme) et vivant sans subventions, ce qui est notre cas.

Le coronavirus n’est pas responsable de la crise (est-ce le bon mot ?) qui sévit depuis belle lurette dans le milieu sérieusement décentré de la musique.

Ceci posé il est vrai qu’après deux années sans possibilité de nouveautés, nos sorties des 27 mars et 24 avril représentaient beaucoup pour nous (trop peut-être). On les sentait un peu propice à penser différemment nos espaces trop fermés, panser nos plaies trop ouvertes. C’était sans doute incomplet.

Il faut donc une nouvelle fois reporter, mais cette fois au diapason de tout le monde. D’une certaine façon, ça crée par force une sorte de côté collectif pour un milieu qui l’est très peu. C’est tout à fait extraordinaire.

Pour l'heure et de façon trop isolée, nous réfléchissons comment, sans moyens un soupçon importants, tenter de transformer quelque chose lors de cet arrêt brutal et inattendu, quelque chose qui était devenu de plus un plus inaudible dans la submersion générale mettant à bas l’expression musicale en la diluant constamment pour qu’elle perde ces contours. C’est ce qui est à l’œuvre sur les plateformes de streaming. Une des armes les plus puissantes du nouveau capitalisme au forfait illimité est la destruction du langage. On ne parle plus, on ne s’exprime plus, on « communique » et connexion et communication deviennent le même mot. La musique en tant que langage est sur la sellette. La musique de corps et d’esprit est remplacée par une gigantesque play list.

Le coronavirus est allé encore plus vite que la 5G.

Or le premier réflexe qu’on a vu se mettre en branle, c’est le recours à Internet comme solution multilatérale. Les propositions sont innombrables : « j’ai un micro, donc je m’enregistre, une petite caméra (un téléphone) donc je me filme et je diffuse, peu importe d’avoir quelque chose à dire, je participe à la grande play list mondiale ». On est passé de la sono mondiale à la branlette mondiale. Le langage posant les armes devant les moyens high tec de communication, l’outil n’est plus de service mais dicte le comportement : « j’ai une mitraillette donc je tue ». Il n’y aurait plus de musiciens, de penseurs, de poètes mais seulement des animateurs de ce grand club planétaire qui tue l’ennui lorsqu’on n’est pas au travail. « Tu as été désigné par Duchmol pour mettre une photo de toi quand tu étais jeune », « Tu as été choisi pour montrer une photo de l’endroit où tu travailles » etc. et la liste est longue de ces défis à l’intelligence. « Intelligence » entendue ici au sens d’espionnage, de renseignement policier.  

On a même des concerts en ligne au chapeau. Des téléconcerts au téléchapeau. Et l’on voit s’afficher déjà comme un phénomène normal le carton de présentation qui fait frémir : Concert sans public [1]. De là à en prendre l’habitude, l’instituer, il n’y a qu’un pas. On réservera plus encore, plus tard, les scènes à la grande consommation ponctuelle ou à l’élite, c’est selon. Les télétravailleurs de la télémusique feront le téléreste. Et l’on entend déjà, on voit déjà, sur les chaînes d’information, les chaînes de radio effectuer leur sélection des meilleurs moments de la musique confinée. Là où on voit telle star que l’on espérait s’être endormie pour longtemps grignoter avidement la bande passante, telle autre en train de soigner sa popularité en montrant son beau chez-soi, là tel musicien proposant pour la cinquième fois un rendez-vous en ligne sur Youtube, dépité que personne n’ait répondu à l’appel les quatre fois précédentes.

Y a-t-il tant d’urgence à ce neuf à tout prix (à pas de prix), ne savons nous plus être patient, réécouter, découvrir ce que nous avions mis de côté, avoir des oreilles neuves pour des œuvres chéries ou d’autres que l’on avait négligées par manque de temps ou même de tempo ?

Bien sûr à sa dimension aidante, simplement aidante, l’Internet a sa valeur, ses possibilités de découvertes, d’articles neufs et d’archives valables, mais nous n’en sommes plus à ce détail près au moment où l’on bascule dans la folie de la grande surveillance.

À notre infime niveau, nous avons choisi de ne rien faire immédiatement. Notre défiance vis-à-vis du streaming pour des raisons humaines, écologiques, politiques, économiques se trouve soudain incroyablement renforcée par cet ahurissant spectacle. Notre distributeur nous a gentiment proposé une sortie digitale séparée de nos deux petits albums (que nous aimons beaucoup et qui ont réuni des gens magnifiques). Nous l’avons refusée. Notre sentiment est qu’à la fin de ce qui ressemble à un de ces scénarios de science fiction dont on a oublié l’auteur, il nous faudra plutôt regagner un autre chemin, un chemin très simple des relations humaines, de l’intelligence non artificielle, nous reprendrons alors la simple réalisation de nos albums en essayant de les partager au mieux dans un ensemble que nous aimons qui est celui des relations. Notre but n’est pas d’avoir des centaines de millions de vues, de clicks pour être précis, sur un clip mis en ligne sur Youtube, mais de vivre un partage dans un espace vécu. L’album dit « physique » (et on pourrait se laisser aller à ce que cette appellation signifie) pour l’heure semble en être la meilleure incarnation, un objet artisanal réalisé avec amour, un objet qui choisi d’être une île plutôt qu’un canot de sauvetage. Nous sommes des êtres physiques. Les disquaires véritables comme les libraires véritables ne sont pas de simples vendeurs ou vendeuses, mais des relations indispensables, nous les aimons, comme ils aiment les musiciens ou musiciennes et ce qu’ils et elles ont à dire. L’histoire de la musique, de la littérature, passe par eux. Pour demain aussi.

Nous n’avons pas le pied marin digital assez sûr pour nous hasarder dans l’océan enchaîné de la bande passante qui pourrait nous faire trépasser. Il est de toutes les façons quasi impossible pour des productions de notre type d'émerger et pouvoir s’y faire entendre (les relevés de ventes ont les zéros devant la virgule), et ce sera pire encore. Alors nous préférons les îles à d’hypothétiques canots de sauvetage. Nous avons la conviction que la crise actuelle rebattra les cartes de quelque chose devenu totalement illisible et incompréhensible. On peut bien sûr tabler sur le fait que l'ensemble de la production musicale se retrouve aux mains des Gafam, il y a une logique à le penser d'autant que la tentation est déjà grande. On peut aussi penser qu'il y a lieu de redéfinir notre propre champ, d'en reprendre le contrôle, de tourner le dos aux offres des exploiteurs criminels, les combattre, de savoir à qui on s'adresse en cessant cette vertigineuse fuite en avant où le sol se dérobe. C'est cette deuxième option que nous voulons travailler avec le plus grand nombre de gens possible en abandonnant autant que faire se peut  l'ersatz et le faux semblant mis en lumière par cette crise sans précédent.

Photographie B. Zon


[1] Merci Dominique

5 commentaires:

judithabitbol a dit…

merci
courage, pensées solidaires.

jjbirge a dit…

Bien "résumé".
Je plussoie ;-)

FM a dit…

Comme d'habitude, Jean Rochard, tu fais le tour de la question. Gaffe au premier jour d'après. Plus rien ne sera comme avant. Ce sera pire. Ils s'y préparent, patrons, pitrons, Macrons. Et leurs esclaves confinés chez Belle-Maman, en villas, en résidences très secondaires, en jardins, enchantés ? Ils frétillent déjà. Francis Marmande

Unknown a dit…

un bien fou de te lire Merci Jean Anne Alvaro

Anonyme a dit…

Merci Jean. Je fais circuler. Des bises. michèle, fée tisseuse.